
On s'y montre comme sur un réseau social, on y crée des clans affinitaires, on y confie ses états d'âme... Les messageries professionnelles sont un miroir du monde de l'entreprise qu'on ne peut plus éviter.
« Tous les jours, toutes les heures », répond Clara, quand on la questionne sur son utilisation de Slack. « Pour ne pas l’utiliser, il faut vraiment le vouloir », poursuit-elle. Pour cette cheffe de projet d’une société de conseil parisienne, la messagerie d’entreprise ressemble à « une grande piscine » remplie de collègues « avec qui on peut interagir tout le temps ». « Les récap’ passent par Slack. Les échanges informels, aussi. Dès qu’il y a un nouveau projet, on crée un canal dédié, énumère-t-elle. Ça serait très étrange d’écrire un e-mail au sujet d’un projet, par exemple. Il faut le dire sur Slack. »
En quelques années, cette plateforme s’est imposée comme le bureau virtuel de millions de salariés au sein de startups comme de grands groupes. La messagerie rachetée par Salesforce fin 2020 a été dépassée par Microsoft Teams en nombre d’utilisateurs, mais elle garde son aura d’un logiciel d’entreprise qui réussit à être presque cool. Slack est le symbole du travail de bureau d’aujourd’hui : mi chez soi, mi sur place, prétendument asynchrone (chacun bosse à des heures différentes), brouillant les frontières entre vie perso et vie pro. Son principe est élémentaire. Sur Slack, on envoie des messages à ses collègues, en organisant les conversations en « chaîne », des sous-groupes thématiques qui peuvent être privés ou ouverts à tous.
Slack et ses équivalents ont quasiment éradiqué les e-mails internes dans certaines entreprises. Mais ces messageries ont étendu leurs usages en devenant à la fois le bureau, les couloirs et la machine à café de l’entreprise. Ne pas y être, c’est rater quelque chose. Sylvie*, 54 ans, documentaliste dans le secteur de la culture, peut en témoigner. « Tout le monde y est sauf les techniciens, qui sont plus réticents, car ils ne travaillent pas derrière leur ordinateur. C’est un problème, car ils ratent des informations qui ne passent plus du tout par e-mails. »
« Quelqu’un a des nouvelles ? »
Slack a instauré une culture de la présence différente. Comme Clara, les utilisateurs ont tendance à aller sur ces tchats professionnels plusieurs fois par jour et à y rester plus longtemps que prévu. Plutôt que d’arriver à l’heure au bureau, on se signale par un petit rond vert, qui apparaît à côté de son nom lorsqu’on est en ligne. « C’est assez illogique, car Slack est censé être l’outil du travail flexible, mais en même temps il impose d’être constamment présent derrière son poste pour répondre aux messages, rapporte Louison*, salariée dans une grande startup de 300 salariés. Faire des choses persos sur son temps de travail est plus ou moins admis, mais personne n’assume vraiment. »
Dans la société où elle travaille, il arrive que des managers publient des messages de type : « Laura ne s’est pas connectée ce matin, quelqu’un a des nouvelles ? », révèle-t-elle. Cela concerne surtout des stagiaires et des alternants. Pour contrer cette tendance au flicage, ces derniers se sont d’ailleurs organisés, sur Slack toujours. Ils ont créé un canal pour s’échanger des conseils afin d’apparaître constamment connectés. Louison, elle, ne s’est jamais fait épingler. « Si j’ai besoin de faire une course dans l’après-midi pendant mes heures de travail, je lance une playlist YouTube, ce qui force l’appli à rester active sur mon téléphone. »
« Les réseaux d’entreprise sont censés pouvoir nous faire travailler en asynchrone, car il est possible de se marquer indisponible pour avoir des plages de travail individuel, explique Rose Ollivier, directrice de l’observatoire du Boson Project. Mais ce que décrivent les chercheurs en sciences sociales, c’est que c’est presque l’inverse qui se produit. Les messageries contribuent à accélérer une surcharge cognitive, en créant une continuité infinie de l’information. Personnellement, je me perds souvent dans des échanges qui ne me concernent qu’à 5 % et me détournent du travail que je devais produire. Ce flot d’infos nous rapporte tout le temps aux autres, à l’instant, alors qu’il faudrait s’en défaire pour produire du travail de fond. »
Les salariés les plus aguerris s'astreignent à des règles pour éviter d’y passer trop de temps. « C’est un peu comme pour Instagram : au bout de quelques minutes, on essaie de se limiter pour ne pas s’abrutir », compare Rose Ollivier. Cette dernière s’oblige à ne pas rester plus de cinq minutes sur les canaux de conversation Slack, et elle a désactivé les notifications. Pour Oana Ladret Piciorus, présidente d’une société spécialiste de la blockchain, il ne faut pas considérer Slack comme un moyen de contacter les gens en urgence. « Slack est entre l’e-mail, pour lequel un délai de quelques jours est toléré, et le SMS, pour les demandes immédiates. Personnellement, je vérifie Slack toutes les deux à trois heures. »
Le temple des émojis fusée
Si la plateforme est aussi « attrayante », c’est qu’elle reproduit les codes des réseaux sociaux classiques. Sur Slack, il est possible de réagir aux messages des autres avec des émojis (que l’on peut animer et personnaliser). Chez Nomadic Labs, l’entreprise d’Oana, il est par exemple de bon ton de partager des émojis de « party parrots » (des perroquets gigotant affublés de divers accessoires). Certains membres de l’entreprise ont même le droit à un émoji animé à leur effigie. « Au fil du temps, cela crée une sorte de librairie de l’humour de l’entreprise », pointe-t-elle. Il y a aussi les chaînes informelles où l’on parle d’autres choses que du boulot. Elles disent, elles aussi, quelque chose des gens de l’entreprise. Dans l’organisation de Sylvie, la principale chaîne non pro est dédiée au jardinage. Dans l’entreprise de Paco, la vingtaine et développeur, on est plutôt portés sur la peinture de figurines.
« On a envie d’exister sur Slack, estime Clara. On a envie d’être la personne qui poste des choses intéressantes, c’est un réseau très engageant. Il y a un côté “cool kids” instauré par l’outil », explique-t-elle.
Pour la cheffe de projet, la messagerie a aussi imposé un ton « où le formel et le spontané se mélangent » et une nouvelle forme de posture professionnelle tout droit venue de la Silicon Valley. « Il est très conseillé de simuler des émotions pour encourager les équipes. Si on annonce avoir obtenu quelque chose de positif pour le projet, on met un émoji fusée ou flamme – ce n’est pas décalé, c’est corporate. C’est toujours la même émotion qui doit être montrée : l’élan, l’enthousiasme… L’idée, c’est de montrer que tout avance. » Cela change le rapport d’une entreprise à ses salariés, note la cadre. « La question, c’est, est-ce qu’on peut mettre toute sa personnalité dans une entreprise ? »
« Jpp-chouine »
Louison, elle, a trouvé un refuge dans Slack, une oasis au sein d’une entreprise tendue. Avec le télétravail trois jours par semaine, la plateforme est devenue cruciale pour retrouver du « lien social », dit-elle. Le canal sur lequel elle passe le plus de temps s’appelle « jpp-chouine » (jpp étant la contraction de « j’en peux plus »). Elle le partage avec les quatre collègues dont elle est le plus proche. « Mes potes du boulot », dit-elle. « Sur Slack, on ne se voit pas, mais on se dit parfois des choses plus intimes qu’en vrai. Ça nous a soudés. C’est un exutoire pour se plaindre des trucs pros et persos », raconte la trentenaire. « L’idée n’est pas non plus de “bitcher” sur tout le monde, mais évidemment, quand il y a une annonce dérangeante, au lieu de chuchoter au bureau, on en parle sur Slack. » Les discussions ont lieu entre collègues du même rang. Les managers, eux, n’ont pas accès à ces doléances. Par précaution, certains sujets sont tout de même évités. « Nous ne sommes pas vraiment surveillés, dans le sens où nos chefs ne vont sans doute pas éplucher nos conversations. Mais le fait que cela soit une messagerie donne lieu à des conversations très intimes. Et comme cela reste l’univers professionnel, il faut se mettre des limites. »
Quand la direction de l’entreprise a annoncé une grande réunion dont l’intitulé ne présageait rien de bon, Slack a servi à faire circuler les informations, et les rumeurs. « On s’est mis en mode Sherlock Holmes. On faisait des pronostics sur combien de personnes allaient être virées, et qui. C’est assez horrible…, mais en même temps, lors de ce genre d’évènement, il vaut mieux en rire. »
Paco a eu un peu la même expérience dans une startup qu’il a depuis quittée. « La messagerie a été créée à l’initiative d’anciens délégués du personnel. Il y avait beaucoup de mécontentement dans cette entreprise, des burn-out à répétition, et quelques tentatives de suicide… On se disait que de rester six mois dans cette boîte, c’était être un vétéran. » Slack devient alors une cellule de crise, où l’on se donne des conseils pour poser sa démission, où l’on évacue le stress à coups d’humour caustique. La direction est persona non grata. À chaque fois que l’un de ses membres essayait d’intégrer le Slack, il se voyait mettre à la porte par un salarié administrateur de la messagerie, rapporte le jeune homme.
Guerre de clans
« Ces messageries favorisent des clans affinitaires, observe Rose Ollivier. Comme sur les réseaux sociaux, on va vers ce qui est plus confortable pour nous. » L’analyste se souvient d’un client dans le secteur de l’assurance, dont les managers se sentaient complètement dépassés. « Ils n’arrivaient plus à former un collectif d’équipe, parce qu’il y avait de multiples minigroupes. Plus personne ne faisait l’effort de parler en dehors de son cercle, créant une ambiance de guerre de clans. »
Slack est un lieu où l’on peut facilement contourner les managers et où certains salariés peuvent avoir plus d’influence que leurs supérieurs. « Comme les discussions se déroulent au sein des clans, les cadres n’ont pas forcément accès aux critiques, et ils n’ont jamais moyen de faire descendre la pression dans la marmite, constate Rose Ollivier. Il y a toujours eu des ragots, des bruits de couloir, dans une entreprise… Mais ça, les managers peuvent le voir. Sur les messageries, c’est tellement hermétique qu’ils n’y ont pas accès. »
Parfois, ce pouvoir de communication laissé aux salariés effraie les hautes sphères hiérarchiques. En 2021, Apple a décidé d’interdire les discussions sur l’égalité des salaires qui avaient lieu sur Slack. La direction l’a justifié en disant que cela détournait les employés de leur travail. Mais les conversations sur les animaux de compagnie et les jeux vidéo, tout aussi distrayantes, n’ont, elles, pas connu le même sort.
Pour Paco, l’ambiance d’une messagerie n’est que le reflet du climat social de l’entreprise. Dans sa société actuelle, il assure que l’ambiance est paisible et que les différents niveaux hiérarchiques discutent ensemble. Slack devient donc un miroir, que l’on ne peut plus ignorer. Et un espace de communication où un n-1 peut avoir le même mégaphone que son supérieur, rendant sans doute les entreprises plus difficiles à gérer. Mais cette remise en question est-elle vraiment une mauvaise chose ?
Info +
Slack en chiffres
280 000 clients dans plus de 150 pays, dont IBM, Veepee, Blablacar…
1,6 milliard de dollars de chiffre d'affaires en 2022
On reste environ 90,3 minutes en activité par jour sur Slack.
4,7 millions de messages y sont envoyés chaque semaine dans le monde.
À LIRE
Calvin Kasulke, Several People Are Typing, Penguin Random House, 2021 (en anglais).
Un roman qui imagine un salarié coincé à l’intérieur de Slack. Tout le récit est écrit sous forme de messages instantanés.
4,7 millions de messages hebdomadaires ? Vous êtes sûrs ? Ça fait une vingtaine par semaine et par entreprise cliente, ça me semble bien peu, non ?