Un homme l'air lobotomisé regarde son téléphone qui explose

E/acc : la nouvelle tribu infernale de la tech, qui veut tout accélérer

© image générée par IA avec DALL-E

Leur maître à penser : un certain Beff Jezos sur Twitter. Leur slogan : accélérer le développement de l’intelligence artificielle et du capitalisme pour un monde meilleur. Leurs ennemis : les « doomers », qui les fatiguent. 

Dans la nuit de vendredi à samedi, l’Union Européenne a trouvé un consensus autour de l’IA Act, annoncé comme la première grande loi occidentale régulant l’intelligence artificielle. Un mois plus tôt, de l’autre côté de l’Atlantique, un petit groupe de personnes aux idéaux bien différents des défenseurs de l’IA Act festoyait dans un club de San Francisco. Lors d’une soirée baptisée Keep AI Open (gardez l’IA libre), des ingénieurs, investisseurs et entrepreneurs dansaient sur la musique de Grimes et sous les néons. Avec, au-dessus d’eux, une bannière affichant le mot d’ordre : « accélérez ou mourez ». Cette soirée est présentée dans le New York Times comme le coming out des « effective accelerationists » (dits e/acc), un mouvement idéologique semi-ironique semi-dystopique qui monte depuis un an dans la Silicon Valley. Le moto des e/acc : faire progresser vite la technologie sans se préoccuper des risques, et sans réglementation bien sûr.

Un backlash du backlash contre la tech

Dans leurs rangs, on trouve beaucoup de jeunes hommes, entrepreneurs et ingénieurs spécialistes de l’intelligence artificielle, mais aussi des personnalités influentes notamment Gary Tan, directeur du Y Combinator, l’un des plus prestigieux incubateurs américains, l’investisseur Andreessen Horowitz, connu pour avoir participé au lancement de Facebook, Twitter et d’autres, et qui vient par ailleurs de financer la startup française Mistral AI qui se rêve en concurrent d’OpenAI. Il y a quelques mois l’investisseur publiait sur son site un manifeste du techno optimisme aux relents réactionnaires. Une sorte de lettre d’allégeance au progrès technologique, directement inspirée de l'idéologie accélérationniste. Comme le résume bien Bloomberg, « après des années de backlash contre les grandes entreprises technologiques — suite aux problèmes de désinformation, d'antitrust et de confidentialité des données — l’e/acc est devenu un cri de ralliement prônant le backlash contre ce backlash. »

Les membres de ce mouvement sont très actifs sur X (ex-Twitter), ils y affichent la mention e/acc à côté de leur pseudo. Ils communiquent par mèmes et phrases cinglantes à l’encontre des decels (décélérationnistes), doomers ou safetypilled, ceux qui préconisent plutôt la mise en place de garde-fous pour contrôler l’intelligence artificielle, et seraient donc de facto des obstacles au progrès. 

Mais qui es-tu Beff Jezos ?

L’une des figures les plus volubiles sur les réseaux de ce mouvement se fait appeler Based Beff Jezos. Son avatar : un Jeff Bezos surpuissant et bodybuildé dans un décor cosmique. Il officie majoritairement sur X où il est suivi par près de 70 000 followers, et se définit comme le fondateur du mouvement e/acc. Sur son Substack, Beff liste certains grands principes de son mouvement. Dans ce texte, assez incompréhensible à la lecture, on trouve ce genre de propos abscons : « une partie des e/acc (par exemple Beff) se considère comme des post-humanistes ; afin de se propager jusqu'aux étoiles, la lumière de la conscience/intelligence devra être transduite vers des substrats non biologiques.» Ok, Beff. Ou encore : ​​ « L'e/acc vise à suivre la “volonté de l'univers” : s'aligner sur les principes thermodynamiques en faveur de futures civilisations plus grandes et plus intelligentes, plus efficaces pour trouver et extraire l'énergie libre de l'univers et la convertir en utilité à des échelles de plus en plus vastes.» Pour résumer plus simplement son propos : le développement des technologies et du capitalisme est comparable aux principes thermodynamiques qui régissent la vie sur terre, nous dit-il. Ces principes physiques permettent de s’adapter. Les e/acc estiment donc qu’il serait contre-productif de ralentir cette adaptation et qu’il faudrait au contraire l’accélérer en permettant aux expérimentations technologiques de se dérouler le plus vite possible, sans frein réglementaire. 

« Je suis juste un gentil Canadien »

Forbes a récemment enquêté sur ce fameux Beff dont l’influence est grandissante. Dans son manifeste, Marc Andreessen le définit comme l’un des « saints patrons » des technologies. Derrière ce compte anonyme, on trouverait Guillaume Verdon, le cofondateur de la startup Extropic, explique Forbes. L’intéressé l’a confirmé au média. C’est d’ailleurs son entreprise qui a financé la soirée évoquée plus haut pendant laquelle étaient distribués des t-shirts et casquettes estampillés accelerationist ou accelerate or die. L’entrepreneur explique à Forbes que les e/acc sont « juste des gens optimistes qui veulent construire un avenir meilleur, assez loin de son jargon métaphysique habituel. Quant à son alter ego Jezos, il n’aurait pas grand-chose à voir avec sa personnalité IRL. « Sa personnalité bombastique et mémesque, c'est ce qui est amplifié par les algorithmes », explique-t-il, mais dans la vie réelle, « je suis juste un gentil Canadien. »

Guillaume Verdon a réussi à rendre ces idéaux viraux sur les réseaux sociaux, mais il s’inspire en réalité de courants de pensée déjà existants. De manière générale, le mouvement e/acc est proche du libertarianisme – qui promeut un certain mépris pour l’État et une croyance en un capitalisme qui s’autogère. Par ailleurs, le terme accélérationnisme n’est pas neuf. Il apparaît dès 1967 dans le roman de science-fiction Lord of Light de Roger Zelazny. Il est ensuite repris dans les années 1990 par le philosophe Nick Land, un professeur de l’université britannique de Warwick qui a réimaginé l'accélérationnisme sous le terme de « dark enlightenment » que l’on pourrait traduire par « les lumières sombres ». Cette école de pensée estime que la plupart des problèmes humains seront réglés par la technologie et qu’il faut donc accélérer au maximum cet avènement. Au fil des années, Nick Land s’est rapproché de l’alt-right américaine, prônant des idées antidémocratiques. Guillaume Verdon précise toutefois à Forbes n’avoir pris connaissance des travaux de Land que récemment, après avoir fondé son mouvement.

Le terme effective quant à lui, est un clin d’œil aux effective altruists (altruistes efficaces), une autre idéologie très prégnante dans l’industrie de la tech. Cette catégorie de philanthropes pense que chaque bonne action doit avoir un impact maximum. Historiquement, ils finançaient des causes assez classiques. Mais récemment, le mouvement s’est tourné vers la mitigation des « risques d’extinction » de l’humanité. À savoir : une guerre biochimique, des pandémies meurtrières, et surtout l'avènement d’une intelligence artificielle dite générale (AGI) qui pourrait potentiellement nous détruire. Les effective accelerationnists se positionnent contre les effective altruists, estimant qu’ils se concentrent trop sur les mauvais côtés du progrès technologiques. Mais leurs racines idéologiques sont les mêmes. Les e/acc comme les EA pensent que l’IA est capable de grande chose, qu’elle pourrait potentiellement surpasser les humains. Rappelons que cela relève de la croyance, et sous-entend que l’intelligence artificielle est une chose ayant son propre dessein. Ce que nombre de chercheurs et chercheuses spécialistes du domaine réfutent, notamment Timnit Gebru, spécialiste de l'éthique de l'IA, ou Margaret Mitchell, ex de Google, désormais chez Hugging Face ou encore la chercheuse française Aurélie Jean.

Mais qu’importe pour les e/acc et les EA c’est un acquis. Leur réponse à ce postulat est toutefois différente. Les EA veulent à tout prix contrôler l’intelligence artificielle pour éviter qu’elle ne détruise l’humanité. Les e/acc veulent embrasser sa puissance, persuadés que son accélération permettra un monde meilleur. Et même si elle détruit l’humanité, après tout pourquoi pas, des superhumains viendront peut-être ensuite. 

Les effective altruists c'est « so 2019 »

Dans son enquête, le NY Times est allé à la rencontre des fervents défenseurs de l’e/acc qui se réunissent en ligne, notamment via les X Spaces (des chatrooms vocales) et lors de soirées. À leurs yeux, ce mouvement se veut un vent d’optimisme dans un secteur où la peur est souvent mise en avant. De la crainte de la destruction d’emplois à celle de la destruction de l’humanité. Amjad Masad, directeur général de la start-up A.I. Replit dit qu’il voit l'e/acc « comme un contrepoids memesque au pessimisme lié à l'I.A. » Rochelle Shen, biohackeuse et ex-ingénieure de l’entreprise Palantir, estime quant à elle que les effective altruists sont « so 2019 ». « Quand vous allez à leurs soirées, les mecs ne savent pas s’habiller, et les discussions sont accaparées par l’un de leurs leaders. » Les e/acc eux seraient plus funs à fréquenter.  

Au-delà d’une différence de style, cette remarque montre aussi que les défenseurs de ces deux idéologies naviguent de l’une à l’autre. Elon Musk, qui par exemple avait vanté la pensée du philosophe William MacAskill, inventeur de l’effective altruism, comme « très proche de ses idées » a récemment partagé des tweets de Beff Jezos. Et le mouvement e/acc produit déjà une flopée de sous-chapelles. Grimes, qui mixait à la soirée des e/acc, prend de la distance et plébiscite désormais la création d’un mouvement accélérationniste « aligné » (a/acc) qui serait plus humain. Vitalik Buterin (fondateur d’Ethereum) propose, quant à lui, un d/acc - un accélérationisme défensif, qui serait quand même conscient des risques…. 

Tout cela vous paraît sans doute lunaire. Mais cette guéguerre idéologique a des répercussions concrètes. Le récent remue-ménage à la direction d’Open AI en est l’illustration. En novembre dernier, Sam Altman a été licencié du jour au lendemain par le directoire d’OpenAI, dont une partie est très proche des idées des altruistes efficaces. Ces derniers estimaient que la commercialisation de ChatGPT et des autres produits de l’entreprise était trop rapide et ne prenait pas assez en considération les risques. Quelques jours plus tard, le PDG revient après avoir eu le soutien massif des salariés d’OpenAI, qui exigeaient le départ d’une partie du board. À la Commission européenne, ces idées infusent également. Le 13 septembre dernier, lors de son discours sur l’État de l’Union, la présidente la Commission européenne Ursula von der Leyen a présenté l’AI Act, en reprenant le terme de « risque existentiel », tout droit sortie du vocabulaire des effective altruists. On est moins sûr de la croiser avec une casquette e/acc dans un club de San Francisco. 

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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commentaires

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  1. Avatar Jean-Marie SAMEC dit :

    Votre tableau dresse bien la situation pour aider à se projeter ou comprendre, merci

  2. Avatar Anonyme dit :

    Ok donc un tas de gosses en roue libre nourri à l extrême droite et trop péter de thune pour savoir comment fonctionne la vraie vie.

    On en a donc un peu rien à foutre.

  3. Avatar Lwm-media dit :

    Un article très intéressant sur mouvement étonnant.

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