
Nicolas Nova est chercheur franco-suisse, commissaire d’exposition et enseignant à la HEAD Genève. Il est co-fondateur du Near Future Laboratory, une agence de recherche et de prospective qui s’intéresse aux imaginaires du futur. Interview.
Quelle énergie consommerons-nous demain ? Quelles innovations technologiques feront partie de notre quotidien ? De quels objets aurons-nous besoin et lesquels deviendront obsolètes ? Anticiper l’avenir est au cœur du travail de Nicolas Nova, chercheur en design fiction au Near Future Laboratory, à Genève. Et si la fiction permettait aux marques d’imaginer le futur de leurs produits et de transformer leur activité ?
Comment la science-fiction peut-elle nous aider à anticiper demain ?
NICOLAS NOVA : La science-fiction est le miroir de notre époque : elle exprime les craintes du présent magnifiées en les projetant dans le futur. En explorant les conséquences d’un
changement, souvent technologique mais aussi politique, économique ou climatique, elle permet de matérialiser les enjeux actuels.
Diriez-vous que la science-fiction anticipe certains changements encore invisibles ?
N. N. : Oui et non. Par certains côtés, la science-fiction ne fait que réactiver des mythes anciens. On retrouve l’idée de pouvoir voler, de communiquer à distance ou du don d’ubiquité
dès la mythologie grecque. Ces idées sont sans cesse réactivées par de nouvelles narrations. En revanche, la science-fiction est intéressante par la mise en scène des technologies, des
usages ou des situations étranges qu’elle propose. À travers ses descriptions, elle précise les changements possibles et les installe dans le domaine du plausible.
Comment la science-fiction et les mondes virtuels peuvent-ils aider de grands groupes à mettre en œuvre leur transformation ?
N. N. : En décalant leur regard par rapport à leur stratégie et à leur attitude habituelles, en les incitant à sortir de cette vision linéaire du changement. Il y a parfois dans les grands groupes une vision assez monolithique, avec une difficulté à prendre des risques ou un certain conformisme sur la manière de conceptualiser le progrès. Le progrès est pluriel, il faut aider les entreprises à comprendre la complexité de ces changements.
Souvent, lorsque l’on a des questions techniques sur des phénomènes abstraits comme l’intelligence artificielle, le véhicule autonome ou l’éthique des données, il est très difficile pour de grands groupes de se représenter ce que cela veut dire et comment s’en emparer pour transformer leur offre. En s’attachant aux conséquences du changement, en le mettant en scène avec des objets, le design fiction traduit concrètement une idée encore abstraite.
Prenons l’exemple de la voiture autonome. Notre client était persuadé qu’elle allait réinventer la mobilité individuelle. Nos travaux ont finalement montré que la question du véhicule autonome était intimement liée à celle de la collectivité et du partage. On part d’une vision très générique, le véhicule autonome, puis on développe différents scénarios en explorant différentes pistes : la piste individuelle, la piste collective… Cela permet de dégager différents usages et d’anticiper quels territoires seraient plus prompts à adopter ces technologies… On montre ainsi la complexité d’un phénomène sous tous ses aspects. Les affirmations telles que le futur, c’est le véhicule autonome ou l’intelligence artificielle, ce sont des mantras qui vont bien sur un PowerPoint mais qui sont très limités quand il s’agit de construire une stratégie et d’imaginer des produits pour des clients. Pour cela, il faut explorer les détails.
Pour Nicolas Minvielle (cofondateur du collectif Making Tomorrow et coauteur du livre Jouer avec les futurs, ed. Pearson), le design fiction consiste à « immerger dans une réalité plausible des acteurs, et voir comment ils réagissent ». Êtes-vous d’accord ?
N. N. : Tout à fait. Le but du design fiction est de produire des objets (un catalogue, un journal, un livre, une vidéo…) qui mettent en scène non pas le changement (technologique, démographique, climatique, politique…), mais son impact sur un groupe de personnes et la façon dont elles vont s’en emparer. Cette mise en scène permet d’imaginer les conséquences d’un changement et d’en débattre.
Prenons un cas pratique : le catalogue interactif que vous avez développé pour Ikea. Comment se déroule votre travail, phase après phase ?
N. N. : On fait tout en interne. Pour ce workshop, on avait travaillé avec une personne d’Ikea et un centre de recherches à Stockholm. Tout d’abord, nous cartographions certains enjeux
actuels, comme des technologies en cours de développement, des situations sociales, des comportements, des problèmes qu’on identifie… Nous observons de manière quasi ethnographique les technologies et leurs frictions avec les humains pour saisir des comportements un peu étranges. C’est souvent notre point de départ : on compile des exemples d’usages, de détournements, d’usages déviants et de transformations d’un produit ou d’un service. À partir de là, on se projette à 3, 5 et 10 ans pour se demander comment ces usages et ces transformations pourraient évoluer face à certains changements technologiques, politiques ou autres. Puis on les représente de manière tangible : un catalogue, un manuel de voiture autonome ou des courts-métrages de design fiction. Cela permet de matérialiser les changements.
Pour Ikea, nous avons repris les éléments de langage d’un catalogue normal, avec des photos, de courtes descriptions, des dimensions, des prix… Cela nous a obligés à nous poser toutes sortes de questions : comment penser le lit de demain, quel sera son prix ? Avec l’économie actuelle de l’abonnement, l’usage prime sur la propriété. En clair, il est possible de souscrire un abonnement à un lit. Qu’est-ce que cela signifie ? Existe-t-il des pratiques semblables et comment s’en inspirer ? On part d’une pratique encore anecdotique pour imaginer comment elle pourrait se généraliser demain.
Ce catalogue est une étape dans un processus plus large qui sert à discuter non pas du futur lit ou de la manière de faire le ménage à la maison, mais d’interroger notre rapport à la sphère domestique : comment va-t-il changer ? Quel rôle pouvons-nous jouer si on est une entreprise d’ameublement ? Cette mise en scène permet d’ouvrir les imaginaires et de décaler le regard. Les signaux faibles sont souvent perçus comme futiles et bizarres, mais quand on les rassemble dans un catalogue inspiré de codes réels, avec un prix, une description et une image, ça les rend palpables et on commence à les prendre au sérieux.
“Memes, technology and sci-fi: what to expect from art in the US in 2019” https://t.co/ksjacfscEm
— Near Future Laboratory (@nearfuturelab) January 16, 2019
Prêtons-nous à présent à un petit exercice de prospective. Quels sont les signaux faibles qui émergent dans le domaine de l’énergie ?
N. N. : J’en identifie cinq. Le premier concerne les personnes qui réduisent volontairement leur consommation énergétique. Il y a là une forme de responsabilisation individuelle et semi-
collective, avec des gens qui se regroupent dans des logements et des coopératives pour réduire leur consommation. Cela requiert-il des compétences particulières ? Quels modes de vie cela suppose-t-il ? Si je travaillais sur le sujet, j’irais observer sur le terrain et mener des entretiens auprès de ces personnes pour comprendre leurs motivations, leurs logiques d’action, comment ils font, pour comprendre ce que ça change, ce qui est appréciable, ce qui est difficile…
Le deuxième point est d’envisager la consommation énergétique par le prisme technologique. Quelles sont les technologies qui permettent d’améliorer son efficience énergétique, dans la consommation ou dans le stockage ? Quelles sont les nouvelles modalités de production d’énergie (par exemple, avec les nouvelles générations de panneaux solaires) ? Quelles sont les pratiques très high-tech des gens sur ces questions ? Etc.
Il y a aussi beaucoup à puiser dans le Solarpunk, ce nouveau courant dans la science-fiction qui essaye d’imaginer un monde solutionnant ses problèmes grâce à l’énergie solaire. Le Solarpunk porte un regard à la fois critique et positif sur notre rapport à l’énergie. Il imagine un progrès technique durable et plus respectueux de la nature.
À l’opposé, il serait aussi intéressant d’écouter le point de vue des climatosceptiques. Quelles sont leurs pratiques énergétiques, aujourd’hui et à venir ? Cela permet d’en tirer des scénarios sur les conséquences de tous ces comportements. Voir le point de vue de l’autre, car il est aussi une partie de la solution.
Enfin, il y a aussi toute la question du remplacement du pétrole et des énergies non renouvelables, avec des pistes comme l’hydrogène ou le nucléaire : qu’est-ce que ça peut vouloir dire demain ? Il est intéressant de voir les espoirs et les enjeux techniques qu’il peut y avoir derrière un projet aussi gigantesque que le super réacteur Iter à Cadarache, par exemple.
La science-fiction montre souvent le pire en matière de technologie. Avons-nous peur du progrès ?
N. N. : La science-fiction aime faire peur pour deux raisons : d’une part, c’est un art narratif qui repose sur des rebondissements, donc si tout va bien, il n’y a rien à raconter ; d’autre part, la science-fiction explore le présent et ses troubles, elle joue donc naturellement un rôle de lanceur d’alerte. Mais il existe toute une catégorie de science-fiction à la vision utopique et positive, à l’image de la fresque de Dune, qui décrit une nouvelle relation à la nature et à nos sources d’énergie.
Dans le design fiction, nous essayons de maintenir un équilibre entre les critiques et les pistes plus optimistes. C’est pour cela que nous aimons produire des formes plurielles, on peut panacher le négatif et le positif, sans que l’un prime sur l’autre. La linéarité amène à rester toujours autour d’un même genre d’idées.
Cet article est paru dans le cadre du numéro hors-série de L'ADN « Imagine avec ENGIE »
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