
Le concept est peu connu. Il a pourtant soutenu le ségrégationnisme aux États-Unis et participe encore aujourd'hui à l'organisation de la société.
Dans un essai publié en 2013 par la revue Droit & Philosophie, Frédéric Rolin, Professeur de droit public à l'Université Saint Joseph de Beyrouth, explique comment une notion née aux États-Unis et vieille d'un siècle assure encore de nos jours une forme de contrôle social. (Par contrôle social, il faut entendre comme le définit Bernard-Pierre Lecuyer les processus de contraintes et d’influences en jeu dans un phénomène de société.) Et cela concerne aussi bien les lois Jim Crow que les dark kitchens.
C'est quoi le droit de zonage ?
« Clé de voûte du droit de l’urbanisme », le « zonage » provient de la traduction du terme américain « zoning ». La pratique a une fonction : « diviser le territoire […] en zones et secteurs dans lesquels l’occupation des sols est soumise à des règles différentes. Il permet d’organiser l’utilisation de l’espace ». Après un accueil plutôt frileux en France, le droit de zonage est devenu « la vulgate des urbanistes comme des autorités publiques », écrit Frédéric Rolin. Traditionnellement, l’origine du droit de zonage est assimilée à la « building zone resolution » (résolution de zonage) adoptée en 1916 par la ville de New York. Ce « premier acte normatif » dessinait alors la réglementation ayant permis la construction des premiers hauts immeubles.
Cette résolution est le produit de plusieurs grandes traditions juridiques et intellectuelles déployées dès les années 1850. Parmi elles, le « city beautiful movement » créé à Chicago en 1893. Il s'agissait de transposer aux États-Unis les techniques d’urbanisme monumental européennes inspirées d’Haussmann en France et des réglementations prussiennes de l'époque. L'objectif est de favoriser « l’embellissement des espaces publics de la Cité », souligne Frédéric Rolin dans son essai. Comme le rapporte l'urbaniste américain Benjamin C. Marsh, fondateur de l’American planners association dans Economic Aspects of City Planning, il est aussi question de favoriser l'accession à « un logement convenable » en échange d'une « partie raisonnable » d'un « salaire équitable » ; des temps de transports peu importants ; la décentralisation des commodités commerciales, de loisirs et éducatifs de la ville ; « la disposition de parcs, de terrains de jeux et d'espaces ouverts adéquats ». En plus de la lutte contre « la congestion urbaine par une allocation convenable des ressources », il s'agit d' « assurer la santé et le bien-être de la population », résume Frédéric Rolin. En 1909, l'avocat et promoteur immobilier Robert Morris Morgenthau emprunte un chemin un peu différent. Il évoque un « mal » générant « maladies physiques », « dépravation », et « socialisme », mal à éradiquer au plus vite sous peine d' « affaiblir » le pays. Aux enjeux d’embellissement se mêle alors une politique sanitaire garante de la régulation d'une ville perçue « comme un monstre organique dont la vie et le développement doivent être contrôlés. »
Le zonage au service de la discrimination
Si les techniques de zonage n'avaient pas uniquement vocation à réguler l'espace social, les sociologues anglo-saxons montrent qu'elles ont néanmoins été exploitées par les autorités pour « étayer ou conforter une discrimination frappant un groupe social dans un espace déterminé. » En 1917, la Cour suprême juge anticonstitutionnelle la décision de la ville de Louisville dans le Kentucky stipulant que les propriétés privées situées sur un certain secteur ne pouvaient être vendues à des « coloured people » (personnes de couleur). Cela n’empêche pas différentes municipalités de contourner cette décision. C'est le cas d'Atlanta en Géorgie, qui remplace les termes « zone blanche », « zone noire » et « zone indéterminée », par « zone R1, R2, R3 ». Plus subtiles, d’autres villes divisent le territoire en « villages séparés » dotés d’infrastructures redondantes.
Avec la promotion de la banlieue, levier de maintien des structures familiales traditionnelles, les housewives (les femmes aux foyers) ont aussi été victimes du zonage, avance la sociologue Jean Hillier. « La justification de la construction d’unités d’habitations individuelles séparées dans l’espace vise à favoriser le développement de la cellule familiale traditionnelle et au sein de celle-ci l’allocation des espaces en fonction des genres. Tout particulièrement, on trouve dans un des manuels anglais de planification d’urbanisme les plus anciens et les plus fameux, la justification du jardin comme " donn[ant] à la femme une opportunité de jouir de l’air pur et du soleil tout en restant à la maison... Un jardin doit souvent être regardé comme une oasis parfaite pour le repos de la femme du travailleur" », écrit Frédéric Rolin.
Gentrification et droit de zonage en France
En France, le zonage n'a été mis en place qu'après la Seconde Guerre mondiale. Pour les collectivités locales, la technique sert dans le sillage de la reconstruction à gérer le quotidien, sur la base d'une séparation des fonctions et de la recherche d'un certain équilibre entre bien-être et propriété. Ce n'est que dans les années 2000 que réapparaît la connivence entre zonage et régulation sociale. Il semble alors que les collectivités tentent d’empêcher la densification urbaine grâce à divers outils : faibles droits à construire, obligations de surfaces minimales de terrains pour permettre les constructions, et interdictions de certaines formes de constructions (à usage collectif par exemple). « Les communes qui mettaient en œuvre de tels outils s’inscrivaient dans des objectifs évidents de régulation sociale : gentrification de la population, exclusion de l’arrivée de nouvelles populations, renforcement de l’attractivité et donc de la valeur des terrains ainsi devenus rares », souligne Frédéric Rolin. Pour combattre cet usage des règles d’urbanisme, deux initiatives ont été mises en place : la loi SRU promulguée en 2000 pour favoriser la mixité sociale, et la loi ALUR qui impose en 2014 de respecter dans chaque commune un quota de 20 % de logements sociaux. Sans grand succès selon l’universitaire.
Les élus conservateurs développent des instruments pour « maintenir leurs objectifs de gentrification des espaces urbanisés » : nombre excessif de places de stationnement exigées pour permettre la réalisation de logements, restriction de l’emprise au sol ou de la hauteur de construction, accroissement des marges de recul par rapport aux limites de terrains. Des initiatives souvent soutenues par les populations locales, soucieuses de maintenir la valeur immobilière de leur bien. Dans une interview donnée à L'ADN, Frédéric Rolin explique que depuis l'écriture de son essai, l'idée de zonage n'a pas reculé. « Au contraire, elle s’est densifiée de manière très caractéristique, notamment par le biais du système de contrôle des destinations de construction. Lorsqu'on définit une zone dans un document d'urbanisme, il faut définir l'usage des constructions que l'on accepte ou pas. On a récemment entendu parler de ce système, dans le cadre des dark stores, que l'on cherchait à faire fermer. Dans la même optique, le ZAN peut conduire à des conditions plus strictes entre ce qui doit être urbanisé ou pas. »
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