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Tiers-lieux : pour s'éviter la guerre civile, allez faire un tour au bistrot

© Oleksandr P

Lieux de démocratie, d'échanges et d'entraide, les tiers-lieux n'ont pas uniquement vocation à jouer un rôle subversif dans l'espace public. Ils servent aussi à prévenir et surmonter les crises.

Le concept de tiers-lieu a été pensé par le sociologue américain, Ray Oldenburg, à une époque où le devenir des villes et la vie dans l'espace public suscite de longues de réflexions. Dans son ouvrage The Great Good Place (1989), l'universitaire étudie les lieux de sociabilité informels, hautement protéiformes. Fasciné par une culture européenne un peu surannée et fantasmée, il pose les lieux de boissons (cafés, bistrots, pubs et tavernes coloniales) comme l'idéal type des tiers-lieux. Un idéal qui n'est plus, car si au début du 20ème siècle, la France comptait quelque 500 000 bistrots, ils ne sont plus que 40 000 aujourd'hui. Stimulé par la disparition de cette culture conviviale qui se détricote, son travail touche à une corde sensible que les marques n'ont pas tardé à s'approprier. Surfant sur la nostalgie, Starbucks transforme sa stratégie dans les années 90 en incorporant le terme third place à son slogan, créant des émules dans le milieu naissant des services numériques. En 2002, la PlayStation 2 prend comme slogan « Welcome to the third place ». En parallèle, les lieux de travail se métamorphosent, notamment avec l’apparition balbutiante du coworking. Et en France, quelques années plus tard, les tiers-lieux sont bien souvent des espaces où règnent Chief Happiness Officer, baby-foot, et culture startup. Interview du sociologue Antoine Burret, auteur de l'ouvrage Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien.

Sous quelle forme sont arrivés les tiers-lieux en France ?

Antoine Burret : Au début des années 2010, alors que la culture du travail se transforme et qu'apparaît le coworking, on a vu arriver des espaces comme La Cantine, créé à Paris par l'association Silicon Sentier qui revendiquait à la fois le titre de tiers-lieux en plus de celui de coworking. Rapidement, ce nouveau mode de travail s'est mué en marché. La nécessité s'est imposée de remplir les espaces pour payer les loyers et a pris le dessus sur l’activité communautaire balbutiante. Cela a donné naissance à des lieux hybrides brassant startupers, ESS et éducation populaire. Plus les services proposés s’affinent, plus on s'éloigne de la proposition de départ : un lieu social, où l'innovation n'est pas la fin, mais la conséquence d'un espace où les gens peuvent se rencontrer de manière simple, facile et quotidienne. En parallèle, l'idéologie startup fleurit, draine beaucoup d'espoir, et irrigue ces espaces de pratiques parfois un peu niaises. Dès 2017, le terme tiers-lieu, suffisamment plastique, est pris en étendard. Dans son premier rapport, France Tiers-Lieu stipule que « les tiers-lieux doivent être les fers de lance de la Startup Nation. » D'emblée une orientation est donnée vers le travail et surtout la flexibilité du travail. La mise en ampleur des tiers-lieux par la Startup Nation est corrélative d'une certaine récupération et d'une dépolitisation. Aujourd'hui, le terme tiers-lieu est devenu un mot-valise un peu fourre-tout.

En quoi et de quelle manière les tiers-lieux seraient, par nature, subversifs ?

A. B. : Il y a une subversion à se réunir dans l'hyperproximité, à discuter des problèmes et à parler de politique. Cela n'est pas entendable pour les structures publiques qui vont pour beaucoup chercher à détricoter toutes formes non seulement de radicalité mais aussi de réflexion antagoniste. À La Roche-sur-Foron, petit village de Haute-Savoie, un collectif militant écologiste a voulu créer un lieu pour réfléchir ensemble. La mairie a mis gratuitement à disposition une ancienne caserne de pompier, à la condition que la pensée politique soit évacuée des discussions. À ce titre, le collectif ne peut pas inviter des organisations comme Alternatiba ou Extinction Rebellion. Par défaut, le lieu tend de plus en plus vers le bien-être, le développement personnel, et les cours de yoga... Le cœur du projet passe ainsi à la trappe, il faut se contenter d’accueillir des AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne). Cette stratégie de dépolitisation n'est pas neuve, c'est la même qui a frappé les MJC (Maison des jeunes et de la culture).

Quelle est la place des MJC aujourd'hui ?

A. B : Originellement, les MJC ont vocation à rassembler les gens pour discuter. À la fin des années 60, l’État considère que les MJC sont trop politisées. Pour endiguer le mouvement, Pompidou lance l’opération « mille clubs » : il s'agit d’envoyer dans les territoires des kits de construction de petits bâtiments préfabriqués destinés aux développements des activités associatives et culturelles pour la jeunesse. Dans les années 80-90, les MCJ deviennent un lieu où les enfants vont faire de la danse et du macramé le mercredi matin. Avant cela, les Maisons du Peuple (ndlr : des espaces destinés à servir de lieux de rencontre de la classe ouvrière et pouvant accueillir assemblées générales, débats ou concerts...) avaient subi les mêmes aléas. Depuis les années 2000, les MJC entendent reprendre un rôle plus engagé. Or, leur fonctionnement dépend de fonds publics.

Face aux espaces de coworking, un autre type de lieux fleurit. Les friches industrielles réaménagées, où l'on brasse de la bière artisanale et vend des habits de seconde main. Pourquoi ?

A.B : L'évolution des tiers-lieux a suivi le marché immobilier. Le milieu de l'urbanisme temporaire s'est aussi emparé du sujet, en investissant des espaces en friches pour y installer des zones de vie. Pour les collectifs, ces zones représentent des opportunités d’expérimentation, de tests et de démonstrations de modèles alternatifs. Pour les promoteurs immobiliers, il s'agit de revaloriser le foncier en attendant la mise en œuvre d'un projet durable en y proposant des services disparates : friperie, restauration, accueil de migrants... C'est une manière de créer des lieux de vie là où il n'y en avait plus, l'intention est louable. Néanmoins, la logique foncière fait que, bien souvent, ces espaces n'ont pas vocation à durer. Souvent taxés de repères à bobos/hispters, ces espaces n'en demeurent pas moins des tiers-lieux adressés à la sociabilité de certains. Ground Control à Paris peut tout autant être considéré comme un tiers-lieu que le squat du bâtiment de la banque BKC à Molenbeek en Belgique par le collectif Zone Neutre.

Cafés, squats, et friches à l'ambiance vaguement berlinoise ne constituent pas l'ensemble des tiers-lieux. À quoi ressemblent-ils à Cuba et en Roumanie ?

A. B : On retrouve partout dans le monde des espaces alternatifs, mais cela n'est pas caractéristique de la diversité des tiers-lieux, qui varient en fonction des particularités historiques et culturelles. Dans les années 60, le Parti Communiste fait venir les paysans roumains dans les grandes villes pour les faire travailler dans les usines. Installés dans de grands blocs construits pour les accueillir, ils y ont emmené matériel et culture agricole. Après la chute du mur et faute de service publics, les habitants de ces quartiers se sont approprié les espaces à leur disposition : les garages au rez-de-chaussée des tours (où ils proposent toutes sortes de commerces, de bibliothèques) et les espaces verts autour. Naturellement, les habitants tentent de construire des lieux de sociabilités qui leur ressemblent, et ne sont pas des cafés : trop chers, trop éloignés, ou parfois même interdits. À Cuba, dans le quartier historique de La Havane, les tiers-lieux supposés et connus, où se rassemblaient les intellectuels et où Hemingway aurait écrit dans les années 50 une partie de son œuvre, étaient de culture européenne. Actuellement, ce ne sont que des lieux pour touristes. Une fois sortis de la vieille ville, les gens se retrouvent ailleurs : sur les trottoirs, les corniches en bord de mer ou dans les files d'attente des commerces et des administrations. Aujourd'hui en Norvège, ce sont les chalets qui font office de tiers-lieux.

Aujourd'hui, où se sortent et se rencontrent les gens en France ?

A. B : D'après un rapport de la Fondation de France, les gens se retrouvent principalement dans les centres commerciaux. Nous avons construit la ville en abandonnant les lieux de sociabilité au marché, qui n'est pas fait pour forger des lieux de sociabilité mais pour créer des liens avec des marques. En outre, avec la hausse des prix et la baisse de la consommation d'alcool, les tiers-lieux traditionnels se retrouvent moins fréquentés, et surtout moins mixtes. Dès les années 80, Ray Oldenburg observe que l'on ne va plus au café pour « retrouver des amis », mais « avec des amis » : l'atomisation de la société enraye la confrontation avec l’altérite. Dans le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès sur l’avenir des sociabilités, les lieux de sociabilité apparaissent très peu. C'est pourtant par eux que l'on va pouvoir créer du lien et de la mixité pour sortir des tensions.

Quel rôle joue le droit de zonage dans la disparition des tiers-lieux ?

A. B : Depuis la Seconde Guerre mondiale, le droit de zonage (ndlr : la division du territoire en différentes zones soumises chacune à des règles spécifiques en matière d'utilisation des sols et de construction) structure les villes. D'après Ray Oldenburg, le droit de zonage confine les lieux de sociabilité à la maison, notamment dans les banlieues résidentielles. Cela a non seulement des impacts psychosociaux (isolement, solitude...), mais aussi politiques, puisque les individus ne disposent plus d'espaces pour s’organiser. De son propre aveu, Ray Oldenburg construit le néologisme tiers-lieux comme une « arme néologique » facilement maniable, pour donner des mots et arguments aux habitants afin de les aider à défendre leur milieu de vie. Dans les sociétés autoritaires ou à tendance autoritaire, les tiers-lieux sont parmi les premiers éléments déstructurés par le pouvoir. Dans nos sociétés, cela passe notamment par le droit de zonage. Certains chercheurs américains notent que la naissance du droit de zonage est concomitante des lois Jim Crow (ndlr : des lois nationales et locales issues des Black Codes imposant la ségrégation raciale aux États-Unis), car elle en est l'un des outils. En Amérique du Sud et dans les Caraïbes, les tiers-lieux ont même participé à l'effort de colonisation. L'implantation d'espaces de socialisation propres à la culture européenne, les « tavernes coloniales », a permis la diffusion des modes de vies européens. Plus proche de nous, les Français ont implanté théâtre et café à Genève au 18ème siècle pour court-circuiter les lieux de rencontres et contrôler les comportements anti-Français des Genevois.

Au-delà de leur rôle subversif, les tiers-lieux ont une autre fonction dans la cité. Laquelle ?

A. B : Depuis une vingtaine d'années, les chercheurs mettent en évidence l'importance du capital social dans la survie des personnes et la reconstruction en situation de catastrophe. Désormais, ils reconnaissent aussi que les tiers-lieux permettent de réduire les taux de mortalité, comme cela a été le cas lors de la canicule de 1995 à Chicago ou du cyclone Katrina en 2005 dans le sud des États-Unis. Grâce à la préparation, l’échange, l'entraide, la communication et la mise en place de solutions, les tiers-lieux permettent de mieux faire face aux situations à risque et de limiter leur impact. Contrairement à ce que prétendent les politiques publiques françaises, la fonction des tiers-lieux n'est pas la création d'emploi : c'est la survie et l'adaptation en cas de catastrophes. Un cas intéressant est celui de Fukushima, frappé en 2011 par une triple catastrophe : tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire. Il a été démontré que la survie des habitants variait en fonction du nombre de tiers-lieux (bibliothèques, temples...) qui les entouraient. Les tiers-lieux n'ont jamais eu vocation à servir les entrepreneurs, les startups et la Macronie. En France et ailleurs, il faut se préparer à différentes crises : humanitaire, sanitaire, politique, climatique, écologique… En période de fortes tensions, ils sont aussi un rempart contre les risques de guerre civile. Tout simplement parce que c’est dans ces lieux que l’on peut se parler et passer du temps même avec celui ou celle qui à des opinions opposées.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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