Qui veut tuer l’État ? Bienvenue dans l'utopie libertarienne des « Network States »

Qui veut tuer l’État ? Bienvenue dans l'utopie libertarienne des « Network States »

Ils rêvent de cités “libres” et d’un monde post-démocratie. Qui sont ces Français qui militent pour une révolution technologique à mi-chemin entre le rêve libertarien américain et l’utopie sociale ?

Au lieu de découper les services de l'État à la tronçonneuse comme Javier Milei, ils veulent les disrupter avec du code. Imaginez une nation sans frontières physiques : une ville où l’on scanne son QR code pour accéder aux services publics, où la citoyenneté s’achète en crypto et où les lois sont inscrites dans des contrats intelligents. Bienvenue dans le monde du Network State, où l’on choisit sa citoyenneté comme un abonnement Netflix. Tandis que des figures comme Trump, Milei ou Musk remettent en cause le rôle de l’État, ces embryons de cités autonomes high-tech commencent à séduire en Europe, portée par les crises existentielles du Vieux Continent.

Le Network State, un pays sans frontières

Théorisé par l’Américain Balaji Srinivasan, entrepreneur cryptoinfluent, l’État-réseau (ou Network State), est une sorte de pays 2.0. Une utopie libertarienne qui rêve de nations sans frontières, bâties par des communautés connectées et des levées de fonds en cryptomonnaie en guise de crowdfunding. Selon Balaji, à l’ère d’Internet, les nations ne devraient plus être délimitées par des frontières physiques, mais constituées en réseaux d’individus souverains partageant une même vision du monde.

Prospera au Honduras, California Forever à San Francisco… Les projets d’États dans l’État se multiplient à travers le monde. Ces utopies techno-libertariennes fascinent surtout la Silicon Valley, mais séduisent aussi certains entrepreneurs français, bien décidés à monter leurs propres Network States.

Les révolutionnaires de la gouvernance

Hugo Mathecowitsch est l’un de ces techno-optimistes convaincus par l’idée. Cet entrepreneur français qui vit au Brésil, passé par la finance traditionnelle, s’est reconverti avec un projet ambitieux : faire la révolution par la technologie. Son constat ? Nos modèles de gouvernance (la façon dont les sociétés humaines s’organisent pour prendre des décisions) sont en crise. Et au lieu de réparer un modèle jugé irréparable, il propose de combler les « trous dans la raquette » avec des modèles privés, basés sur les technologies, supposés plus vertueux que les lourdes machines étatiques ultra-centralisées.

Il a fondé Tools for the Common, une entreprise qui vend des modèles de gouvernance sur mesure aux pays du Sud, comme la Tanzanie ou l’Ouzbékistan. « Les gouvernements sont nos partenaires. Et les clients, ce sont les citoyens », nous dit-il. À ces pays, il explique qu'Internet doit être considéré « avant tout comme un territoire, et non pas comme une technologie. »

Gouverner avec du code

Inspiré par des villes high-tech comme Singapour, Dubaï ou Hong Kong, il imagine un monde dans lequel les services publics, à la manière d’un AppStore, proposent de solutions administratives via une marketplace décentralisée. Chacun pourrait ainsi choisir son prestataire pour l’éducation, la santé ou la protection sociale. « Un peu comme si France Connect était une agrégation de 1 000 startups », commente-t-il. « Si la communauté l'adopte, cela devient une infrastructure publique. Pas besoin de bureaucrates, de lois, ou de Sénat. »

Membre actif de la communauté Zuzalu, au Monténégro, une ville éphémère réunissant principalement des transhumanistes et des libertariens, son vocabulaire est nourri de références à l’informatique et à l’ingénierie. Le territoire est ainsi rebaptisé “hardware”(composant matériel), tandis que le régime politique devient un “software” (logiciel). Ainsi découplé de la géographie, le modèle politique se conçoit en termes de systèmes, administrés et optimisés par la technologie.

Transformer les citoyens en bêtatesteurs

Eric Miki partage cette vision. Ce Français de 36 ans – lui aussi, issu du monde des startups – est un fervent techno-optimiste. « Ma croyance, c'est que dans les 10 ans qui viennent, la vraie révolution va venir de la gouvernance, de la manière dont on arrive à se mettre d'accord à travers un consensus. » Et puisqu’Internet est considéré comme un territoire, il faut y bâtir des avant-postes de gouvernances alternatives pour “régénérer” la société. Mais comme tout nouveau logiciel, il faut le tester.

Hugo Mathecowitsch imagine un sandbox de sociétés, un bac à sable technologique où les populations joueraient le rôle de bêtatesteurs. Éducation, mutuelle…, les citoyens seraient à la fois actionnaires et clients de leurs services. Ces services publics “privés” sont censés prendre le relais d’un modèle de société « à bout de souffle » et d’une machine étatique ultra-centralisée. Il espère réaliser cette contre-révolution en « testant des centaines de modèles différents » à la manière de startups. « On peut en faire des écologiques, des ultralibérales, des communistes », s’enthousiasme de son côté Eric. Pour preuve, il cite Cabin City, qui fonctionne sur le modèle de la DAO (organisation autonome décentralisée), et organise « des petits repas entre voisins autour de la planète » avec un idéal écolo.

La citoyenneté, un abonnement aux cités-États 2.0

Pour disrupter l’État, dont la centralisation est perçue comme « une source de vulnérabilité », ils comptent tirer parti de l’intelligence artificielle, des cryptos, et de la blockchain. En gros : du Web3. L’idée est de grignoter progressivement des parts de marché, en construisant des « zones économiques spéciales », l’autre nom de ces enclaves autonomes qui forment des embryons de cités-États. C’est le cas de Prospera, une communauté libertarienne au Honduras. Une sorte de ZAD de tech bros, sauf qu’au lieu d’y défendre le vivant, on y défend d’abord le marché.

Leur projet esquisse un monde post-démocratique où la citoyenneté devient un service à la demande : des identités multiples, empilables comme des abonnements Netflix, choisies en fonction des affinités et des avantages qu’elles procurent. Ces "badges" numériques pourraient aussi être délivrés par la communauté sous forme de NFT, pour reconnaître – par exemple – une expertise. Une sorte de seconde couche à l’État de droit.

Mais tout le monde aura-t-il les moyens de rejoindre ces réseaux ? Si Eric prône un avenir “inclusif”, il demeure évasif sur les moyens concrets d’y parvenir. Car ces nouvelles tribus numériques semblent avant tout accessibles à une élite disposant des ressources financières et intellectuelles nécessaires pour s’y intégrer.

La crypto comme carburant

Qui dit État, dit monnaie : le Network State s’accompagne presque toujours d’un projet crypto. Le Bitcoin est ainsi perçu comme un système d’échange neutre, apolitique, basé sur du code informatique (forcément incorruptible, car débarrassé du “maillon faible” humain). C’est l’idée que « le code fait la loi » (code is law). Pour ses adeptes, le bitcoin offre l’infrastructure idéale pour s’échanger de la valeur en se passant des États et des banques centrales, accros à la planche à billets. Cette monnaie “privée” permet aussi de réaliser des levées de fonds sous forme de crowdfunding. Le tout, à l’échelle d’une micro-nation. Comme avec Praxis, un autre projet fou de crypto-cité-État au Groenland.

Les promoteurs du Network State se réfèrent tous à l’histoire pour justifier leur projet. Leur argument ? La cité-État serait l’organisation naturelle des sociétés humaines, comme en témoignent les républiques marchandes italiennes ou les civilisations mésoaméricaines. Convaincus que « les technologies transforment les sociétés, qui à leur tour, réinventent leurs institutions », ils adoptent une lecture cyclique de l’histoire qui rejoint celle des cryptobros. Dans la communauté Bitcoin française, l’adage est bien connu : « Les hommes faibles créent des temps difficiles, les temps difficiles créent des hommes forts, et les hommes forts créent des temps heureux. » (Et évidemment, nous arrivons dans les temps difficiles qui créent des hommes forts).

Musk, Trump et Milei : des figures ambiguës

Musk, Trump, Milei… Ces chefs qui démantèlement les services publics sont-ils les hommes providentiels qui émergent avec les temps difficiles ? Tout en partageant avec eux une certaine vision libérale, nos entrepreneurs s’en méfient. « Mon impression, c'est que Trump et Musk font juste du business, et qu’ils sont prêts à couler l'État pour se faire du fric », déplore Eric, citant le memecoin TRUMP comme exemple. « Ils profitent clairement du système. »

Les deux Français rejettent le clivage gauche-droite, qu’ils jugent unanimement dépassé et inadapté à l’époque. « Je déteste la politique », tranche Eric, même s’il reconnaît que beaucoup de personnes qu’il côtoie font effectivement partie des mouvances libertariennes, comme la Free Cities Foundation (un réseau d’individus souverains qui veulent créer des territoires autonomes).

Pour Hugo, mélanger des idées sociales hyperconservatrices avec des politiques économiques libérales et pro-technologies – comme le font Trump ou Milei – ne va pas de soi. Cela sert surtout à « gagner des votes ». Pourtant, la politique économique ultralibérale du président argentin ne semble pas l’inquiéter. Pour lui, elle apporte même « moins de misère » au pays.

À bas la démocratie ?

Ces tech-bros “softs” ont en commun de partager un regard désenchanté sur la démocratie, et la façon dans le concept a été détourné. Hugo Mathecowitsch rejette l’idée d’un modèle universel et défend au contraire une approche pragmatique : « La gouvernance qui a créé de la prospérité pour les Occidentaux n'en a certainement pas créé pour l'Amérique du Sud ou l'Afrique », développe-t-il. Il s’oppose à « l’uniformalisme politique du monde ».

La démocratie était-elle une parenthèse adaptée au contexte particulier des États-nations du XXe siècle ? C’est possible, selon eux. « Avec les démocraties représentatives, on échoue entre la gauche et la droite, c'est complètement débile, vu l'étendue des problèmes qu'il faut résoudre », abonde Eric. « Je préfère croire 10 000 développeurs sur GitHub que le département opaque d’un gouvernement », justifie-t-il.

À quand un Network State à la française ?

Quelles sont les chances de voir aboutir des cités-États dopées à la technologie, un Network State à la française ou à l’européenne ? Tous le confessent : ce n’est pas gagné. « La France est peut-être le pire endroit pour faire ça », estime Hugo Mathecowitsch. À ses yeux, l’histoire très centralisée du pays, ainsi que des siècles de standardisation en sont les principaux obstacles.

Ce n’est donc pas un hasard si beaucoup d’adeptes du Network State se retrouvent en dehors de l’Hexagone. Toutefois, l’entrepreneur reste persuadé que l’idée fera son chemin : « Je pense que les 1 000 prochains pays seront très différents des 200 premiers pays d’aujourd'hui », prophétise-t-il, conformément à la loi des cycles historiques. Ce saut dans l’inconnu n’effraie pas non plus Eric Miki, qui partage le même élan. Pour lui, l’utopie est de leur côté : « Il y a cet optimisme qui vient de la techno, alors que partout ailleurs, surtout en politique, les gens sont déprimés et se plaignent tout le temps », constate-t-il, un brin moqueur.

Sans vraiment savoir si l’on a affaire à une dystopie ou une utopie, cette “diaspora” informelle de techno-optimistes français révèle un paysage complexe où plusieurs visions coexistent. Toutes partagent ce constat : les démocraties sont en crise, et il faut proposer d’urgence de nouveaux modèles technologiques en concurrence aux nations défaillantes. Reste à savoir si leur monde "post-démocratique" pourra vraiment être inclusif, ou s’il profitera, à nouveau, aux plus privilégiés.

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commentaires

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  1. Avatar Victor dit :

    J’aime beaucoup lire le petit article ADN presque tous les jours. Ce sujet est particulièrement intéressant, car il touche à des secteurs qui ne sont généralement pas au centre des innovations.
    Cependant, je ne partage absolument pas leur optimisme concernant les "techno-cités-États". Les moyens de mise en œuvre ne seront probablement jamais mis en place, car les plus gros investisseurs à l’échelle d’un pays restent bien souvent les gouvernements. Et j’ai du mal à croire qu’on financera un système qui permettrait en grande partie de s’en affranchir.

    De plus, je trouve incohérent l’idée de faire coexister les deux systèmes en parallèle dans un même pays ou une même région. En effet, comment des "cités-États" situées à la frontière de deux pays pourraient-elles exister sans entrer en conflit avec les deux États qui les entourent ?
    Ce modèle ne propose pas une transition progressive, mais bien un changement total, quasi instantané.

    Je crois fermement à la nécessité d’un changement dans nos modèles politiques et économiques à l’échelle planétaire. Mais disons que certains modèles sont plus convaincants que d’autres, et celui-ci, basé sur les cryptos (actuellement très élitiste), ne peut pas répondre à nos besoins immédiats.

  2. Avatar Hugo Mathecowitsch dit :

    La Chine a inventé et adopté à (très) grande échelle le modèle à 2 vitesses, "un pays, deux systèmes", lors de la transition de Mao à Deng.
    La premier test / noeud étant Shenzhen, puis la plupart des Provinces ont adopté ce modèle.

    Dans un monde de début de mondialisation des chaînes d'approvisionnement.

    La proposition est de faire ça pour un monde post digital.

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