
Thanos, Poison Ivy, Daenerys et Bane... Ces méchants nés de la pop culture ne veulent pas détruire le monde, mais le changer radicalement. Si les méthodes sont douteuses, le diagnostic posé par les antihéros mérite d’être discuté.
Dans la saga Batman, Poison Ivy entend purifier Gotham, polluée et corrompue, pour y faire régner la flore, et Bane œuvre pour débarrasser la ville du 1 % responsable des injustices qui déchirent la ville. (En vrai, il veut juste tout faire sauter). Dans la franchise Marvel, Thanos veut réduire la population de l'univers de moitié pour préserver les ressources d'une planète en perdition. Et avant de partir en vrille, Daenerys de Game of Thrones souhaite libérer et unifier Westeros que se déchirent plusieurs familles ambitieuses et cupides. Et si, malgré leurs approches récusables, les méchants avaient raison ?
C'est la question que pose le youtubeur Benjamin Patinaud de la chaîne d'essai vidéos Bolchegeek. Sa spécialité : ausculter la société à travers la pop culture, la culture de l’ère industrielle née des grands studios et de la mondialisation. En 2019, le youtubeur sort une vidéo intitulée Le syndrome Magneto qu'il développe ensuite avec l'ouvrage du même nom publié en 2023 aux Éditions Au Diable Vauvert. Sur la base d'un large corpus (comics, séries télé, jeux vidéo, films Disney, mangas, animés et surtout cinéma, entre blockbusters, films de genre et cinéma d'auteur), Benjamin Patinaud dissèque les méchants d'un type bien particulier, ceux frappés de ce qu'il appelle « le syndrome Magneto ». Qui sont-ils ? Ce sont « les utopistes malencontreusement dystopiques, extrémistes plus ou moins bien intentionnés, libérateurs aux penchants totalitaires, terroristes se vivant comme résistants. » Et ils ont des trucs à nous dire.
C'est qui Magneto ?
Figure antagoniste et transgressive, Magneto est le super-vilain des comics X-Men créés dans les années 60 par Stan Lee et Jack Kirby. L'histoire est celle d'une dichotomie : d'un côté les X-Men, mutants modérés et pacifistes dotés de superpouvoirs, dirigés par un Professeur Xavier bien décidé à protéger un monde qui les hait. De l'autre, leurs ennemis, des mutants radicaux voire extrémistes, qui ralliés derrière Magneto nourrissent un projet de société différent. Mutant aux pouvoirs magnétiques tour à tour présenté sous les traits d'un mégalo suprémaciste, d'un antihéros ou d'un héros, Magneto est finalement dépeint en 1975 par Chris Claremont en tant que survivant de la Shoah prêt à tout faire pour éviter aux mutants de vivre un génocide. À partir de cette date, les comics insufflent à Magneto une dimension socialisante : le personnage se préoccupe non seulement des problèmes des mutants (une minorité oppressée), mais aussi des guerres, d'écologie et de la faim dans le monde. En face-à-face, Magneto et le Professeur Xavier illustrent « les deux facettes d'une problématique commune », résume Benjamin Patinaud en vidéo. « En toute chose, Magneto incarne une radicalité, avec tous les problèmes qu'elle soulève. »
Ce n'est pas une coïncidence si le comic a été publié en 1963, une année fortement imprégnée par les mouvements pour les droits civiques, celle où Martin Luther King marche sur Washington. Car bien sûr, la série fait écho au combat de l'époque. (Des années plus tard, les X-Men seront aussi érigés en symboles queer, notamment avec les adaptations cinématographiques du début des années 2010). Si le Professeur Xavier est souvent comparé à Martin Luther King, Magneto est quant à lui affilié à Malcom X, militant politique et défenseur des droits des Afro-américains. À ce titre, il incarne une voie dissidente, qui tranche avec ce que l'opinion populaire perçoit comme un niveau de rébellion acceptable. Magneto, c'est donc le méchant qui veut « retourner la table, bousculer le statu quo. ». Au-delà d'être jouissif à regarder, ce type de personnage occupe une fonction précise, qui dépasse souvent la stigmatisation d'une moralité défaillante, et confine à l'éveil des consciences et parfois même peut-être au cheval de Troie.
C'est quoi le syndrome Magneto ?
Pour Benjamin Patinaud, le syndrome Magneto s'exprime chez les personnages par « un ensemble de symptômes » qui « disent énormément de notre rapport à eux, à notre imaginaire, et au monde qui nous entoure. » Premier symptôme décrit dans la vidéo de 2019 : le méchant agit, le héros réagit. Ou comme le souligne le youtubeur, le méchant est celui qui tranche et apporte une réponse, quelle qu'elle soit, au dilemme du tramway. (Une expérience de pensée formulée en 1967, traduite par une forme standardisée, celle d'un tramway destiné à écraser un groupe de personnes, ou seulement une personne si le conducteur décide de dévier sa trajectoire. La question posée : est-il moral, dans ces circonstances, d'effectuer ce geste ? ) Deuxième symptôme : le méchant a beaucoup souffert. Il stimule ainsi notre empathie, mais demeure cantonné au rôle de l'antagoniste, car il échoue à s'élever au rang de la modération et de la raison qui pourrait le racheter. Symptôme trois : sa quête pour la justice se confond avec son envie de vengeance, une confusion admise par le public à hauteur de l'injustice subie et de la justesse de la cause défendue. Symptôme quatre : la fin justifie les moyens. Symptôme 5 : le méchant use d'une violence perçue comme illégitime par les héros.
Trois autres symptômes encore, qui dans la narration servent à entériner définitivement la délégitimisation des combats menés. Symptôme 6 : le méchant est soupçonné de défendre une cause pour servir ses propres intérêts. (Coucou, Bane ! ) Symptôme 7 : il cède au totalitarisme, ou à ce qui est perçu comme tel. « On a tendance à dépeindre tout projet de transformation radicale et de société alternative comme une tentation autoritaire, voire totalitaire, une vision symptomatique de notre monde du « there is no alternative » (ndlr : « Il n'y a pas d'autre choix » ou « Il n'y a pas d'alternative » en français, un slogan politique attribué à Margaret Thatcher lorsqu'elle est Première ministre du Royaume-Uni), où la pléthore d’espoirs déchus, de révolutions trahies, de tentatives émancipation récupérées par des tyrans, a été érigée en épouvantails pour tenter de décréter la fin de l'histoire. » Dernier symptôme : la cruauté gratuite. L'ensemble de ces caractéristiques conduit immanquablement le personnage affublé du syndrome Magneto à « porter un discours radical et subversif dans un espace consensuel où ils ne peuvent tenir que le rôle de méchant. »
Pourquoi des méchants ambiance Magneto ?
Principalement dédiés aux jeunes, les comics proposent un univers très manichéen où la moralité des personnages est immédiatement identifiable grâce aux costumes et aux patronymes. La dichotomie très binaire des personnages de comics, medium né en pleine Grande Dépression, a été tenue d'évoluer alors que s'aiguisent les goûts d'un public qui grandit. Au fil des décennies, le genre gagne en maturité : les personnages se complexifient et s’entremêlent de plus en plus étroitement avec l'époque. Dans le sillon de ces remaniements, la présentation des héros change également. On pense par exemple à Tony Stark de l'univers Marvel, inventeur millionnaire façon Elon Musk survolté, qui dans le premier film de la série Avengers sorti en 2012 s'envole à titre personnel en Afghanistan (vs au Vietnam dans les comics) pour régler le conflit en parallèle de l'Armée américaine. Si l'interventionniste impérialiste n'est pas remis en cause dans les films, l'activité de marchand d'armes du protagoniste est ouvertement critiquée.
Ce changement de paradigme concerne bien sûr aussi les méchants. Par souci d'actualisation, des personnages parfois vieux d'un siècle sont enrichis pour refléter les affects et préoccupations hantant la psycho sphère de l'époque : éco-anxiété et lutte des classes. Dans les années 90 et au début des années 2000, la figure de l'éco-terroriste se répand comme se développent les mouvements de libération des animaux, affiliés alors à une forme de terrorisme. On le voit avec des films comme L'armée des 12 singes, 28 jours plus tard, ou encore le dessin-animé Batman avec le personnage de Poison Ivy... « Dès lors que les méchants entendent changer le monde, une dimension d'émancipation, de lutte conter les exploitations et contre les injustices, est présente », précise Benjamin Patinaud.
Même combat à la fin des années 2010 avec le personnage de Thanos, personnage malthusien et tyrannique. Super-vilain éco-fasciste de la franchise Marvel, Thanos veut éradiquer la moitié de la surpopulation d'un claquement de doigts. Il capitalise sur les craintes contemporaines : pénurie de ressources, surpopulation, effondrement. « Ces personnages mettent sur le devant de la scène des questions qui agitent nos imaginaires, ils apportent une contradiction, une question, mettent un sujet sur la table et mettent les héros face à leur hypocrisie et leurs lacunes », souligne en interview le youtubeur.
Entrouvrir la fenêtre d'Overton
Le rôle de ces personnages est aussi d’entrouvrir la fenêtre d'Overton. Allégorie forgée par Joseph P. Overton pour situer les idées, opinions et usages que l'opinion publique juge acceptable, elle varie en fonction des contextes culturels et des époques. Cette fonction est particulièrement prégnante dans le Black Panther (2018) de la franchise Marvel. La lutte entre le héros T'Challa et le très cool N'Jadaka, alias Erik Killmonger, sert à rejouer le vieil antagonisme entre Marthin Luther-King et Malcom X, à une époque où la question du panafricanisme et des mouvements sociaux afro-américains s'exacerbe. (Quand le premier appelait à l'apaisement, le second invitait les Afro-américains à s'armer pour se prémunir de la police).
Dans le film, N'Jadak entend débarrasser le monde des influences culturelles colonialistes blanches et utiliser les ressources Wakanda, pays fictif d'Afrique de l’univers Marvel, pour restaurer les anciennes coutumes et traditions. Certes, la narration semble (pour la forme ? ) donner raison à T'Challa. À la fin du film, le méchant meurt et le héros plébiscite une réponse plus humanitaire, basée sur la promotion de l'éducation et développement des quartiers défavorisés grâce à la philanthropie. « Une résolution beaucoup plus compatible avec les logiques de la nouvelle bourgeoise noire libérale dans une ère post-Obama », résume le youtubeur en vidéo. Toutefois, c'est indiscutablement N'Jadaka, joué par Michael B. Jordan, l'acteur fétiche du réalisateur, qui remporte les suffrages auprès du public. « Faut-il voir dans ce personnage une sorte de Cheval de Troie ? Ce n'est pas interdit de le penser », observe l'auteur en interview.
Eat the rich et lutte des classes
Même combat dans le dernier film Batman, The Dark Knight Rises. Bane, terroriste masqué et personnage allégorique d'une version sous stéroïde d'Occupy Wall Street, s'élève contre le 1 % et le capitalisme financier en portant un discours anti-riches de plus en plus populaire. « Le méchant reste le méchant. Batman doit toujours arrêter Bane, l'élément perturbateur, mais ce dernier lui permet de prendre conscience de la haine produite par les injustices d'un système inique », souligne le youtubeur. Marqueur important : dans le film Joker sorti en 2019, le vrai méchant n'est autre que Thomas Wayne (le père de Bruce Wayne alias Batman), odieux millionnaire symbolique de la corruption des élites. (Dans les films des années 2000 de Christopher Nolan et des années 90 de Tim Burton, Thomas Wayne est présenté comme un philanthrope admirable.)
« Il est de plus en plus difficile de montrer des riches qui ne soient pas détestables. On le voit depuis 2019 avec des films comme Parasites ou Us, et plus récemment avec À couteaux tirés, Onion Glass ou The Menu », rappelle Benjamin Patinaud. Notons toutefois que dans ces films, le trait est outrancier, cathartique, presque parodique, cela qui empêche finalement la remise en question profonde du statu quo. Coïncidence ? Peut-être pas.
Le piège du réalisme capitaliste
« Gardons en tête que tous ces objets culturels appartiennent à une industrie capitaliste, celle du divertissement. Comme l'avance Mark Fisher avec sa thèse portant sur le réalisme capitaliste : le capitalisme, absorbe et exploite y compris les volontés d'émancipation et ressentiment à son encontre », souligne Benjamin Patinaud. À ce titre, les produits culturels ne lésinent pas sur la haine des riches et la présentation de personnages antagonistes excessivement fortunés. En prenant bien garde cependant à ne pas présenter d'alternatives crédibles. Pour l'essayiste britannique, cette narration qui n'a d'autre fonction que la catharsis ne profite qu'au système qu'elle contribue à enrichir. « Une thèse très intéressante difficile à départir. Qui se fait avoir finalement ? Nous ou eux, qui se retrouvent forcés d’intégrer à leurs produits des aspirations susceptibles de les malmener ? », interroge le youtubeur. Un cas récent intéressant dans Spiderman Across The Spider-Verse, un film à 150 millions de dollars qui introduit Spiderpunk, une version antifa d'un Spiderman qui aime s'embrouiller avec la police et est caractérisé par un personnage extrêmement positif. « Un simple hochet présentant des thèses rebelles, voire révolutionnaires, cooptées par le système pour nous divertir ? »
Participer à la conversation