Deux filles allongées dans une séance ésotérique

Fumigation à la sauge, acupuncture terrestre et nettoyage d'énergie : l'ésotérisme investit nos intérieurs

© Anastasia Shuraeva

Chasser les « mauvaises ondes » à coups de rituels ésotériques ? Certains y croient dur comme fer. Plongée dans l'univers du nettoyage énergétique domestique.

Lire la première partie : Qui a vécu dans ma maison ? Quand les propriétaires mènent l'enquête...

Si certains propriétaires fouillent les archives pour connaître l'histoire de leur maison, d'autres préfèrent s'attaquer directement aux énergies invisibles qu'elle renferme. Car une autre approche gagne en popularité : celle du nettoyage énergétique des maisons. Selon le Financial Times, le marché mondial de la « guérison du corps, de l'esprit et de l'énergie » était estimé par Grand View Research à 78,5 milliards de dollars en 2023, avec une projection de croissance annuelle de 26 % jusqu'en 2030 – un chiffre qui fait toutefois débat dans les commentaires, à la fois par la fiabilité d'un cabinet d'études qualifié par certains de « data mill » (usine à données), mais aussi par le caractère quelque peu woo-woo de ces pratiques, dont l'ésotérisme détonne dans les colonnes du vénérable quotidien britannique.

Mais du scepticisme de certains, Violette Serrat n'en a cure : « (…) Si ça marche pour la personne qui le fait, quel est le problème ? (…) Pour moi, je ressens le changement. » La directrice artistique du maquillage Guerlain et fondatrice de sa marque Violette_FR a ainsi fait appel à une « nettoyeuse d'énergie » pour sa ferme abandonnée du XIXᵉ siècle dans le Connecticut : « Pendant de nombreuses années, personne n'y avait vécu ; l'énergie à l'intérieur semblait triste et lourde. »

Posh Psychic, acupuncture terrestre et guérisseurs de maison

Pour ce faire, elle s'est adressée à l'une des praticiennes les plus en vue de cette catégorie, Amaryllis Fraser. Ancien mannequin reconverti dans la médiumnité depuis plusieurs années, celle que le Daily Mail a qualifiée en 2013 de « posh psychic » (médium snob) s'est forgé une solide clientèle, du genre huppé, allant des stars hollywoodiennes aux traders de la City, en passant par des châtelains de sang bleu. « L'énergie négative se ressent », dit Fraser. « Vous la reconnaissez immédiatement si vous entrez dans une pièce où il y a eu une dispute. » Et cette énergie s'accumule et persiste, explique-t-elle – avant de se qualifier de « femme de ménage de standing ».

Emma Manners, duchesse de Rutland, a aussi fait appel aux services de Fraser. « Quand vous vivez dans ces maisons avec des familles qui ont la chance de remonter leur ascendance aussi loin, il y a comme un sentiment vraiment épais du passé », raconte la propriétaire du château de Belvoir (365 pièces) dans le Leicestershire. La pratique ne se cantonne toutefois pas à l’ancien, puisque certains font appel à ces druides d’un nouveau genre, avant même la construction d’une maison. Richard Craightmore par exemple, expert en feng shui, étudie des lignes d’énergie d’une propriété et pratique même « l’acupuncture terrestre », avec des aiguilles en bois de d’if de 60 cm de long dans « les zones de méridiens creusés dans le sol ».

Parmi ceux placés aux premières loges pour vérifier cette tendance : les agents immobiliers. Harry Gladwin, responsable de la branche Cotswolds de The Buying Solution, déclare au FT : « Le nettoyage de maison s'est répandu lors des dernières années. C'était quelque chose de discret, que l’on évoquait à voix basse, voire pas du tout – mais, maintenant c'est un secret de polichinelle. » Ces rituels sont particulièrement prisés des trentenaires ou quadras qui achètent de vieilles maisons. Certains agents se reconvertissent même dans ce nouveau business, à l’instar de Adrian Incledon-Webber. Cet agent immobilier du Surrey, intrigué par certaines maisons qui peinaient à se vendre ou semblaient attirer la scoumoune à leurs propriétaires, s’est décidé à apporter sa pierre (voire ses cristaux) à l’édifice, en devenant « house healer » (guérisseur de maison).

Sage smudging, entre witchcraft et appropriation culturelle

Parmi les autres pratiques de nettoyage énergétique en vogue, on citera également le « sage smudging » (fumigation à la sauge). Cette technique ancestrale, qui consiste à brûler des bâtons de sauge pour purifier l'espace, est enracinée dans diverses cultures indigènes, des anciens Égyptiens aux Amérindiens. Elle connaît également des retours de flamme réguliers sur les réseaux sociaux, d'abord sur Instagram, au plus fort de la tendance Witchcraft (sorcières), puis WitchTok sur TikTok.

La pratique soulève toutefois son lot de questions éthiques concernant l'appropriation culturelle et la commercialisation des traditions indigènes, ainsi que des préoccupations environnementales liées à la surexploitation de certaines plantes comme le Palo Santo, également utilisé pour ces rituels.

Que nous raconte ce retour aux rituels d'un autre temps au moment où la technologie est devenue une force organisatrice de la société ? Dr Tara Swart, explique qu'il fait écho aux années 1800 lorsque, à une époque de changement industriel, un intérêt généralisé pour l'occultisme, les séances, les médiums en transe et le tarot est apparu. « Les gens se sentent perdus, déconnectés et isolés – et cherchent des réponses. Nous nous tournons vers les pratiques qui nous relient à quelque chose de plus grand que nous-mêmes, et à nos ancêtres », explique la neuroscientifique et conférencière au MIT Sloan au FT.

La psychologue Dr Vanessa Ruspoli souligne, elle, le pouvoir performatif de l'action en elle-même : « Si vous croyez que le rituel est guérisseur, vous êtes alors susceptible de vous sentir en sécurité et optimiste dans votre espace. Vous vous racontez une nouvelle histoire, sur votre vie ou votre maison. »

À bien y penser, ces deux tendances, la généalogie foncière et le nettoyage énergétique des maisons, a priori contradictoires – l'une ancrée dans la rigueur des archives, l'autre dans l'invisible des énergies – ne révéleraient-elles pas en creux la même aspiration ? À l'heure où des applis dopées à l'IA promettent de transformer nos intérieurs, tandis que la « fast déco » bouleverse toute une filière et inscrit nos intérieurs dans l’hyperconsommation, cherchons-nous à écrire une nouvelle page qui ne soit ni amnésique, ni prisonnière du passé ? Comme si nous cherchions, entre nos murs, à réconcilier mémoire et devenir, et redonner une âme à nos maisons dévorées par l'hyper-modernité.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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