Pour contrer le fondateur du Parti de la justice et du développement, le député Kemal Kiliçdaroglu a mis en place une stratégie de communication percutante. Un oignon pourrait-il faire basculer les votes ?
Entre aura intello rassurante et confessions intimes face caméra, Kemal Kiliçdaroglu, dirigeant du Parti républicain du peuple, s'est assuré en quelques semaines de nombreux soutiens, notamment auprès des moins de 25 ans. Dans la dernière édition de sa newsletter Sur les Internets, Kéliane Martenon, fondatrice de l'agence Komando, ausculte le succès en ligne du principal opposant à l'élection présidentielle turque. Explications.
L'oignon de la discorde
Alors que s'achève le premier tour de l'élection présidentielle turque, Kemal Kiliçdaroglu, 75 ans, économiste de formation et député de la Grande Assemblée nationale depuis 2002, continue de mener une campagne redoutablement efficace. Son champ de bataille : les réseaux sociaux, TikTok inclus, où le septuagénaire compte déjà plus de 800 000 abonnés. En ligne, le candidat a pu bénéficier d'un conduit de communication débarrassé de la censure exercée dans les médias publics turcs. (À noter : une donnée qui pourrait rapidement évoluer puisque le milliardaire Elon Musk a officiellement accepté de se plier aux exigences de censure du gouvernement en place.) En réponse à la posture autoritaire, belliqueuse et hautaine d'Erdogan, Kiliçdaroglu opte pour une communication simple et directe qui ne fait toutefois pas l'économie d'explications pédagogues. « Sur ses réseaux, il s'affiche donc volontairement en position professorale pour expliquer son projet thème par thème (économique notamment)... et tacler ainsi en creux Erdogan accusé d’avoir mené le pays dans le mur, avec une inflation à 2 chiffres. Il se montre aussi régulièrement à son bureau qui croule sous les livres ou devant sa bibliothèque. D'austère, il est passé au candidat le plus sérieux, crédible, intello et rassurant », analyse Kéliane Martenon. Selon elle, trois faits d'armes notables.
Tout d'abord, une présence réussie sur TikTok, où le député a présenté plusieurs initiatives susceptibles de séduire les Z, dont la suppression d'une taxe sur les jeux vidéo. Ensuite, la publication d'une vidéo vue plus de 36 millions de fois, dans laquelle Kiliçdaroglu, stylo en main, décrit calmement et avec chaleur l'alévisme, religion mêlant Islam chiite, animisme et soufisme, religion dont il se réclame dans un pays majoritairement sunnite. Enfin, un facecam en direct de sa modeste cuisine où l'homme politique revient sur l'inflation à deux chiffres qui frappe la Turquie en exhibant un oignon. Avec son prix multiplié par trois, la plante bulbeuse, omniprésente dans la cuisine turque, est devenue le symbole de la hausse des prix. En continu dans ses vidéos, une marque de fabrique : des titres élémentaires et sans fioritures, souvent composés d'un seul mot, comme « oignon » ou « alévisme ».
L'oignon est-il la nouvelle mitaine ?
En matière d'homme politique qui enflamme les Internets, difficile de ne pas penser à Bernie Sanders. Sur TikTok, le sénateur du Vermont auteur de It's OK to Be Angry About Capitalism (à traduire par : Il est légitime d'être énervé contre le capitalisme) a rallié plus de 1,4 million d'abonnés autour de ses multiples campagnes. Entre ses diatribes anti-milliardaires à la fois savamment préparées et indubitablement authentiques et les multiples créations de mèmes auxquelles donnent régulièrement lieu ses apparitions, Bernie Sanders bénéficie sur les réseaux d'un capital sympathie indéfectible auprès des Z. On se souvient bien sûr de la photo devenue virale du Sénateur arborant d'énormes moufles lors de l'investiture de Joe Biden, photo déclinée maintes fois et assortie de diverses légendes amusantes. (Plus de 360 mèmes utilisant le cliché sont recensés sur Pinterest). Récemment, l'octogénaire s'est de nouveau fait memifier après avoir accidentellement débarqué, la mine impassible, sur la vidéo d'une célèbre tiktokeuse en train de filmer une chorégraphie sur un trottoir new-yorkais. Il n'en fallait pas plus pour séduire les réseaux, qui ont qualifié la prestation involontaire du « truc le plus Bernie jamais vu » (the most Bernie thing ever), étiquetant aussi au passage le sénateur d' « homme politique auquel on peut le plus s'identifier » (most relatable politician). Comme nous l'a récemment rappelé Camille Teste : « On peut le déplorer, mais la bataille culturelle se jouera aussi sur le terrain de l’esthétique. » Terrain sur lequel les mitaines en laine et les oignons ont visiblement un rôle (mineur) à jouer.
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