On suit ses aventures comme une série Netflix. Certains l'adulent, d'autres s'affligent, mais tous sont d'accord pour dire qu'il est le leader le plus suivi du moment. Décryptage de la méthode Musk avec Olivier Lascar.
Musk, un phénomène ! Il a ses fans, ses ennemis. On suit ses aventures comme on suit une série Netflix, et ses revers comme ses succès tiennent plus du grand spectacle que du compte rendu d'exploitation. Incontestablement, Elon Musk maîtrise tous les codes de l'hypernarrativité.
Olivier Lascar, rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir, a consacré un récent ouvrage sur la méthode Musk. Comment, en quelques années, il est parvenu à s'imposer dans tous les champs de la science contemporaine. « Il révolutionne le secteur spatial avec SpaceX, il prend position sur l’intelligence artificielle, souhaite transformer les neurosciences en connectant des ordinateurs à nos cerveaux, et joue les influenceurs pour le développement des monnaies virtuelles. » Décrypter la méthode Musk pour démêler la part de génie et les vraies zones d'ombre de ce qu'il convient d'appeler le « muskisme ». Interview d'Olivier Lascar.
Les détracteurs d’Elon Musk l’accusent régulièrement de n’avoir rien créé, de n’utiliser que des technologies déjà existantes. Qu’en pensez-vous ?
Olivier Lascar : Lors de mon enquête, j’ai constaté que ce reproche venait surtout de gens qui ne connaissent pas bien les industries sur lesquelles Elon Musk travaille. Ceux qui sont plus proches, eux, se rendent compte du caractère exceptionnel de ce qu'il est arrivé à faire, surtout en si peu de temps. Elon Musk est très médiatique, mais il ne faudrait pas en conclure qu’il est une construction médiatique. Quelqu'un d'autre que lui, avec le même niveau de fortune, n'aurait pas réussi ce qu’il a entrepris. Mais pour revenir sur le caractère même de ses innovations, il faut se souvenir que Musk vient de la programmation et qu’il applique la doxa de l'informatique — la logique incrémentale. Cela consiste à utiliser et agréger des éléments existants. L'invention de Musk est d'avoir appliqué cette doxa aux industries lourdes : l’automobile, le spatial... En cela, je pense qu'on peut mettre à son crédit d’avoir créé un nouveau process industriel. Comme il y a eu fordisme, on peut dire qu’il y a le « muskisme » .
Le « muskisme » est particulièrement visible dans sa prise de position dans le spatial.
O. L : En effet. Précédemment, un satellite était conçu comme une Rolls-Royce. Tout reposait sur le souci méticuleux de s’assurer de la stabilité du moindre composant. Musk fait le contraire. Il rogne sur toutes les marges de sécurité, au maximum. Comme il a l'esprit ingénieur et qu’il sait s’entourer des meilleurs, cela finit par donner des résultats très intéressants : des engins plus légers, plus rapides et plus puissants.
Autre surprise, Elon Musk n’hésite pas à faire reposer son développement sur les subsides de l'État.
O. L : On peut être surpris d'autant plus que Musk pousse un discours, classique chez les entrepreneurs, du self-made-man anti-État. Mais sans l'argent de l'administration américaine, SpaceX n'existerait pas. Dans le domaine de l'espace, ce partenariat public-privé a d’ailleurs toujours existé. On pourrait considérer que dans ce processus économique et financier, Musk n'a rien inventé non plus : avant lui, la NASA commandait déjà des composants auprès d’entreprises privées. Mais avec Musk, ils ont agi très différemment. Non seulement la NASA lui a commandé l'entièreté d'un programme, l'entièreté d’un alunisseur, mais elle lui a confié d'autres enjeux : c'est grâce à la capsule Dragon Crew de SpaceX que les astronautes américains peuvent à nouveau voyager dans l'espace et rejoindre la Station spatiale internationale en partant depuis le sol des États-Unis. Pendant neuf ans, et la fin de la navette, ils ont été dépendants des Soyouz russes. Beaucoup d'acteurs enragent car le secteur avait été régulé afin qu’aucun acteur ne puisse cumuler les missions. En l’affranchissant de cette contrainte, on lui a donné une force de frappe considérable. Pire, parce qu'il a le lanceur, le satellite et le service Web qui vient avec, il est en train d'établir un business global. C’est comme ça qu’il a pu devenir avec Starlink le premier fournisseur d'accès à Internet par satellite.
Il met aussi à mal la méthode scientifique ?
O. L. : C’est une des caractéristiques du personnage et qui explique pourquoi il est abondamment détesté dans la communauté scientifique. Dans les laboratoires, la méthode répond à un processus : on fait les expériences, puis quand elles fonctionnent, on écrit un papier, papier qui est relu par les pairs, et, s’il est validé, est publié dans la presse spécialisée. Au cœur de la méthode scientifique, il y a donc l’exigence d’une validation collective. Musk ne fait pas ça. Malgré ses discours, il n’agit pas pour la collectivité, c'est un individualiste. Il ne publie rien et ne communique que lorsqu'il considère que c'est une manière de se faire de la publicité. En revanche, ce n’est pas parce qu'on foule aux pieds une méthode qu’à l'arrivée, ça ne marche pas quand même.
Ça ne marche pas toujours. Il a d'énormes ratés.
O. L. : Oui, mais c’est toute la science de la communication d’Elon Musk : il parvient à faire de ses pires échecs de très bons récits. La chose est d’autant plus étonnante qu’il ne coche aucune case de ce qu’on pense être un grand communicant. Quand on le voit sur scène, il est extrêmement gauche, il bredouille, il cherche ses mots. Mais Musk a réussi à faire de la conquête spatiale du Netflix, un spectacle à épisodes avec du drama et des rebondissements. Avant lui, c’était devenu un truc pépère, très linéaire, qui ne faisait plus vraiment rêver. L'histoire de son lanceur spatial Starship est extraordinaire... Le principe d’une fusée qui réatterrit était, au départ déjà, un peu fou et tout le monde lui disait que ce serait impossible. Il l'a concrétisé avec ses Falcon. Starship, c'est la même philosophie, un cran au-dessus. Il en a fait un objet de science-fiction, oblongue, argentée, comme dans les bandes dessinées de son enfance. Pour l'instant, elle monte à dix kilomètres d'altitude, et s'est crashée de nombreuses fois. Mais chaque lancement crée un suspens qu’il revendique. En décembre 2020, quand son prototype Starship SN8, après 6 minutes de vol, s’est écrasé à l’atterrissage, cela n’a pas empêché Elon Musk de tweeter : « Super test. Félicitations à l’équipe Starship ! ».
Musk est le meilleur bateleur de la place.
O. L. : Ce qui le caractérise, c'est la force de la promesse d’une part, et le délai dans lequel il la réalise d'autre part, et qui n'est jamais celui évoqué au début. C'est le temps muskien : tous les ans, depuis trois ans, il prétend que sa voiture autonome aura atteint à la fin de l’année le niveau 5 c’est-à-dire celui qui fait qu’elle conduit totalement seule. Et tous les ans, il se maintient au niveau 2.
Beaucoup le soupçonnent d’agiter certains sujets pour qu’on évite de le questionner sur d’autres. Par exemple, de mettre en avant la conquête de Mars pendant qu’il déploie ses 42 000 satellites sur l’orbite basse terrestre.
O. L. : Bizarrement, il parle beaucoup de la colonisation de Mars, mais il ne parle jamais de celle, bien réelle, qu'il installe sur l'orbite basse de la Terre. On pourrait avoir l'impression que toutes ses actions sont extrêmement préparées, réfléchies. Ce n’est pas forcément le cas. Je pense plutôt qu’il est dans l'hubris à 100 %. On l’a vu avec les épisodes de son rachat de Twitter. Il donne l'impression de tirer d’abord et de faire les sommations après, sans avoir de plan arrêté. La caractéristique de Musk, surtout quand on le compare aux autres grandes figures des nouvelles technologies, c'est une forme de sincérité. Il croit vraiment ce qu'il dit. Il croit vraiment que le destin de l'humanité est d'aller sur Mars, que si une voiture conduit seule, il y aura moins d'accidents, que ça sera meilleur pour la collectivité, ou de ce qu'il connaît de la collectivité, c’est-à-dire son cercle d’happy few. Ce n'est pas l'homme d'affaires qui décide d'attaquer un secteur uniquement parce qu'il sent qu'il y a du profit à en tirer. Il est troublant néanmoins de constater la façon dont ses différentes actions, qui paraissent être menées en silos, se répondent. En devenant patron de Twitter, il sera un Citizen Kane du numérique, capable d'influencer la sphère politique. Il en aura besoin pour que naisse un cadre législatif propice au total développement de ses entreprises. Prenez Neuralink : ses puces électroniques sont censées, un jour, équiper les cerveaux de personnes en bonne santé (notamment pour jouer aux jeux vidéo par la pensée ! ) or ce type d'expérimentation est aujourd'hui hors-la-loi. Et quand on voit le nouveau robot humanoïde de Tesla, on ne peut pas s'empêcher de penser que le savoir-faire de Neuralink sera mis à contribution dans ce projet de robotique. Musk est un homme « synergique ».
On dit qu’il est l'homme le plus riche du monde. Mais c'est une richesse de papier. Musk aurait-il un modèle économique aussi fragile que n'importe quel influenceur ?
O. L. : Son goût de la narration permanente trouve sans doute son origine dans la nature même de ses business. Il fait des tours de table régulièrement, doit lever des fonds et il le fait d’autant plus facilement qu'il a des gens qui le suivent, qui sont fans de lui et qui veulent alimenter ce storytelling. D’autant plus qu’il a des zones de fragilité, par exemple les enquêtes autour de Tesla et de ses accidents. Si elles devaient aboutir à des condamnations, son cours de Bourse pourrait s'effondrer et là on verrait qu'effectivement c'est une richesse de papier. Ses nombreux ennemis se révéleront au grand jour.
Elon Musk passe complètement à côté du grand défi de la transition écologique.
O. L. : C'est son talon d'Achille. D’autant plus que sa réussite industrielle et financière ne peut pas se passer de l'engouement public qui fait qu'il est suivi, qu'il a des fans et qu'il lève de l'argent. Or, ça ne pourra plus fonctionner s’il est trop en dissonance avec ce souci collectif de préservation de la planète. C'est une question qui reste ouverte : comment va-t-il aborder cette thématique ? Ce qui est certain, c’est que Musk n'est pas un écolo. Je crois qu'il s'en fout complètement. Et ce n'est pas un altruiste non plus. Les gens qui l'ont côtoyé directement le confirment : il est odieux. S’il doit construire un récit qui intègre l'écologie et une approche plus humaine, au vu de sa nature, je ne suis pas sûr qu'il y arrivera. Ce sera un vrai problème dans les prochaines années.
L'administration américaine pourrait aussi cesser de le suivre dans ses projets.
O. L. : C'est le moment Frankenstein. La NASA a fait prospérer Musk, et il atteint un tel niveau, qu’il pourrait s'affranchir de ce partenariat. Est-ce que la NASA et l'administration américaine peuvent se le permettre ? Il y a quelques mois, pour la première fois, la NASA a fait une communication sur son inquiétude concernant la prolifération des satellites de Musk. Biden entretient avec lui de très mauvaises relations. Tant qu'il leur sert, cela fonctionne, et il peut prendre des initiatives comme rétablir Internet en Ukraine. Mais le même industriel aurait pu décider d'aider Poutine. Qu'est-ce que l’administration américaine aurait fait pour l'en empêcher ? C'est grave d'avoir créé les conditions qui font que des acteurs privés, des individus, ont une telle marge de manœuvre.
À LIRE : Olivier Lascar, Enquête sur Elon Musk, l'homme qui défie la science, chez Alisio, juin 2022
ne pensez vous pas que tout comme Musk, l'ancienne équipe de Twitter a pu influencer la vie politique US? lorsque vous avez une position dominante dans un marché quel qu'il soit, il ya toujours un risque de dérive.
très intéressant, un tel profil est à la fois fascinant et effrayant et aimer ou détester cet homme est sans importance. Ce qui est réellement effrayant est que désormais les moyens sont disponibles pour qu'un être humain, homme ou femme, influence l'humanité en entier. Le profil prédateur, dominant, "odieux" de telle personne ne peut que nous entraîner vers une catastrophe... dommage!