
Ce n'est ni un coup de foudre, ni un flirt, ni une liaison. Quoi alors ? Toutes les nuances du vertige amoureux.
Gribouiller des initiales sur son cahier, rejouer à l'infini dans sa tête quelques mots échangés, vérifier frénétiquement qui a liké son dernier post, et débriefer des heures durant avec ses ami.e.s... « Le crush est à la fois une rêverie légère et une obsession, un sujet inépuisable de conversation et le prétexte à des enquêtes infinies sur les réseaux sociaux », raconte Christine Détrez, spécialiste des stéréotypes dans les représentations de genre et des sujets de socialisation à l'amour et à l'amitié. Dans son livre Crush, la sociologue retrace l'histoire de ce sentiment amoureux, et partage les conclusions formulées à la suite des ateliers de recherche menés à l'ENS à propos de jeunes âgés de 13 à 25 ans, à l'heure des reels et stories Instagram.
C'est quoi un crush ? D'où vient le terme que l'on entend maintenant partout ?
Christine Détrez : Un peu comme pour flirt, qui retraverse l'Atlantique après avoir emprunté à l'expression française « compter fleurette », le mot crush proviendrait du verbe croissir, qui signifie écraser, casser, briser. Le terme apparaît dès la fin du 19e siècle, au côté de son synonyme, « mash », à traduire par écraser en français. Peu à peu, ce second terme est effacé au profit de crush. D'après les universitaires américains, le crush faisait alors partie intégrante de la vie estudiantine de l'époque. Le sujet du crush est ouvertement abordé dans les journaux des universités non mixtes, produits par les étudiantes. Le crush est alors mis en avant comme pierre angulaire rythmant la vie de l'école. Les crushs étaient encouragés car ils permettaient de socialiser les filles aux études universitaires. Il s'agissait de témoigner de son admiration face aux élèves plus âgées et du même sexe, comme on le ferait à une « marraine de promo », à qui il était commun d'offrir des bonbons et des gâteaux, ou de porter le cartable. L'idée est de favoriser l'émulation, l'amitié ritualisée... Parmi les premières occurrences du terme, on trouve aussi les journaux intimes et autres scrapbooks, et surtout les romans, où l'expression est utilisée pour évoquer une nouvelle démographie : les jeunes étudiantes. À ce moment-là, le crush appartient exclusivement à l'univers féminin.
Peu à peu, la signification du terme change. Quand et pourquoi ?
C. D : Peu à peu, le crush est soumis à plusieurs accusations. Trop flou et ambigu, il encouragerait les jeunes filles, une fois leurs études terminées, à se soustraire aux carcans domestiques hétérosexuels. Le crush est soupçonné de s'apparenter à des relations amoureuses, voire sexuelles, avec d'autres femmes. C'est le début de la panique morale ! La presse produit des articles à destination des mères, les invitant à repérer les signes avant-coureurs du crush qu'il faudrait vite soigner. Le crush devient synonyme de pathologie. Plus récemment, le terme crush a pris une nouvelle signification, désignant l'attirance pour quelqu'un ayant vocation à rester – non pas secrète car on va en parler à beaucoup de gens – mais cachée de la personne concernée.
Le mot a été l'apanage des filles. Pourquoi ?
C. D : Chez les garçons, les conversations sur les crushs se déroulent sur le mode de la taquinerie, ce qui peut les empêcher de se confier. Chez les filles, le crush opère comme un rite de passage, un moyen de sociabiliser comme n'importe quelle autre pratique culturelle. Mira, adolescente que je cite dans mon ouvrage, explique que lorsqu'on est au collège, avoir un crush fait partie de la panoplie de la jeune fille accomplie, au même titre que le lissage de cheveux et l'achat de pantalons Jennyfer. Cela dit une chose importante : la place automatiquement attribuée à la romance dans la vie des jeunes filles, sous-tendue par une activité chronophage. Car avoir un crush est une activité qui prend du temps de pensée, de parole... À l'inverse, les garçons en sont privés. Les compétences conversationnelles et émotionnelles qui en découlent (apprendre l'importance de l'amour, apprendre à raconter, identifier, analyser leurs sentiments) sont moins encouragées. Ce n'est guère étonnant : la sociologie du genre nous apprend bien que tout ce qui s'apparente au genre féminin est dévalorisé.
Vous écrivez que le flirt est le miroir d'une époque : celle de la transition entre la fin de l'ère puritaine et la révolution sexuelle. C'est-à-dire ?
C. D : Dans le livre Histoire du flirt, l'historienne Fabienne Casta-Rosaz montre que le flirt en tant que pratique arrive en France durant la deuxième partie du 19e siècle, avant de disparaître à la fin des années 70. Ce qui signe la fin du flirt, c'est le rapprochement des corps. En France, à la fin des années 1800, les jeunes filles de bonne famille n'ont pas le droit de fixer un homme dans les yeux : il faut viser son épaule. Même les regards sont policés. Le début du flirt, c'est le début des jeux de regards, sans contact des corps. Au fil des décennies, le flirt incorpore le toucher, qui devient une pratique adolescente communément admise dans les années 60, par le biais des booms, de la danse et de la musique. Rappelons-nous du morceau Tous les garçons et les filles de Françoise Hardy ! Une limite demeure : la sexualité. Dans les années 50 et 60, les historiens précisent que le flirt ne sert pas à trouver son futur mari ou sa future femme. À quoi cela sert-il alors ? À formaliser son identité d'adolescent, à expérimenter, à décoder, à apprendre des gestes : tenir par la main, embrasser… Dans les années 70, avec l'arrivée de la pilule, les corps peuvent se rapprocher sans dangers.
Quel rôle joue le cinéma hollywoodien dans la démocratisation de l’imaginaire amoureux ?
C. D : On ne peut pas penser des enjeux sociaux sans prendre en compte les environnements technologiques. La musique des années 60 normalise le flirt ; le cinéma hollywoodien, le baiser ; les réseaux sociaux, le crush... Jusqu'aux années 50, la majorité des femmes expérimentait leur premier rapport sexuel durant leur nuit de noces, avec un homme qu'elle n'avait jamais embrassé, rappelle le sociologue Hugues Lagrange. Ce n'est que récemment que le baiser s'est imposé comme étape évidente et incontournable du script amoureux. Ce travail de romantisation et de vulgarisation est opéré par le cinéma hollywoodien, qui va faire du baiser le vecteur d'une charge érotique nouvelle. Aux États-Unis, le code Hays, appliqué entre 1934 et 1968, censure la représentation d'actes sexuels, et prohibe même le fait de montrer un lit double dans une chambre. Le chercheur Carlos Solano montre comment le baiser est alors surinvesti par les réalisateurs et scénaristes pour montrer les personnages en train de faire l'amour : les femmes se pâment, les hommes tremblent... Cela diffuse ainsi une norme.
Quel est selon vous le devenir du crush ?
C. D : Aujourd'hui, le mot est partout, des réseaux sociaux aux publicités pour des marques de pizzas ou de vêtements. Je pense que le terme est voué à s'affaiblir ou à devenir un mot-valise, plastique, qui servira – comme c'est déjà le cas chez certains – à définir l'indéfinissable, la part de fantasme. Notons que le terme sert aussi à catégoriser ce que l'on cherche à tenir à distance, à minimiser. Lors de mon enquête, un jeune homme mettait l'accent sur le fait que le mot est court, anglais, et souvent suivi du qualificatif « juste ». On dira volontiers : « c'est juste un crush. » J'observe aussi parfois, chez les couples plus âgés, que le terme est utilisé pour désinvestir un coup de cœur, et minorer le risque qu'il pose à sa relation, dans la mesure où le crush n'a pas forcément vocation à être concrétisé. Il me semble que le crush peut apporter ça aux couples.
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