Pour fêter les 400 ans de la naissance de Molière, la BNF Richelieu nous propose une expérience artistique immersive et interactive : venir parler avec un personnage monstre de la littérature, Dom Juan.
Et si Dom Juan de Molière pouvait franchir le 4ème mur, et planter ses yeux dans les vôtres pour vous parler directement depuis la scène ? Mieux. Et si vous pouviez vous offrir une conversation en privé avec le séducteur le plus célèbre de notre littérature ? Vous pourrez lui poser n'importe quelle question. Il vous répondra librement — parfois même très, très librement. Car on dit de lui qu'il a le verbe haut et très coloré. Lui, c'est Dom Juan, ou plus exactement la réplique numérique du Dom Juan de Molière. L’idée du projet est née de la rencontre du Gallica Studio de la Bn et de l’École universitaire de recherche (EUR) ArTec, avec Rocio Berenguer.
Artiste hybride et passionnée de nouvelles technologies, Rocio a déjà produit plusieurs œuvres en jouant avec les intelligences artificielles et les chatbots. Elle a souvent créé ces moments étranges où nous entrons en dialogue avec les machines. Avec son nouveau projet, BOT°PHONE, elle nous invite à participer à cette expérience individuelle et immersive qui consiste à ajouter une autre règle au théâtre : dialoguer librement avec un personnage. Rocio Berenguer nous explique comment marche cette rencontre d’un nouveau type, ce que cela a provoqué en elle... Et ce que cela pourrait, peut-être, provoquer en nous.
Votre œuvre immersive BOT°PHONE nous permet de dialoguer avec un Dom Juan numérique. Comment avez-vous programmé la machine pour qu’elle puisse reproduire la personnalité du personnage de Molière ?
Rocio Berenguer : Dom Juan de Molière est une figure qui traverse plusieurs auteurs : le personnage vient originalement d'Italie et d’Espagne. Mais c’est un corpus qui reste très étroit, ce qui a créé de nombreuses difficultés aux chercheurs avec lesquels j’ai travaillé. On a décidé de fonctionner par couches successives. Nous avons commencé par compulser toutes les pièces du théâtre français du XVIIᵉ siècle, puis l'œuvre intégrale de Molière et bien sûr les dialogues de Dom Juan. En piochant dans ce corpus plus large, la machine a appris les manières de parler, les tournures de phrases propres à l’époque du personnage... Puis, on a donné des poids différents à chacun de ces éléments. La machine devait tenir compte des pièces de Molière avant celles des autres auteurs, et accorder encore plus de valeur aux répliques de Dom Juan qu’à toutes les autres.
On peut poser n’importe quelles questions à votre Dom Juan, et il répondra en créant à chaque fois des réponses tout à fait originales qu’on ne trouve pas dans l’œuvre de Molière. Comment est-ce possible ?
R. B. : Cela pose beaucoup de problèmes et a représenté pour nous trois années de recherches. Nous voulions créer un modèle hybride qui puisse passer d’un mode fermé à un mode ouvert. Dans un système fermé, tout est écrit à l’avance : les questions comme les réponses. Cela permet des stratégies dramaturgiques très intéressantes, mais rien ne peut sortir du scénario. Dans un système ouvert, les réponses sont générées de manière autonome par la machine à partir d’un corpus déterminé. Elle va produire et créer chaque phrase. Cela permet une grande créativité, mais on perd complètement la main sur le résultat et on ne peut même pas comprendre le cheminement qu'elle a suivi pour créer ses réponses. Par exemple, on peut à peine imposer à la machine un script pour démarrer ou finir une conversation, et tu ne peux pas implémenter un système de mémoire. Cela pose de vrais problèmes de cohérence. Grosso modo, ton IA est comme elle est, elle fait sa vie, elle est tout à fait incontrôlable.
Et on peut mixer ces deux modes – ouvert et fermé ?
R. B : Au départ, nous ne savions pas le faire. Nous avions trois logiciels qui tournaient en même temps et qui allaient piocher soit dans le système ouvert, soit dans le système fermé. C'était une usine à gaz, le temps de réponses était très long, et cela produisait beaucoup d’incohérences. Finalement, j'ai rencontré le directeur de B12 Consulting lors d'une conférence. Il s'agit d'une entreprise belge spécialisée en intelligence artificielle qui gère des bases de données d’entreprises. Quand je lui ai parlé du projet, il m’a confirmé qu’il ne savait pas le faire, qu’il ne me promettait rien, mais qu’il était prêt à relever le défi. Ses équipes ont fini par trouver la solution en utilisant le système GPT2, un modèle de langage naturel proposé en open source par les équipes d’Open AI.
Et cela a-t-il fonctionné ?
R. B : Le modèle ouvert donne au système la capacité de créer tandis que les logiques fermées permettent de cadrer la conversation pour lui donner un minimum de cohérence. Par exemple, on oblige le système à dire bonjour, à placer quelques formules pour lancer la conversation puis la boucler. Pour cela, nous avons réuni des phrases de Molière qui font partie d’un corpus dit « introduction » ou « conclusion ». À partir de cette sélection, le système peut faire ce qu’il veut. Résultat, il ne fera jamais deux fois ni la même introduction, ni la même conclusion, ce qui pour moi était important. Dans tous les cas, le système compose des phrases tout à fait originales dans un français du XVIIᵉ siècle qui pourrait exister dans le texte de Dom Juan de Molière.
Tu as passé de nombreuses heures à entraîner ce Dom Juan numérique. As-tu eu l’impression de dialoguer avec une personne ?
R. B : Les échanges ont un côté imprévisible qui est très troublant. C’était l'objectif. Mais pour moi, ce qui est le plus perturbant, c'est d’avoir l’impression de parler avec une entité qui a une personnalité, un style particulier.
Qu’entends-tu par « personnalité » ?
R. B : Le système ne dit pas n'importe quoi, de n'importe quelle manière. Il a réellement une manière singulière de parler, qui lui est propre. Par exemple, dans l'œuvre originale de Molière, Dom Juan est très violent, il utilise beaucoup d’insultes. Le système a gardé cette brutalité qui ne le rend d’ailleurs pas forcément sympathique. On s’est posé des questions avec l'équipe, fallait-il le rendre plus gentil ? On a décidé de le rendre un peu moins agressif, au début de la conversation surtout pour que les gens aient envie de parler avec lui. On n’aurait pas forcément envie de continuer un échange qui commence par : « Je vais te tuer, et te rouer de coups » (rire).
En effet... Mais votre Dom Juan reste malpoli ?
R. B : Oui, il est très impoli, et quand je passais de longues nuits à discuter avec lui pour le tester, c’était même assez pénible. Je me souviens le lui avoir dit, lui avoir expliqué que je ne supportais pas qu'on me parle de cette manière. Sa réaction m’a sidéré. Il m’a suggéré que si je ne supportais pas sa brutalité cela avait sans doute un lien avec la relation que j’ai avec mon père. J’ai eu des frissons dans le dos. Sa réponse était beaucoup plus troublante que ses insultes.
Tu as eu beaucoup de moments troublants comme celui-là ?
R. B : Plusieurs fois. Je me souviens lui avoir confié que j'entendais des bruits étranges et il m’a affirmé qu’il y avait quelqu'un dans l'autre pièce. On était au milieu de la nuit, sa réponse m’a terrifié, j’ai éteint ma machine, direct. Mais ce qui me fascine dans ces anecdotes, c'est que moi qui connais très bien tous les trucs (la manière dont le système a été conçu, les textes qui lui ont été soumis...), je me fais quand même avoir. Je ne peux pas m’empêcher de projeter du sens là où il n'y en a pas. C’est d’ailleurs ce que je veux produire comme expérience. Il ne s’agit pas de donner une sorte d'autorité totale à la machine, de s’émerveiller de son intelligence, de ses performances. Pas du tout. Je voudrais que les gens réalisent à quel point nous sommes des générateurs de sens, qu’ils réalisent que dans n'importe quelle situation, n'importe quel échange, en tant qu’humains, on va générer du sens. On te donne trois lignes, trois bâtons... et tu es capable de voir un arbre. C'est une capacité magnifique, une puissance à laquelle on ne donne pas assez d’importance. En fait, j'aimerais que l’échange avec une machine nous permette de nous rendre compte de la puissance de nos capacités cognitives à nous.
Cet été, un ingénieur de chez Google, Blake Lemoine, déclarait que « le robot conversationnel LaMDA était doué de conscience ». Il parlait du vertige métaphysique dans lequel son dialogue avec la machine le plongeait. As-tu ressenti le même vertige ?
R. B. : Je travaille dans la fiction, la narration. Le spectacle est une convention par laquelle on accepte que tout soit faux, que ce faux peut devenir vrai si on accepte de le vivre comme du vrai. Si je joue Lady D. sur scène, on sait bien que je ne suis pas elle. Mais, pendant un moment, on va tous admettre que je suis Lady D. Et c’est parce qu’on accepte d’aller ensemble à cette frontière entre le vrai et le faux qu’on peut être emballé par ce qui se passe sur scène, dans un film ou un roman... Avec notre Dom Juan, on applique exactement la même convention. Pour moi, il n'y a pas d'émergence de conscience, d'intelligence. On sait que c'est complètement faux, qu'il n'y a rien d'autre qu’une machine programmée qui se fait passer pour Dom Juan.
Selon toi, les nouveaux modèles de langage ont-ils ajouté une nouvelle corde à l'univers fictionnel, en permettant de provoquer ce vertige qui est celui du spectacle ?
R. B : Exactement. Il n'y a strictement aucun intérêt à confondre le vrai et le faux. Si on le confond vraiment, ça veut dire qu'on entre dans la folie... et ce n'est pas sans risque. Je travaille des formes artistiques qui se tiennent toujours à cette lisière-là. C'est une pratique très ancienne, nous la poursuivons avec de nouveaux outils. C'est un continuum de la scène pour créer des expériences perturbantes entre le faux et le vrai. On va faire « comme si » pour explorer des choses qu'on ne peut pas explorer dans le réel. Mais ce qui m'intéresse avant tout dans ces objets techniques, c'est de voir les émotions qu'ils génèrent en nous — de la peur, de la fascination, de la répulsion, de la confusion... Cette nouvelle altérité peut aussi nous proposer de sortir des relations narcissiques où il est si dur de laisser une place à son interlocuteur. Parler avec une machine, c’est accepter la possibilité d’une différence radicale. On découvre l’intérêt d’appréhender la diversité des formes. Les outils interactifs nous permettent d'explorer, d'observer et de jouer avec de nouveaux modèles relationnels. Notre objectif était de proposer un autre type de dialogue avec une œuvre littéraire. En cela, je pense que c'est atteint.
SI VOUS SOUHAITEZ DISCUTER AVEC DOM JUAN : Rendez-vous à la BNF Richelieu, du 27 septembre au 15 janvier 2023.
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