Auteur du film interactif « The Angry River », le réalisateur américain Armen Perian nous parle de l’influence grandissante des jeux vidéo et des nouvelles technologies sur le cinéma traditionnel. Fini le binge-watching passif sur Netflix... nous devenons maîtres des contenus que nous regardons !
De Mosaic (2018), mini-série interactive d’HBO à l’épisode Black Mirror « Bandersnatch » lancé début 2019 sur Netflix, les fictions interactives font l’objet d’expérimentations chez les diffuseurs VOD. « Attendez-vous à voir plus de films de ce format, nous commençons tout juste à nous y intéresser », assuraient des dirigeants de la seconde plateforme dans une interview vidéo. De plus en plus pris en compte, le libre choix et la subjectivité des spectateurs sont voués à influencer davantage leurs contenus.
La popularité des jeux vidéo n’est pas étrangère au phénomène. Début 2019, Netflix faisait le même constat dans une lettre à ses actionnaires : « Nous sommes en compétition (et perdons) face à Fortnite avant même HBO (…) Notre attention est moins concentrée sur Disney+, Amazon ou autres, que sur la façon dont nous pouvons améliorer l’expérience de nos utilisateurs ».
Plus officieusement, des artistes-chercheurs vont plus loin et développent des fictions audiovisuelles « dont vous êtes le héros » à l’aide d’innovations plus pointues.
Technologie de suivi oculaire, contrôle par la pensée et les émotions… Les interfaces humains-machines « augmentent » aussi cette quête d’interactivité. Armen Perian, ancien de la société de production de Leonardo DiCaprio « The Appian Way », fait partie de ces pionniers. Avec son film « The Angry River » , disponible en ligne gratuitement, le réalisateur utilise l’eye-tracking pour déterminer quel personnage vous intéresse le plus et quelle suite donner au scénario, le tout depuis votre webcam. Vous plongez, en un clic, au cœur d’une famille de trafiquants à Portland, en Oregon, et devenez vous-même le narrateur (peu fiable) de leur histoire…
Comment avez-vous pensé le film ? Avez-vous construit le script avant de décider de le rendre interactif ?
ARMEN PERIAN : J’ai commencé par étudier le mécanisme du film : comment on utilise l'interactivité pour créer une chambre d'écho ? À quoi ça ressemblerait dans un film ? Comment utilise-t-on la théorie autour du film - le neurocinéma, certaines études, l’effet « Kuleshov » (la propension d'un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède et à tromper notre cerveau, ndlr) - pour transformer le spectateur en un narrateur peu fiable ? Et surtout, comment fait-on cela sans sacrifier ce que nous considérons comme sacré dans le cinéma ? Après avoir répondu à ces questions, l’idée de masquer la vraie victime du film en me basant sur le regard des téléspectateurs m’a attirée. Le trafic d’humains existe malheureusement dans toutes les grandes villes d’Amérique, mais si vous n’y regardez pas de plus près, vous ne saurez jamais que c’est là, sous vos yeux.
Eye tracking, neurosciences, personnalisation… de plus en plus de technologies se placent au service de scénarios interactifs. Est-ce que le cinéma linéaire est voué à disparaitre ?
A. P. : Le mécanisme interactif et le sens que vous attribuez à votre scénario peuvent être aussi variés que le genre que vous choisissez, puisque finalement, tout est dicté par l’histoire que vous racontez. De cette façon, la voix de l’artiste est maintenue malgré l’interactivité. Il n’y a pas de formule mathématique, mais il y a toujours une méthode dans le choix du médium.
Pour le moment, la personnalisation est l'exemple le plus courant de narration interactive. C’est un reflet direct de l’intérêt des spectateurs. L’histoire change en fonction de ce que le public désire, perçoit. Mais cela manque de profondeur à mon sens, c’est essentiellement l’artiste qui tient un miroir à son public sans réellement songer à la réflexion qu’il veut partager…
Les films interactifs sont « un » avenir du cinéma, pas « l’avenir ». Il y a encore une place pour les films linéaires, au même titre que les romans, les pièces de théâtre ou les séries. L’interactivité n’est justifiée que lorsque votre thème s’exprime dans le dialogue entre l’artiste et le public. Dans le cas contraire, vous courez le risque d’obtenir un effet « gadget ». Certaines histoires sont mieux racontées à travers une seule voix. L’interactivité est, en fin de compte, un autre outil pour les créateurs.
Quelles fictions interactives vous ont le plus marquées jusqu’à présent ?
A. P. : Les BioShock (jeux vidéo d’aventure à la première personne) l’ont très bien fait et racontent une vraie histoire tout en permettant au public de s’y insérer. Plus tard, The Witcher 3 (un role-playing-game fantastique qui se conclut sur trois fins possibles, ndlr) apportait une vraie profondeur et plus d'humanité. Les choix que vous faites dans le jeu affectent le cours de l’histoire, en lieu et place de choix binaires - bons/mauvais - trop simplistes et faciles à prévoir. Plus récemment, Red Dead Redemption II (jeu de western en monde ouvert, interactif et évolutif, ndlr) a poussé le cran plus loin. Les choix que vous faites affectent la façon dont votre personnage perçoit les événements du jeu, plutôt que l'intrigue elle-même (des jeux et activités sont en effet intégrés à l’univers de façon « organique ». Ils influent même sur l’humeur des personnages secondaires, ndlr). Ces trois exemples montrent comment l’interactivité peut fonctionner de concert avec l’histoire, plutôt que d’être contradictoire ou tout bonnement inutile.
Que des jeux vidéo donc… Les diffuseurs sont-ils prêts à aller dans ce sens ?
A. P. : Nous vivons à l’ère du tout-numérique. Tout est organisé « pour nous » ou pour réagir en fonction de nous. Pourquoi pas la fiction ? Je pense que les plateformes de diffusion ont un enthousiasme réservé, en partie parce que le défi principal à relever concerne la standardisation de ces nouveaux contenus, laquelle complique énormément la production. Chaque projet exige une approche unique ! Mais c’est de toute façon dans ce sens que nous allons. Les concurrents de Netflix ne sont ni HBO ni Hulu, mais Apex et Red Dead Redemption II.
Quels sont vos futurs projets ?
A. P. : Je travaille sur « Ghosts in the Brazos », un successeur spirituel de « The Angry River » (le film utilisera les mêmes mécanismes : narration sérialisée, eye-tracking… ndlr) avec lequel j’explore le « Sovereign Citizen Movement » , un groupe de citoyens souverains auto-proclamés refusant de se plier aux lois et à la Constitutions américaine. Nous y développons une technologie qui permet aux spectateurs de réagir à des publics du monde entier et d’adapter le spectacle à mesure qu’il progresse épisodiquement (chaque piste narrative sera créée par différents auteurs, ndlr).
Je travaille aussi sur le projet « Systole », mi-film, mi-chorégraphie, explorant la relation entre les battements de cœur et les mouvements de danse. Là où « The Angry River » et « Brazos » utilisent l’interactivité pour masquer l’intrigue complète, « Systole » invite les spectateurs à se comprendre les uns les autres, en utilisant le cœur même de ce qui fait de nous des humains.
ARMEN PERIAN a écrit et réalisé des films pour différents artistes, dont le cinéaste Jordan Peele (Get Out, Big Mouth...) et l'acteur Andrew Garfield (Spider-Man, The Social Network...). Après un passage chez The Appian Way, société de production de Leonardo DiCaprio, il fonde sa propre société de production, Pomegranate Films. Il a travaillé avec des marques comme Netflix, Carnival Cruises et HBO.
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