
Sur TikTok, les hashtags comme #SkinnyTok ou #ThighGap font ressurgir des discours glorifiant la maigreur extrême.
« Rien n’a aussi bon goût que la sensation d’être mince. » Lorsque Kate Moss lâchait cette formule en 2009 au quotidien américain Women’s Wear Daily, elle a choqué l’opinion publique aussi vite qu'elle a investi les sites « pro-ana » (raccourci de pro-anorexia). Déclinée dans toutes les polices d’écriture possible et incrustée dans des montages photo, elle a fait le tour du Web pendant des années. Si la mannequin regrette aujourd'hui ses paroles, ces dernières s’offrent pourtant une seconde jeunesse sur TikTok.
Quand on cherche bêtement « anorexie » ou « pro-ana » sur TikTok, on ne trouve rien. Seul un message de soutien affiche « Tu n’es pas seul(e). Si toi ou quelqu’un que tu connais traversez une période difficile, de l’aide est toujours disponible. » C’est de cette manière que les services de modération filtrent les mots « sensibles » tout comme le terme « suicide ».
En revanche, il suffit de taper les hashtags #Size0 (plus de 1 000 vidéos), #Skinnylegend (19 000 résultats) et surtout #Skinnytok qui fait l’éloge de la maigreur sur plus de 40 000 publications, pour tomber sur des contenus qui prodiguent des conseils pour perdre du poids et ouvrent des espaces de discussion pour les personnes atteintes d’anorexie mentale.
Des blogs ultra-confidentiels…
Le mouvement « pro-ana » apparaît dans les années 2000 sur des blogs et forums animés par des internautes souffrant de troubles des conduites alimentaires, comme l’anorexie mentale, qui touche majoritairement les adolescents, filles comme garçons.
Initialement cantonné aux sphères anglophones, le phénomène gagne la France avec l’essor de Tumblr, de Skyblog ou de Pinterest. Entre 2010 et 2014, les sociologues Paola Tubaro et Antonio Casilli qui ont consacré un livre au mouvement pro-ana recensent jusqu’à 600 sites français. On y trouve des photos de mannequins très minces, des suivis de poids, des journaux alimentaires, mais aussi des témoignages et formes de soutien. Loin de ne faire que glorifier l’anorexie, ces espaces jouaient parfois un rôle d’entraide, soulignent les deux chercheurs.
Qu’importe : à la fin des années 2000, on n’en veut plus. Des propositions d’amendement se multiplient en France pour interdire ces contenus, AOL et Yahoo prennent des mesures dès 2001, et en 2012, Tumblr puis Pinterest annoncent bannir les contenus liés à l’automutilation. Mais avec la pandémie, le mouvement revient en force à coup de #thinspo, #A4Challenge ou autres #ThighGap sur un réseau où la modération est quasi-inexistante : Twitter. En 2025, le mouvement passe sur TikTok où des centaines de vidéos estampillées #ThighGaps sont en libre accès.
Et maintenant, des vidéos virales accessibles à tous
Dans une prise de parole courageuse, la créatrice de contenu Angie Di Bello a raconté le 24 mars dernier, sa chute dans la spirale de l'anorexie : « Il y a un peu plus de 3 ans, j’avais 20 kilos en plus que je voulais absolument perdre, et je n’ai pas trouvé meilleure idée que de me brancher sur le #SkinnyTok. » Elle y détaille les conséquences : perte de cheveux, de dents, dépression, sueurs froides, solitude… « Être skinny, c’est que la mode là, en ce moment, avertit-elle. Ne mettez pas votre vie en danger.»
Effectivement, quand on creuse, le constat est accablant : TikTok regorge de contenus pro-ana. On retrouve les codes des années 2000 : citations inspirantes ( « Je veux peser 39 kilos », « Les filles minces gagnent toujours » ), photos et vidéos glorifiant les mannequins taille 0 comme Kate Moss, Snejana Onopka ou Vlada Roslkyakova, des avant/après, astuces pour tenir le coup ( « bois de l’eau chaude pour activer ton métabolisme » ), discours de motivation élevant la discipline ou le contrôle au rang de valeurs sacrées, journal détaillé de l’évolution du poids et du régime alimentaire. Ajoutez à cela les commentaires qui abondent en conseils ou en demande de validation ( « Je fais 1,69 m et je pèse 53 kg, est-ce que c’est bien ? » ).
Comme à l’époque, les utilisatrices déploient des stratégies pour contrer la modération. Si les hashtags sont trop censurés, on se contente de parler d’an0rex¡3, d’Ana (l’anorexie), Mia (la boulimie)... Nouveauté propre à TikTok, les musiques peuvent désormais se substituer aux mots : plus besoin d’écrire, pour rejoindre la communauté, il suffit d’utiliser ce simple audio, RABSTVO, qui recense plus de 1 000 vidéos, ou cet autre son, your kidding right, mettant en avant plus de 14 000 publications se rapprochant de l’orthorexie, l’obsession de ne manger que des produits considérés sains.
Aucun message d’avertissement n’apparaît lorsque l’on tape skinnylegend, thighgaps, size0 ou liquidfasting dans la barre de recherche de la plateforme. À tel point que plusieurs créatrices de contenu françaises spécialisées dans la perte de poids saine comme Lili Rose Galeazzi ou Marie Bfrlla ont, elles-mêmes, pris la parole pour dénoncer ces tendances dangereuses pour la santé.
Ces contenus ne « rendent » pas anorexique, mais peuvent être un facteur déclenchant chez des personnes vulnérables, prévient le Dr Saoudi, psychiatre : « Une exposition à ces contenus à un moment de fragilité peut déclencher un trouble des conduites alimentaires. »
Interrogé, TikTok affirme interdire les contenus incitant aux troubles alimentaires. « La majorité est supprimée avant même d’être signalée », assure la plateforme, qui précise que des recherches comme #SkinnyTok déclenchent des messages d’alerte renvoyant vers des ressources spécialisées.

Au-delà de la modération, il faut de la prévention
On aura beau bannir les sites « pro-ana », censurer la moindre vidéo renvoyant au #SkinnyTok, ce mouvement trouvera toujours une nouvelle place sur Internet. Mais comme dans les années 2010, il convient de distinguer les contenus utilisés comme exutoire par des personnes en détresse, et les contenus faisant l’apologie de méthodes pour maigrir le plus possible. Pour les sociologues Tubaro et Casilli, celles et ceux qui regardent ces vidéos ont pour la plupart déjà des symptômes ou des diagnostics. C’est au contraire en laissant un espace d’échange aux personnes atteintes d’anorexie mentale que l’on peut les écouter, les accompagner et les guérir.
Pour le Dr Saoudi, le constat est plus alarmant : TikTok rendrait ce mouvement bien plus dangereux qu’à l’époque des blogs et forums. « C’est une plateforme qui pousse les contenus populaires, majoritairement fréquentée par des ados, à un âge où l’on est particulièrement vulnérable », alerte-t-il. L’algorithme personnalise et diffuse ces contenus à grande échelle, amplifiant l’exposition des plus jeunes à la glorification de l’anorexie. Une étude australienne de 2024 confirme : plus les jeunes femmes utilisent TikTok, plus les troubles alimentaires et la mauvaise image de soi augmentent.
Si vous vous sentez concerné.e.s ou si vous vous inquiétez pour un proche, il existe une ligne d’écoute téléphonique Anorexie Boulimie, Info écoute : 09 69 325 900. Une liste des structures d’accueil TCA est également disponible sur le site de la Fédération française Anorexie Boulimie.
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