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Laurent Mauduit : « Le monde de l’édition est pris en tenaille entre Bezos et Bolloré »

© DJR via Dream Studio (image généré par IA)

Quasiment absent du débat public, le monde de l’édition vit pourtant une crise majeure, similaire à celle de la presse. 

Dans son dernier livre, Vous ne me trouverez pas sur Amazon qui vient de paraître chez Divergences, le journaliste Laurent Mauduit tire la sonnette d’alarme. Les rachats successifs des grands groupes d’édition livrent l’industrie du livre dans les mains de quelques oligopoles. Le contenu éditorial est désormais à la merci de la droite la plus réactionnaire tandis que les librairies indépendantes sont menacées par Amazon. Ces derniers mois la tension est montée d’un cran avec notamment la mise en place d’un prix plancher des frais de port des livres, très favorable au géant de la tech.

Quant aux éditeurs, eux aussi vivent une situation de crise avec le cas de Fayard. Le 22 février dernier, Hachette Livre a annoncé la nomination de Lise Boëll à la tête de Mazarine, une maison d’édition qui appartenait à Fayard et qui va donc devenir indépendante. Cette décision intervient après une première tentative de nomination de cette éditrice spécialisée sur les ouvrages d’extrême droite au sein même de Fayard, tentative qui avait été déjouée par l’actuelle directrice Isabelle Saporta. Malgré la menace de voir sortir de terre une sorte de « CNews de l’édition », cette crise ne semble émouvoir personne. Surtout pas au niveau politique. Retour sur un drame souterrain.

Ces derniers jours, le monde de l’édition est secoué par l’affaire Fayard et le conflit qui oppose sa directrice Isabelle Saporta à l’éditrice Lise Boëll. À quel point cette histoire illustre le propos de votre livre ?

Laurent Mauduit : C’est la continuité du même phénomène de prédation qu’opèrent quelques milliardaires sur la presse française depuis quelques années. Ce qui est nouveau, c’est l’instrumentalisation politique qui se cache derrière ces opérations et qui est clairement mise en place par Vincent Bolloré. Il a permis la naissance d’une presse néofasciste qui me fait penser au rachat du Figaro en 1922 par le parfumeur François Coty qui l’a mis au service de la ligue d’extrême droite Solidarité Française. Bolloré applique la même méthode de censure et de mise au pas des rédactions à l’autre pilier de son conglomérat qui est l’édition. On a pu le voir sur Editis quand il a empêché la sortie du livre de l’humoriste Guillaume Meurice et maintenant on voit qu’il installe au cœur de son empire, Lise Boëll dont on connaît les attaches partisanes et son travail d’édition avec Éric Zemmour, Philippe de Villiers et le futur livre de Jordan Bardella. Le conflit que vous évoquez au sein de Fayard n’est donc qu’un épisode supplémentaire de cette accointance entre un empire financier et l’extrême droite. Je vous rappelle que quand il prend le contrôle d’iTélé, Bolloré installe Guillaume Zeller, le petit-fils d’Adrien Zeller le général putschiste de la guerre d’Algérie dont il n’a eu de cesse de revendiquer l’héritage sur des blogs d’extrême droite. On parle donc d’une vraie menace pour la démocratie. 

Dézoomons un peu. À quel point le monde de l’édition a changé ces dernières années ?

L. M. : En l’espace de 24 ans, des maisons de renommée considérable ont été intégrées dans des holdings et ont perdu le contrôle sur la stratégie financière ou la stratégie de distribution. En 2000, Flammarion qui était l’un des groupes indépendants les plus importants a été vendu à l’Italien RCS. En 2002, Vivendi Universal Publishing a été rachetée par Lagardère et rebaptisée Editis, qui sera ensuite vendue en 2008 à l’espagnol Planeta avant de repasser sous le contrôle de Vivendi en 2018. En 2020, Vivendi prend 20 % du capital de Lagardère et annonce une OPA sur Hachette qu’il va récupérer en échange d’Editis, revendu à Daniel Kretinsky (propriétaire de Marianne). On a donc une forme de prédation économique totalement folle qui dérive à présent vers une prédation sur le contenu éditorial. 

Quel danger cela fait-il peser sur le secteur du livre ?

L. M. : Ces maisons agglomérées les unes aux autres ont mené à une banalisation de l’édition de livres trash faits rapidement ou vendus sur des cours laps de temps. En gros, on a une marchandisation du livre avec une baisse de qualité globale et une menace d’instrumentalisation avec de la censure d’ouvrages qui gênerait les actionnaires. L’article 1 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse indique que l’édition et la librairie sont libres. À mon sens, cette loi met en pratique la Déclaration des droits de l’Homme qui est ici directement menacée. Au même titre que la presse, l’édition garantit le droit de savoir des citoyens et il ne devrait pas avoir un statut marchand. 

L’autre parti qui menace le livre, c’est le géant Amazon. Quel est l’objectif de la plateforme ?

L. M. : Comme toujours Amazon veut casser les prix et faire des politiques de dumping pour conquérir la plus grosse part du gâteau possible. Ils ont commencé en menant une attaque frontale en 2008 contre le prix unique du livre qui est un grand acquis démocratique de 1981. Cette loi passée par Jack Lang avait pour objectif d’éviter le dumping des grandes surfaces et de garantir la survie des librairies indépendantes. Cette première attaque a échoué. Amazon est ensuite passé à l’attaque du prix de transport des livres en tentant de rendre cette livraison gratuite. En 2021, on a la loi Darcos qui est en principe vertueuse et qui doit imposer un prix plancher à ces frais de transport. Mais les décrets d’application ne sont pas à la hauteur. Les prix plancher sont de 3 euros d’envoi pour moins de 35 euros d’achat tandis que chez les libraires indépendants le prix moyen d’un envoi de livre par La Poste est de 6 ou 7 euros. Donc, ça favorise Amazon.

Cette situation ne semble pas émouvoir grand monde.

L. M. : Il n’y a pas de fronde démocratique pour interdire ces opérations de déstabilisation d’Amazon, je trouve ça très inquiétant. Du côté des pouvoirs publics, Macron a très clairement montré qu’il était du côté d’Amazon en recevant Jeff Bezos secrètement pendant la manifestation sur les retraites. La position du syndicat des libraires est très pugnace contre Amazon et lutte pour freiner le recul inexorable de la librairie indépendante. Du côté des éditeurs, on voit bien qu’ils tentent de faire front commun avec les libraires. Pourtant les acteurs, notamment de gauche, qui publient des livres enflammés contre le capitalisme financiarisé n’ont aucun souci à avoir comme premier distributeur et premier libraire Amazon. Il faut peut-être les excuser, car ils font partie de holdings et qu’ils n’ont pas forcément la main sur ce type de décisions. Mais globalement on a des libraires qui sont vent debout contre Amazon et des éditeurs qui sont silencieux et embarrassés.

Le titre du livre est Vous ne me trouverez pas sur Amazon. L’évitement de cette plateforme est-il une piste sérieuse pour lutter contre cette hégémonie ?

L. M. : Le titre ainsi que le choix d’un éditeur qui ne passe pas par la plateforme de vente sont évidemment des clins d’œil ; une sorte de signal d'alerte. Mais plus généralement, l’idée est de porter la question plus haut : est-ce qu’on peut continuer à avoir deux secteurs aussi importants pour notre démocratie, contrôlé par des oligopoles aussi puissants et aussi pernicieux. Quand la libération est arrivée, on a assuré la liberté de la presse en garantissant l'universalité de sa diffusion. En clair, il fallait que les kiosques soient obligés de vendre toute la presse pour que les citoyens aient le choix. À présent, les kiosques de la presse papier disparaissent et c'est Google et Amazon qui ont pris le relais. Ils ne sont soumis à aucune régulation et décident avec un algorithme obscur de l'universalité de telle ou telle information ou de tel ou tel livre. 

Quelles solutions concrètes peut-on imaginer ?

L. M. : On rêve d’un statut protecteur. Dans le cas de la presse, c’est l’innovation juridique de Mediapart qui a permis la création d’un fonds de dotation qui a sanctuarisé le capital du média. C’est le premier journal sans actionnaire, propriété d’une entité à but d’intérêt public. Est-ce qu’il ne faudrait pas créer des sociétés citoyennes de presse et d’édition ? Je trouve que la question se pose. De manière plus globale, il faut réfléchir à la construction d’un bien commun numérique. Est-ce que cet espace gigantesque qui garantit le participatif et apporte de la transparence ne devrait pas appartenir à tout le monde ? C'est peut-être un peu utopique, ça fait rêver, mais ça donne en tout cas la direction à laquelle, me semble-t-il, il faudrait aller.

À LIRE

Laurent Mauduit, Vous ne me trouverez pas sur Amazon, édition Divergences, 2024 - à acheter ici.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar JLuc dit :

    Très bel article, et c'est un enjeu primordial pour notre démocratie, car aujourd'hui ce sont des acteurs Francais ou américain (pour amazon) mais demain il seront chinois, russes, ou iranien ....

  2. Avatar Bolloréactionnaire dit :

    Je ne comprends pas vraiment la guerre contre Amazon ici, au contraire ça me semble être une alternative plutôt efficace et un rempart contre l'acquisition des maisons d'éditions par des réactionnaires comme Bolloré, car vendre via Amazon ou directment en format Kindle permet de s'affranchir de la maison d'édition, et permet a chacun de publier ses ouvrage.

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