Groupe de personnes sur leurs smartphones, hilares

Discord, le réseau social qui n'a pas besoin d'algo pour nous donner envie de rester

© Pixelfit

Plus horizontaux, plus communautaires, moins ouverts... les "salons de discussion" de Discord proposent un autre rapport aux réseaux sociaux. Preuve qu'on peut inventer d'autres modèles ? Interview de Nikhil Roy cofondateur de l’agence Swipe Back.

Discord n’est plus cette messagerie instantanée réservée aux internautes les plus hardcore – en gros les gamers et les développeurs. Depuis sa création en 2015, la plateforme ne cesse de gagner des places dans le paysage encombré des réseaux sociaux. Au début de 2021, et à la faveur des confinements, le nombre de ses utilisateurs a grimpé à 140 millions et il pourrait être environ 200 millions aujourd’hui. Un chiffre impressionnant, mais encore loin derrière ceux des mastodontes du secteur. 200 millions représentent environ un quart de l’audience de Snapchat et la moitié de celle de Twitter. En France, où 15% des 15-24 ans déclarent un usage quotidien de Discord, la plateforme occupe le dixième rang des réseaux sociaux.

Ne pas comprendre ce que révèlent ces chiffres, ce serait risquer de passer à côté d’usages qui, pour ne pas être nouveaux, deviennent toujours plus mainstream. Sur Discord, les internautes adoptent des comportements de plus en plus communautaires et horizontaux, naviguent en dehors du diktat des algorithmes, et dans une économie qui échappe aux modèles purement publicitaires – Discord pouvant se vanter de ne pas dépendre de ce marché, la majorité de ses revenus provenant de ses formules d’abonnement.

Alors, Discord ça ressemble à quoi, ça sert à quoi et est-ce l’expression d’un Internet qui sortirait de la logique des GAFAM - la pub et les data ? On fait le point avec Nikhil Roy cofondateur et directeur de la créativité de l’agence de publicité Swipe Back qui promet d’emmener les marques sur les plateformes de demain.

Discord s’est lancé sur la communauté des gamers. Mais aujourd’hui, est-ce qu’on parle de tout sur Discord ?

Nikhil Roy : Il existe effectivement une très grande variété de serveurs Discord et sur tous les sujets qui sont souvent extrêmement pointus : du jardinage à la cuisine en passant par la mode ou les extraterrestres..… Mais par essence, chaque serveur Discord étant privé, il n’est pas facile de les identifier, de les cartographier et de savoir ce qui se dit sur chacun d’entre eux. La plateforme ne propose pas de moteur de recherche et pour accéder à un serveur, il faut connaître son existence. C’est très différent d’un Instagram, d’un TikTok, d’un Twitter ou d’un Facebook qui rendent visibles les comptes et leurs contenus.

Comment définir Discord par rapport aux autres plateformes sociales ?

N. R. : Il faut envisager Discord comme un lieu qui serait à la fois une place publique – puisqu’on peut y rencontrer de parfaits inconnus – et un salon privé – parce qu’on échange entre membres, sans être vus par les autres internautes. Mais surtout, c’est un endroit où se rencontrent des gens qui veulent partager autour d’une même passion. Sur Twitter, on débat autour d’une actualité, on rebondit à chaud, et à découvert. Sur Discord, il faut avoir fait un certain effort pour accéder aux contenus, tu ne tombes pas dessus au hasard d’un flux qui a été composé par un algorithme – comme sur le For You de TikTok.

Sur chaque groupe, il existe aussi une hiérarchie entre les membres : les créateurs et les modérateurs assurent un rôle important de médiation et d’animation.

N. R. : Un serveur Discord est censé être régulé, à la fois par ses membres les plus impliqués, mais aussi par l’adhésion de toute la communauté. Au moment de sa création, on est obligé de mettre en place une guideline de bonnes pratiques qui est le premier contenu qui s’affiche quand un internaute rejoint le groupe. Comme sur Twitch, les modérateurs sont très importants dans l'écosystème. Il y a des choses qu'on n'est pas censé dire sur les serveurs, et quand les gens se fâchent, ils peuvent leur imposer de se mettre en pause. Parfois, les modérateurs ont aussi un rôle d'animateur : ils lancent les conversations, postent certaines infos..…

Quelle est la régularité des interactions ?

N. R. : Il n'y a pas de règles. Certains Discords bénéficient de la richesse des actualités de leurs thématiques – je pense aux Discord consacrés au sport ou à l’e-sport, au gaming... Ils se rapprochent d’un fonctionnement de média. D’autres serveurs tiennent plus du forum de discussion. 

Discord, c’est donc parfois un média où on partage de l’actualité, et parfois un groupe de parole, genre WhatsApp où on discute ? Il y a une gradation d'usage entre le chat et le média ?

N. R. : Tout à fait. Mais dans le même Discord, tu peux avoir tout en même temps : il existe des channels en mode chat, d'autres en mode média. L'usage est super hybride, tu peux choisir mais surtout tu restes en maîtrise de ce que tu choisis de regarder. La plupart des autres réseaux te poussent des contenus – publicitaires généralement, mais aussi des contenus qui sont plus ou moins censés correspondre à ce que tu pourrais aimer. Sur Discord, tu gardes le contrôle total, ce qui est très agréable.

Que trouves-tu sur Discord que tu ne trouves pas sur les autres types de médias ?

N. R. : Ceux qui entretenaient des blogs ou des newsletters savent combien cela demande de travail. Sur un Discord, la démarche est d’emblée plus communautaire, plus dans l'échange, ce qui fait moins peser la seule responsabilité de la qualité des échanges sur la personne qui l’a ouvert. Cela te permet aussi de réunir des gens sur des sujets tellement spécifiques qu’ils ne pourraient pas justifier la création d’un site dédié. Avec 30 personnes engagées, tu fais vivre un Discord. Ce sont des formats très horizontaux, bien plus que sur des réseaux comme Instagram, qui placent visiblement le créateur de contenu en lead.

Existe-t-il des médias qui font des choses sur Discord ?

N. R. : Le service de vidéo à la demande CrunchyRole qui diffuse principalement des animés japonais a un Discord incroyable, très riche. On trouve aussi beaucoup de gros podcasts américains qui ont 200 000 abonnés payants et qui se déploient vraiment comme de véritables médias via Discord. 

Les influenceurs sont aussi très présents ?

N. R. : Il existe vraiment un circuit gagnant. Les créateurs de contenus ont intérêt à passer de leur plateforme principale – que ce soit YouTube ou Twitch – à des plateformes où ils peuvent mieux interagir avec leur communauté. Tu peux par exemple délivrer des épisodes payants sur Patreon (un site Web qui permet de monétiser, via des groupes fermés, des contenus réservés aux abonnés, NDLR) puis à cette communauté très engagée, tu proposes des accès à un Discord. C’est une démarche qui permet de « récompenser » les personnes les plus fidèles. Discord fait donc partie d'un écosystème et littéralement tous les streamers de Twitch ont un Discord où ils peuvent interagir avec leurs fans. Quand tu as 20 000 personnes qui te regardent sur Twitch et qui chat sur tes directs, cela va trop vite.

Comment on anime une communauté Discord ?

N. R. : Il faut différencier un Discord de marque d’un Discord entre pairs. Pour les marques, les principes mis en place en community management fonctionnent très bien depuis 15 ans et s’adaptent parfaitement. Il faut choisir les thématiques qu’on veut mettre en avant, établir un calendrier de parutions...

Les marques peuvent réellement s’immiscer dans les conversations dans un Discord ?

N. R. : S'immiscer serait le mauvais terme. Cela peut fonctionner sur Twitter ou sur Instagram, qui permettent de proposer des publicités non sollicitées. Sur Discord, les gens qui sont là savent pourquoi ils sont là. Tu peux donc tout faire à partir du moment où cela respecte le consentement de l’internaute. Tu dois donc choisir ton sujet et t’y tenir. Mais une marque n’est pas obligée de créer son propre Discord, elle peut aussi trouver un bon partenaire et rejoindre une communauté déjà existante qui colle avec ses valeurs.

Quels objectifs peuvent-elles viser ?

N. R. : Il y a autant de réponses que d'annonceurs, que de communautés, que d'objectifs, que de cibles et les projets que je propose en ce moment, je ne les aurais pas suggérés l'année dernière par exemple. Il y a vraiment tout à inventer. Tu peux faire plein de choses différentes : de la notoriété, de l’affinité, de la conversion pour vendre sur un site e-commerce. Ce que nous faisons avec Kenzo leur donne un accès direct à leurs super fans. C'est une approche plus moderne, plus conviviale entre guillemets qu’une carte de fidélité. Stratégiquement, il y a des places à prendre sur beaucoup de thématiques. Il faut juste s’assurer que les interactions proposées n’abîment pas l’expérience des utilisateurs et au contraire qu’elles puissent l’enrichir.

Certains dispositifs de marques ne sont accessibles qu’à une communauté d’happy few qui détiennent un token. Cela donne un caractère très exclusif aux interactions.

N. R. : En effet, certains serveurs ne sont ouverts qu’aux détenteurs d’un token dont le prix ou les modalités d’accès sont très variables. Sur le Discord de Prada par exemple, Prada Crypted, il est très difficile d’entrer. Chaque mois, 50 articles physiques sont distribués aux 50 nouveaux détenteurs du NFT du mois. Pour y accéder, il faut être là au moment de leur mise en ligne et ils partent très vite.

Est-ce que les communautés sur Discord fonctionnent un peu comme les DAO, c’est-à-dire qu'il y a un investissement possible, un partage de la valeur créée, des décisions prises de manière collégiale ?

N. R. : Cela peut être le cas dans certains projets. Chez Adidas, tu dois avoir un token pour acheter certains produits, chez Lacoste les détenteurs de tokens ont pu voter pour choisir le design de quelques pièces. Mais les internautes ne sont pas, comme dans une DAO, intéressés aux résultats. Les tokens consistent plus à entrer dans une sorte de club. Cela tient de la carte de membres mais tu n’as vraiment ton mot à dire sur les décisions de la marque. On est encore très loin des modèles décentralisés.

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
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