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Économie circulaire : « Aider les industriels à se poser les bonnes questions – et vite »

Avec Veolia
© Branislav Knappek

Quels sont les grands principes de l'économie circulaire, et ses évolutions récentes ?

Emmanuelle Ledoux : L'économie circulaire consiste à prendre en compte la ressource dans la chaîne de valeur, et dans l’ensemble de l'économie. Elle cherche à créer des boucles infinies, par opposition à l’économie linéaire qui extrait, produit, utilise et jette.

En France, sa théorisation est récente : le terme est arrivé dans la littérature académique en 2010. Même si nous étions déjà bien positionnés sur le traitement des déchets ou le recyclage, cette vision systémique est assez nouvelle, et on assimile encore trop souvent l’économie circulaire au recyclage. Alors que si l’on pousse l’idée à l’extrême, il s’agit de faire en sorte que le déchet n’existe même plus.

Quelles sont les missions et l’approche de l’INEC ?

EL : Nous sommes une association, avec des entreprises adhérentes de toutes tailles, de la startup au grand groupe, mais aussi des collectivités territoriales, des syndicats mixtes, des associations, des académiques…

Nous voulons être dans la proposition opérationnelle et l'accompagnement. L’agrégation d’acteurs aussi différents nous permet d’itérer dans la réflexion, de confronter l’offre et la demande. Notre logique est aussi territoriale, car la question de la ressource ne se pose pas de la même façon dans le Sud-Ouest ou les Hauts-de-France.

Nous avons une vision holistique, qui dépasse la dynamique de filière : d’autres le font déjà très bien et l’INEC s’inscrit en complément. Par exemple, nous travaillons sur « l’école circulaire » : plutôt que de travailler sur le bâtiment, l’énergie, la restauration, le revêtement des sols, etc., on choisit une école et on réfléchit à la façon de la rénover, la boucle alimentaire à mettre en œuvre, quels crayons papier, quelle tablette acheter, etc. dans cette logique circulaire.

©Salvatore Ventura

Dans le passage du linéaire au circulaire, l’enjeu écologique est évident. Y en a-t-il d’autres ? Et sont-ils bien identifiés par les entreprises ?

EL : Effectivement, le premier enjeu est écologique : préserver les ressources, prendre conscience que nous sommes dans un modèle fini, et qu’il faut s’y adapter.

Une fois ce préalable posé, la question de la pérennité des modèles économiques s’impose. C’est une maigre consolation, mais depuis mars 2020, la sécurisation des approvisionnements occupe une place majeure sur la scène économique. Et nous ne parlons pas seulement de l’accès aux ressources. La question du transport et de la logistique s’est cruellement posée lorsque par exemple, la France s’est rendu compte, atterrée, qu’on ne produisait plus de paracétamol !

Donc oui, les industriels ont identifié cet enjeu. Avec la crise, la question de la réindustrialisation est arrivée très vite et très fort dans le débat public. Soudain, nous avons compris que sans industrie, les choses s’arrêtent. Et l'explosion du prix des matières premières ne fait que le confirmer : la transition rapide est une nécessité.

Ces sujets ne peuvent pas se résumer au rapport extra-financier de fin d’année. Ils doivent irriguer toutes les directions de l’entreprise.

Quels sont les freins à cette transition ?

EL : La difficulté réside dans le passage à l’acte. Parce que réindustrialiser, c’est compliqué : récupérer des savoir-faire perdus, trouver l’espace, etc. Et il ne s’agit pas de remettre à l’identique, mais bien de travailler sur de nouveaux modèles. Autres freins : l’alignement de l’offre et la demande, le surcoût au démarrage, la capacité à convaincre en interne. L’organisation territoriale, aussi.

Mais j’ai le sentiment qu’un cap a été franchi. Nos interlocuteurs dépassent désormais le seul cercle des directeurs du développement durable. Ces sujets ne peuvent pas se résumer au rapport extra-financier de fin d’année. Ils doivent irriguer toutes les directions de l’entreprise : stratégique, financière, achats, supply chain, ressources humaines, etc.

Tandis que le cœur d’usine ne pèse que 5%, l’extraction et le transport constituent 80-90% de l'empreinte environnementale de l'industrie.

Quels grands enseignements tirez-vous de votre étude « Pivoter vers l’industrie circulaire » ? Et ce qui a vous a le plus surpris ?

EL : L’enseignement principal, c’est l’étroitesse de la fenêtre de tir : il faut se lancer vite, dans les trois ans idéalement. Car d’après tous les groupes avec qui nous avons échangé, mettre en place les changements à différents niveaux (écoconception, usage des produits, changement du modèle d’affaires, etc.) prend du temps. Même avec la meilleure volonté du monde.

La surprise réside dans la connaissance de la répartition de l’empreinte environnementale de l’industrie. Tandis que le cœur d’usine ne pèse que 5% de l’empreinte, l’extraction et le transport en constituent une part d’environ 80-90%. Des proportions que les industriels n’identifient pas forcément – sans doute parce que les indicateurs sont plus faciles à créer autour de l’outil de production que sur l’ensemble de la chaîne. Le savoir permet de se positionner sur le bon espace pour travailler, notamment en amont, même si cela requiert de l’anticipation.

Quelles sont les conditions de succès d'un pivot vers le circulaire ?

EL : D’abord, la volonté. Ne pas avoir peur d’interroger toute son activité, de la conception jusqu’à la vente. Cette volonté doit être partagée à tous les niveaux de l’entreprise : si la démarche est perçue comme une nouvelle lubie de la direction, alors cela ne fonctionne pas. Il faut travailler avec les salariés, travailler sur les gestes, etc.

Le financement est une autre condition. Le surcoût ne doit pas être un poids – même si certaines entreprises ont finalement eu de bonnes surprises. Mais il faut l’assumer et le décliner dans son modèle économique. Et donc mobiliser le champ de l'investissement, aussi bien public que privé. La lisibilité du cadre règlementaire, et l’élimination de tous les irritants qui empêchent cette transformation, sont aussi essentiels. La question de l’avantage fiscal revient souvent. Prenez par exemple, le cas d’une collectivité qui a besoin d’une machine-outil : à l’achat, elle peut récupérer la TVA, contrairement à la location ou à l’économie d’usage.

©Shaunl

Recyclable ou réparable, c’est bien.
Recyclé ou réparé, c’est encore mieux.

Comment se positionne la France dans son arsenal législatif ?

EL : Nous connaissons une très belle accélération. La loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire), promulguée en février 2020, ouvre de nombreuses possibilités, notamment avec le renforcement des Responsabilités Élargies des Producteurs. C’est un très bon outil pour une vision globale sur la chaîne de valeur, du soutien à l’écoconception au fonds réparation, etc. Et le plan de relance fait aussi une grande place à la transition.

Certains points méritent encore des précisions, par exemple sur les marchés publics, ou la façon dont l’outil industriel ou les territoires peuvent s’organiser. Car nous sommes dans un moment, où en termes de promesses institutionnelles, nous ne pouvons plus nous permettre de décevoir.

Nous travaillons par exemple sur l’indice de réparabilité. Mais celui-ci ne suffit pas si derrière, les modèles économiques et filières ne suivent pas. Recyclable ou réparable, c’est bien. Recyclé ou réparé, c’est encore mieux. Pareil pour les MPR (matières premières de recyclage) : pour les utiliser à grande échelle, il faut que les capacités de production suivent. Dans le cas du papier recyclé, outre son surcoût, les volumes ne suivent pas du tout la demande.

Votre étude recense un certain nombre d’exemples de mise en œuvre. Pouvez-vous nous partager quelques-uns de ces pivots industriels réussis ?

EL : Nous citons souvent l’exemple du groupe SEB, parce qu’ils ont été en avance de phase, en s’engageant tôt sur la réparation. Écoconception, réparabilité, organisation des filières… Ils interviennent sur différentes dimensions pour avoir la capacité de réellement réparer, même du petit électroménager, pour un coût acceptable par le consommateur.

La Poste engage aussi des initiatives intéressantes, notamment sur la « reverse logistic ». Forts de leur maillage territorial, ils utilisent les camionnettes vides au retour des tournées pour faire de la récupération de papiers de bureau, de petit électroménager, etc. et ce faisant, transforment durablement le groupe.

Autre exemple : la société de nettoyage Onet, déjà engagée dans le recyclage des flacons de produits d’entretien, se décide à aller plus loin avec le réemploi. Ils travaillent sur la filière de dilution, avec un maillage fin, pour que les agents puissent aller remplir au plus proche, avec un geste qui change aussi. Et à la clé, des bénéfices très significatifs, non seulement environnementaux, mais aussi économiques.

Ces exemples illustrent bien l’importance de l’échelon territoire et du circuit court dans le modèle circulaire. Ce sont des prérequis à avoir en tête ?

EL : Lors d’un entretien, le directeur du développement durable de Schneider nous parlait de « l'économie du PIB local ». Et au fond, c'est bien de cela dont il s’agit : une logique de construction locale, entre collectivités et entreprises.

Dans le bâtiment par exemple, sur des opérations de déconstruction / reconstruction, comment trouver du foncier pour stocker les gravats, en attendant leur réemploi ? Il faut travailler en proximité, dans un esprit de collaboration et de mutualisation de l’effort. Et ce sont souvent les propositions issues du terrain qui fonctionnent le mieux.

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Pour un industriel, l'enjeu consiste à offrir une proposition de valeur qui répond au service recherché, sans être déconnectée de la réalité

Comment encourager le consommateur à favoriser le circulaire ?

EL : A titre personnel, j’ai pu observer qu’un certain nombre de propositions ou d’initiatives abordaient le sujet par la question des valeurs – environnementales, éthiques, sociales. Évidemment, c’est important. Mais il y d’abord le service rendu. Les consommateurs achètent du textile pour se vêtir, un grille-pain pour chauffer leurs tartines.

Et tout l’enjeu, pour un producteur ou un industriel, consiste à offrir une proposition de valeur qui répond au service recherché, sans être déconnectée de la réalité, tout en les aidant à changer leurs comportements. Prenez l’outillage : si j’ai un besoin ponctuel d’une perceuse-visseuse, je vais être tentée par ce produit à 30 euros, dont on soupçonne pourtant des conditions de production peu vertueuses. Alors que le magasin pourrait m’encourager avec des options de location. Il faut trouver les bonnes entrées, d’autant que les besoins sont multiples – ce qui rend aussi le sujet intéressant.

Dans nos travaux, nous sommes vigilants sur nos propres biais car par définition, nos adhérents sont convaincus par la cause. Nous veillons à ne pas être donneurs de leçons ou dans des postures caricaturales. C’est pour cela que nous avons cette démarche « École circulaire » pour démontrer les actions possibles de façon très pragmatique.

Quel est le rôle de l’innovation et de la technologie dans l’économie circulaire ? Sont-elles compatibles avec la forme de frugalité qui est souvent rattachée au sujet ?

EL : L’innovation est essentielle, mais pas suffisante. Il faut de la recherche et développement – et d’ailleurs, elle doit revenir en France, car la désindustrialisation a aussi touché les centres de recherche. L’innovation peut aider à l’écoconception, à la durabilité des produits, à une meilleure récupération. Elle peut être aussi servicielle, notamment autour des modèles d’affaires. Mais tout miser sur le « sauvetage technologique » pour répondre aux enjeux me paraît un pari risqué.

Encore une fois, l’anticipation est clé. Selon l’industrie, la filière, le territoire, les réponses ne sont jamais les mêmes. En revanche, les questions à se poser le sont toujours. L'objet de notre étude, ce n'est pas tant de donner un mode d'emploi aux industriels, mais de les aider à se poser les bonnes questions – et vite.

À propos :
Emmanuelle Ledoux est directrice générale de l'Institut National de L'Economie Circulaire. L'association, créée en 2013 par François-Michel Lambert, député des Bouches du Rhône, a pour mission de promouvoir l’économie circulaire et accélérer son développement grâce à une dynamique collaborative. Avec le cabinet Opeo, l'INEC vient de publier l'étude "Pivoter vers l’industrie circulaire. Quels modèles ? Comment accélérer ? ".


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Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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