
Pour agir, il faut comprendre. C'est la vocation de La Fresque du Climat qui depuis 5 ans permet à chacun de comprendre le fonctionnement, l’ampleur et la complexité des enjeux liés aux dérèglements climatiques. Bilan.
Depuis sa création en 2018, la Fresque du Climat est devenue un outil de référence qui permet aux individus et aux organisations de s’approprier le défi de l’urgence climatique. Cinq ans après sa création, la Fresque a été suivie par près de 1,2 million de personnes en France et à l'étranger. Traduite dans 49 langues et déclinée dans 156 pays, elle séduit par son approche ludique et pédagogique. Chacun peut ainsi s’approprier le sujet. Fondée sur les données issues des rapports scientifiques du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), elle permet via des ateliers de trois heures, de mobiliser l’intelligence collective et de sensibiliser les participants au changement climatique. Récemment, le gouvernement a décidé de former les 25 000 cadres de l’État et d’autres gouvernements (Croatie, Mexique, certains États des États-Unis) commencent à s’y intéresser. À l’occasion de ses 5 ans, nous avons voulu faire le point avec Cédric Ringenbach, créateur de l’association.
La Fresque du Climat a sensibilisé plus d'un million de personnes. Quels sont les retours ?
Cédric Ringenbach : Sur le coup on ne décèle pas toujours ceux qui sont en train de se prendre une claque, mais j’ai des témoignages à postériori de gens qui viennent me voir et me disent « La Fresque a changé ma vie », elle a eu « l'effet d'un déclencheur », le début d’une prise de conscience écologique, qui les a amenés à opérer des changements radicaux dans leur vie. Certains sont même allés jusqu'à quitter leur emploi. J’anime essentiellement à des niveaux de direction générale, un public qui a le cuir épais. Mais ils apprécient de s’être fait bousculer et, dans certains cas, nos ateliers sont suivis d'actions en aval en termes de politiques climatiques prises par l’entreprise.
En cinq ans, avez-vous vu un changement dans les mentalités. Une accélération ?
C. R. : Si on pouvait remonter dans le temps et se remettre à vivre comme il y a 5 ans, on verrait qu’il y a aujourd’hui des choses qui nous semblent totalement impossibles. Le traitement du sujet par la presse par exemple a beaucoup progressé. Les mots aussi. Un président de la République qui utilise le mot « sobriété », c'est une chose qui aurait été inconcevable il y a quelques années et qui devient aujourd’hui possible. Il y a donc une grosse accélération. La Fresque bénéficie à la fois de cette accélération et en est aussi en partie la cause parce qu’on touche beaucoup de monde du Comex des grandes entreprises jusqu'à certains cabinets ministériels. Et même si ce n’est que le début de la prise de conscience, parce qu'ensuite il faut continuer à se former, savoir comptabiliser le carbone, réfléchir aux solutions... À ce niveau de décideurs ça peut avoir un petit effet.
Avez-vous constaté un effet Covid ?
C. R. : On est nombreux à avoir eu beaucoup d’espoir sur ce que ça allait générer en termes de comportements et puis on a été assez vite déçus. Moins 7 % sur les émissions en 2020 et plus 7 % en 2021. C’est raté. Malgré tout, il y a des choses positives. Par exemple, on a tous intégré la possibilité de se voir en distanciel plutôt qu’en présentiel. Il faut espérer que ça va permettre de limiter un certain nombre de déplacements professionnels. Mais le sentiment qui domine est la déception par rapport à ce que ça aurait pu permettre comme changement de paradigme à plein d’égards.
Fresques de la biodiversité, de la mobilité, des déchets, de l'économie circulaire, du numérique... En 2023, si t’as pas fait ta Fresque, t‘as raté ta vie ?
C. R. : Bien que ces initiatives soient inspirées de la Fresque du Climat, l’association n’est pas impliquée. Elles se sont développées dans notre sillon, mais de manière indépendante. Ça permet d’avoir un écosystème extrêmement vivant. Beaucoup d’animateurs de la Fresque du Climat sont aussi animateurs d’un autre atelier. Ça permet de prendre le relais. Un jour on aura « fresqué » 10, 20, 30 % des Français, et notre initiative s’essoufflera, il faudra continuer à sensibiliser et informer sur d’autres sujets environnementaux et sociétaux.
Avez-vous le sentiment que si on a jamais fait autant dans le green on a aussi jamais fait autant dans le dark ?
C. R. : C’est tout à fait juste. On a jamais fait autant d’énergies décarbonées et pour autant le fossile augmente plus vite en valeur absolue. Pour une raison simple : la demande en énergie ne fait que s’accroître. Par exemple, la consommation d'électricité progresse environ deux fois plus vite que celle d'énergie. Le fossile progresse donc 1,5 fois plus vite que le décarboné – alors qu’il devrait baisser. Et tant qu’on ne travaille pas sur la demande en énergie on ne résout pas le problème. Tout ce qu’on fait en décarboné ne vient pas remplacer le fossile mais s’ajouter à la production pour qu’on puisse consommer plus. Donc si on veut sortir de cette spirale il faut se concentrer sur la réduction de la consommation d’énergie, l’efficacité, la sobriété. Penser où sont les vrais besoins : avec ce type d’approche et de réflexion on sera en mesure d’actionner des leviers de progression beaucoup plus importants.
Réguler, punir, contraindre… Comment sortir des schémas de résistance ?
C. R. : C’est avant tout un problème d’information et de formation. Quand vous prenez 150 citoyens tirés au hasard, que vous les faites travailler cinq week-ends d’affilée pour la Convention Citoyenne pour le Climat, à la fin, ils ressortent avec des propositions de mesures extrêmement ambitieuses. Et encore ils se sont autocensurés de peur que ça ne passe pas. Si on faisait ça avec beaucoup plus de citoyens, on arriverait au même résultat. Les gens qui disent que c’est punitif sont ceux qui ne se sont pas suffisamment penchés sur le sujet, qui n’ont pas pris le temps de regarder les chiffres, les causes et les conséquences du changement climatique, où se situe l’empreinte carbone de chacun, des entreprises ou des États pour voir comment il est possible de faire baisser tout ça. Pour maîtriser le sujet ça prend énormément de temps de formation et ils sont encore nombreux à ne pas vouloir prendre ce temps. Pourtant, c’est ce qu’il va falloir faire. Pour moi, à l’heure actuelle la priorité est encore, et pour un bon moment, une question de sensibilisation. La première brique c’est la sensibilisation, et La Fresque n’en est que la première étape. Ensuite, il faut apprendre à compter le carbone, regarder secteur par secteur comment on décarbone... Il y a des sujets techniques, politiques, sociologiques et donc un grand chantier devant nous. La bonne nouvelle, c’est qu’on ne va pas s’ennuyer dans les années à venir.
Et l'éducation dans tout ça ?
C. R. : Il faut évidemment sensibiliser dès le plus jeune âge, mais les changements sont à faire maintenant par ceux qui sont en positions de pouvoir aujourd’hui. Avant que ceux qui sont à l’école soient aux manettes du pouvoir il va se passer des décennies. Mais dans 30 ans on sera en 2050, et il sera trop tard, on aura déjà largement décidé du sort de l’humanité en termes de trajectoire d’émission.
Certains acteurs engagés (Jean Jouzel, Thomas Wagner), ne cachent pas une forme de « découragement » face à l'inertie des décideurs. Le ressentez-vous ?
C. R. : Je vais vous avouer que face aux mauvaises nouvelles qui nous arrivent régulièrement, j’ai une attitude très lâche qui consiste à faire l’autruche. C’est tellement insupportable psychologiquement de voir à quel point les choses n’avancent pas que ça me met dans une rage folle. Si on prend l'exemple de l'autoroute A 69, soyons clairs : lancer aujourd’hui la construction d’une autoroute qui va durer des siècles c’est évidemment une aberration. J’essaie de rester concentré sur la mission que je me suis fixée : sensibiliser un maximum de monde et redonner de l’espoir à ceux qui sont du bon côté du combat. Ce sont des batailles nécessaires. Mais même si on perd des batailles, on n'a pas perdu la guerre.
Au lendemain d’une manifestation contre les mégabassines de Sainte-Soline, un nouveau vocable est apparu : « écoterroriste ». Qu'en pensez-vous ?
C. R. : C’est de la dialectique et du dogmatisme. Ce sont des termes utilisés par des gens qui n’ont pas encore compris. Ça nous montre qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour sensibiliser. Car même si on a beaucoup progressé, pour l'instant on a été cueillir les fruits les plus mûrs. Il faut continuer en allant chercher ceux pour qui c’est beaucoup moins évident. La Fresque le fait un peu en s'adressant à un public large. Mais il n’empêche, dès que c’est sur la base du volontariat, on a uniquement les gens qui sont déjà sensibles au sujet qui participent. Il va falloir aller toucher ceux qui sont indifférents, puis ceux qui sont les plus réfractaires et que par une forme de pression sociale on fasse tomber progressivement toutes ces barrières psychologiques pour rallier tout le monde. Ce n’est pas une guerre des uns contre les autres ou contre les tenants du business as usual, c’est une guerre contre le changement climatique. Il n’y a pas les gentils et les méchants. Il y a ceux qui ont compris et ceux qui n’ont pas encore compris. On ne peut pas leur en vouloir. Avec les mêmes environnements sociologiques, les mêmes enjeux financiers, je ne sais pas si on réagirait différemment. Moi-même, il y a 20 ans, les écolos me faisaient marrer, mais je n’avais pas compris à l’époque.
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