
L'Australien Mark Ritson, professeur à Melbourne, est l'un des plus influents penseurs du marketing. Il a la dent dure pour sa matière et ses représentants. Il adore démolir leurs "buzzwords" et leur obsession "jeuniste".
Le publicitaire américain Bill Bernbach disait que la nature humaine n’a pas évolué depuis des millions d’années, et que cela n’est pas près de changer. Pourquoi l’industrie de la communication et du marketing s’échine-t-elle à vouloir trouver des (r)évolutions ?
MARK RITSON : L’industrie du marketing prétend constamment que l’ancien est mort, et que nous vivons une époque complètement révolutionnaire. Cela est dû, selon moi, à deux raisons. La première, c’est que nous manquons de respect envers l’Histoire. La plupart des marketeurs n’ont pas suivi de formation spécialisée, ils ne connaissent pas les origines de la discipline dans laquelle ils travaillent. Ils ignorent que ce qu’ils découvrent, bien souvent, a été découvert auparavant par un autre. La seconde, c’est que le marketing est fasciné par l’idée de disruption – même quand cela n’a pas lieu d’être. Il est bien plus facile de proclamer que quelque chose est caduc et de présenter une alternative, que de proposer une voie qui suggèrerait que les choses n’ont pas vraiment changé. Cela mettrait une flopée de futurologues et de détecteurs de tendances au chômage ! Il n’y a pas beaucoup d’argent à gagner en racontant aux gens que rien ne bouge, alors on essaie de vendre du neuf.
On a rebaptisé les jeunes « millennials » et les vieux « seniors ». Mais les uns et les autres sont-ils si différents de ceux d’hier ?
M. R. : Il y a un problème fondamental avec le marketing : nous sommes intrinsèquement attirés par les jeunes – peu importe le nom que l’on choisit de leur donner. En parallèle, nous ignorons constamment les plus âgés, ceux qui font partie de ce que l’on appelle en anglais le grey market. Je crois que cela est dû au fait que nous jugions les jeunes physiquement plus attirants ! Toutes les données nous prouvent que les plus âgés ont davantage de revenus, et qu’ils sont bien plus intéressants en termes de consommation. Par ailleurs, il est évident que les jeunes sont différents de par leurs goûts, leurs comportements et leurs habitudes. On essaie de faire croire que cela est dû à de profondes mutations spécifiques à notre époque. En réalité, si vous analysez les comportements d’une personne ayant 50 ans, et que vous la comparez à ceux qu’elle avait quand elle avait 20 ans, vous retrouverez des comportements très similaires à ceux des jeunes d’aujourd’hui. Ce que l’on s’évertue à qualifier de changement sociologique massif est en réalité un phénomène très simple que l’on pourrait résumer par une formule : « Les gens vieillissent. »
Est-ce que la personnalisation, graal ultime de la publicité, n’est qu’un leurre ?
M. R. : Depuis les vingt dernières années, nous avons segmenté les marchés de façon totalement artificielle : par âge, par genre, ou par une combinaison de variables démographiques diverses. Ce n’est pas la bonne méthode. Aujourd’hui, on sait que faire des suppositions stéréotypées – les jeunes sont différents des vieux, ou les hommes sont différents des femmes – n’apporte jamais rien de bon. Segmenter son audience est un exercice très complexe : il faut d’abord identifier un groupe de clients potentiels qui veulent la même chose, pensent de la même manière. Ensuite, il faut prendre un peu de recul et essayer de voir s’ils ont plutôt tendance à être âgés ou à être des femmes. Si l’on procède ainsi, il est possible de faire des distinctions au sein d’un marché. Mais il faut bien différencier le stéréotype, toutes les filles aiment le rose, d’un segment – au sein d’un marché donné, 65 % des personnes qui aiment le rose sont des filles –, qui repose sur de la data.
Vous dites que la génération ne peut être considérée comme un « segment ». Selon vous, quels critères sont les plus pertinents ?
M. R. : C’est surtout une question de méthode : il faut toujours commencer par faire des recherches à partir d’un échantillon représentatif sur un marché donné. Il s’agit ensuite de trouver, parmi tous ces individus, des consommateurs qui agissent ou pensent différemment. Une fois que vous avez trouvé un tel groupe, il faut les qualifier correctement. Je préconise une segmentation par comportement. Plutôt que de chercher des hommes vivant à Paris, ou des personnes qui ont plus de 65 ans – ce qui revient à adopter une approche complètement stéréotypée –, il faut tâcher de trouver ceux qui s’intéressent au prix, ceux qui privilégient la qualité, ceux qui voient votre produit comme un moyen de rendre leur famille plus heureuse ou comme quelque chose qui pourra satisfaire leurs désirs personnels… L’idée consiste à passer d’une approche fondée sur des caractéristiques sociodémographiques à une approche reposant sur des comportements.
Alors que l’on s’offusque des stéréotypes au sujet des genres, il semble tout à fait admis de les pratiquer sur l’âge. Pourquoi est-ce plus acceptable ?
M. R. : C’est une très bonne question ! Si l’on dit que les hommes aiment ceci alors que les femmes aiment cela, on sera immédiatement – et assez justement – accusé de sexisme. En revanche, si l’on affirme que les jeunes sont à l’aise avec le digital et que les plus âgés ne le sont pas, on s’en sort sans problème. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’on rejette ces généralisations qui s’appuient sur l’âge, tout comme on le fait pour les généralisations de genre ou de race. Elles sont, au même titre que les autres, tout bonnement inacceptables. Encore une fois il suffit de s’intéresser à ce que nous disent les données pour se rendre compte que c’est totalement absurde.
Les produits ou services expressément destinés aux jeunes ou aux vieux sont-ils pertinents ? Dans quels cas ?
M. R. : Il n’y a rien de mal à vouloir cibler… mais il faut le faire correctement, c’est-à-dire sur la base d’une segmentation justifiée, pertinente et précise. Il y a d’ailleurs plusieurs avantages à le faire. Premièrement, si j’essaie de toucher tout le monde, je ne réussis à toucher personne. En revanche, si je parviens à identifier un groupe restreint au sein duquel l’intention d’achat est 6 ou 7 fois plus élevée qu’ailleurs, alors je peux concentrer mes ressources et gagner plus d’argent. Deuxièmement, plus on vise large, plus il est difficile de positionner son service ou son produit : tous les gens que l’on tente de toucher voudront quelque chose de différent. En me concentrant sur un plus petit groupe, je peux répondre à des besoins particuliers. Il ne faut donc pas penser en termes « d’exclusion » – du type : je ne veux pas toucher les gens qui ont plus de 50 ans. Il faut penser en termes de focus, de précision.
En entreprise, les tensions sont parfois palpables entre les générations. Est-ce que les clichés véhiculés par le marketing en sont responsables ?
M. R. : Peut-être… J’ai toujours eu l’impression que le grey market, celui des seniors, était toujours défendu par des gens de 50 ans ou plus. D’une part, on atteint 50 ans beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense, et d’autre part c’est à ce moment-là que l’on se rend compte que l’on a toujours ignoré les seniors au sein de son entreprise. En vieillissant, on voit bien que personne ne prend la peine de s’adresser aux plus âgés qui ont pourtant une vraie valeur ajoutée. C’est vrai dans la publicité comme dans la vie de tous les jours : on a tendance à bien plus solliciter et valoriser les plus jeunes.
On oppose volontiers le dynamisme des jeunes à l’expérience ou à la sagesse de leurs aînés. Est-il possible de réconcilier cela ? Les entreprises vont-elles devoir le faire ?
M. R. : Absolument. Ces clichés sur les jeunes consommateurs digitaux, radicaux et disruptifs, et ceux sur les vieux fatigués, gris et expérimentés doivent cesser. Ils ne sont pas plus acceptables que ceux qui sont racistes ou sexistes. Bien sûr, il y a de nombreux jeunes qui sont dynamiques – mais devinez-quoi ! Il y a plein de seniors qui le sont aussi ! De la même manière, la sagesse et l’intelligence ne sont pas réservées aux plus âgés. Il faut donc briser les représentations que l’on se fait des générations, et porter le bon message pour y parvenir.
Si vous en voulez encore, n'hésitez pas à regarder son intervention : The sh*t that does and the sh*t that doesn't matter in the marketing world !
PARCOURS DE MARK RITSON
Professeur auxiliaire de marketing à la Melbourne Business School, il a été consultant et chroniqueur dans Marketing Week. Il a reçu le prix Ferber pour sa thèse de doctorat, en 2000 ; il a été classé parmi les 30 personnes les plus influentes dans les médias et le marketing par AdNews en 2017, et l’un des dix meilleurs penseurs d’entreprise en Australie par SmartCompany en 2018. Ses travaux ont été cités par George Akerlof lors de son discours de réception du prix Nobel.
Cette interview est paru dans le numéro 15 de la revue de L'ADN consacrée aux Générations. Pour vous procurer ce numéro, cliquez ici.
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