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Faut-il craindre l'Intelligence Artificielle ?

Jean-Gabriel Ganascia, philosophe computationnel à l'Université Pierre et Marie Curie, nous donne son point de vue d’expert et c’est tout simplement passionnant.

Elon Musk et Stephen Hawking, pourtant férus de nouvelles technologies, ne cessent de nous alerter sur les dangers de l’Intelligence Artificielle. Nous avons tenté d’en savoir plus : de mieux comprendre cette discipline, au-delà des idées chimériques que l’on peut en avoir, et son impact sur le monde. Faut-il en avoir peur ?

Laurent Alexandre, référent sur le sujet des révolutions biotechnologiques, Christian de Sainte Marie et Pascal Sempé, respectivement responsable du CAS (Centre of Advanced Sutdies) et responsable du Business Développement des systèmes cognitifs chez IBM France, et Jean-Gabriel Ganascia ont accepté de témoigner. Voici l’interview de ce dernier en intégralité, en complément du dossier paru dans la revue de L’ADN.

Quelle est, selon vous, la meilleure définition de l’Intelligence Artificielle?
J-G.G :
C’est une discipline scientifique qui est née en 1956 avec pour objet initial de décomposer l’Intelligence en séquences élémentaires qui puissent faire l’objet d’une reproduction par une machine : elle tente ainsi d’imiter certaines facultés de l’intelligence humaine, comme la mémoire, le raisonnement ou la perception, celle des formes notamment. Cette notion se double d’une autre idée, directement liée au terme d’« Intelligence Artificielle », selon laquelle on va construire une Intelligence Artificielle. Il subsiste néanmoins une ambivalence entre cette idée d’une machine qui serait le double de nous-même et les efforts faits par les scientifiques pour mieux appréhender cette forme de simulation en vue de réaliser des objectifs pratiques.

 

Selon Ray Kurzweil, l'Intelligence Artificielle pourrait dépasser l'intelligence humaine en 2029. Pensez-vous que cela puisse être le cas ?
J-G.G :
L'Intelligence Artificielle, à certains égards, dépasse déjà l'intelligence humaine : des joueurs d’échecs sont battus par une machine aujourd’hui, par exemple. Mais chez Ray Kurzweil, il y a autre chose. Selon lui, l'Intelligence Artificielle dépasserait totalement l’Homme et prendrait le pouvoir sur lui : il pourrait même exister une espèce d’hybride Homme/machine qui deviendrait immortel. Et ça, c’est plus issu de la science-fiction que de la réalité scientifique contemporaine. Ray Kurzweil est aujourd’hui le représentant de toute une mouvance transhumaniste extrêmement populaire dans les milieux technologiques américains : c’est une forme de technophilie, en particulier en Californie. D’ailleurs il est employé par Google et donc de ce point de vue-là cela requiert une analyse plus politique. Il faut imaginer derrière cette mouvance des enjeux de pouvoirs considérables.

L’Intelligence Artificielle est une science mal comprise. L’idée que l’on s'en fait semble souvent extrapolée.
J-G.G : Bien sûr, et en même temps il faut bien comprendre que l’Intelligence Artificielle est une discipline qui a changé le monde de manière considérable durant les 60 dernières années. On oublie souvent que ce qui fait le web ce ne sont pas les réseaux comme tout le monde le croit - le système des réseaux entre ordinateurs est relativement ancien, fin des années 60 - mais le web lui-même tel qu’il a notamment été inventé par Tim Berners-Lee et qui repose sur la notion d’hypertexte (un système qui permet à tout un chacun de stocker de l’information et de la mettre à disposition de tous quasi instantanément) inventée par le philosophe Ted Nelson. Ce dernier voulait essayer d’utiliser les ordinateurs pour essayer de mieux penser : il a utilisé des techniques d’Intelligence Artificielle pour parvenir à créer cet hypertexte, ses travaux ont été publiés lors d’une conférence sur l’Intelligence Artificielle en 1965. C’est un exemple, mais il faut bien comprendre que beaucoup de techniques sont au départ sont issues de l’Intelligence Artificielle.

 

Quels sont aujourd’hui les situations les plus courantes de notre quotidien où l’on utilise l’Intelligence Artificielle ?
J-G.G :
Les machines à dictées, la biométrie, les logiciels de reconnaissance vocale, faciale, ou d’empreintes digitales de plus en plus présentes aujourd’hui, notamment sur les téléphones portables, les moteurs de recherches, la reconnaissance optique de caractères pour numériser des textes et puis plus généralement l’apprentissage machine, le traitement de masse de données qui jouent un rôle de plus en plus considérable. L’Intelligence Artificielle est omniprésente et on a fait énormément de progrès. Tout ce qui touche à l’automatisme requiert de l’Intelligence Artificielle aussi : les voitures automatiques, les drones… tout cela couvre une gamme d’applications considérable. Watson, le superordinateur d’IBM qui a remporté le jeu télévisé Jeopardy, est un autre exemple de l’utilisation de l’Intelligence Artificielle dans le traitement du langage naturel : il est capable de traiter des données de connaissance et de donner des réponses considérées comme pertinentes.

Plus généralement, on pense que la science est à l’aube d’une révolution considérable. Dans les démarches expérimentales classiques, on part d’une hypothèse scientifique, on construit un dispositif matériel, on recueille des observations qui se confrontent à ce qu’anticipe la théorie, ce qui permet de repenser la théorie elle-même. C’est le cycle expérimental présenté depuis Galilée, depuis le début de l’âge moderne, qui est exprimé très clairement par des gens comme Claude Bernard. La science avance sur ce schéma-là et aujourd’hui, tout change, puisque les données sont produites de façon systématique. Elles sont engendrées soit parce qu’il y a des capteurs, par exemple un radiotélescope qui prend d’énormes quantités de données, ou parce qu’il y a des Hommes qui vont envoyer des données systématiques : on appelle ça le crowdsourcing. Cela transforme l’activité scientifique dans énormément de domaines, que ce soit la biologie, la physique les sciences du climat... C’est ça, je crois, le plus important et qui fait que l’Intelligence Artificielle, cumulée au machine learning, devient centrale. Il ne s’agit pas de recréer un double de nous-même, ça relève de la science-fiction, des fantasmes. C’est une crainte qui est ancrée dans le cœur de l’Homme depuis extrêmement longtemps.

... suite et fin de l'interview demain...

 

Jean-Gabriel Ganascia est professeur à l'UPMC (Université Pierre et Marie CURIE). Ses domaines d'expertises: expert en intelligence artificielle, apprentissage machine, découverte scientifique, sciences cognitives, philosophie computationnelle, éthique des nouvelles technologies.

A lire : L’Intelligence Artificielle. Jean-Gabriel Ganascia, Editions du Cavalier Bleu, 2007.

 

Pour vous procurer notre dossier sur l’Intelligence Artificielle dans le second numéro de la revue de L'ADN : cliquez ici.

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