
Une ultime fête incandescente, et puis s'en va : avec Because Beaubourg, le Centre Pompidou a refermé ses portes pour cinq ans de rénovation. Son président Laurent Le Bon transforme cette contrainte en opportunité avec le programme Constellation.
« Moviment » plutôt que « monument » : le néologisme inventé par le poète Francis Ponge en 1977 pour décrire le Centre Pompidou naissant disait déjà tout d'une institution culturelle moderne – et de ce qu'elle doit rester : un monument en mouvement. Près de cinquante ans plus tard, alors que le bâtiment iconique ferme ses portes pour cinq ans de métamorphose, Laurent Le Bon incarne cette tension fondatrice. D'un côté, la stabilisation : l'inscription prochaine au titre des monuments historiques consacre une architecture radicale devenue patrimoine. De l'autre, l'expansion : pendant les travaux, le programme Constellation déploiera les collections dans toute la France, tandis que les implantations internationales se multiplient, de la Corée au Brésil. Entre haute couture architecturale et approche « glocale », entre intelligence artificielle et œuvre originale, le président dessine un nouveau modèle muséal où le temple devient réseau, où les flux comptent autant que le lieu. Rencontre avec un homme qui a fait des chantiers impossibles sa signature – le musée Picasso, Pompidou-Metz, maintenant la réinvention du Centre lui-même. « Le papillon est sorti de sa chrysalide, nous sommes sortis de notre chenille », dit-il en souriant – en référence au surnom de l'escalator vitré qui serpente sur la façade de « Beaubourg ».
Le 22 septembre dernier, vous avez fermé le Centre Pompidou pour cinq ans. Quels sont les enjeux de cette rénovation ?
Laurent Le Bon : Ces trente dernières années, le Centre Pompidou est passé d’un modèle centré sur son bâtiment emblématique à un modèle ouvert et polycentré. Aujourd’hui, nos activités sont plus importantes à l’extérieur qu’à l’intérieur. La fermeture révèle ce décentrage, que nous appelons Constellation : pendant cinq ans, nos collections rayonneront partout en France et à l'international. C’est une occasion unique de repenser notre identité.
Les enjeux se résument par une phrase du Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». L'extraordinaire enveloppe extérieure, semblable à un écorché, sera inscrite comme monument historique. Renzo Piano, l'un des concepteurs avec Richard Rogers, considère ce bâtiment comme son enfant.
Il sera mis aux normes, avec une amélioration très importante de la performance énergétique. Mais le plus marquant sera la métamorphose intérieure. Nous allons maximiser les possibles des dix plateaux de 7 500 m² chacun : conquérir le parking pour le transformer en agora pluridisciplinaire, ouvrir la terrasse du 7ème étage au public pour la première fois, rénover complètement la muséographie du musée et créer une bibliothèque du XXIe siècle.
L’objectif est de rester fidèles à notre ADN tout en inscrivant le Centre Pompidou dans une vision du XXIᵉ siècle, avec l’ambition de retrouver l’émerveillement de 1977.
Comment rester ouvert quand on est fermé ?
LLB : Par cette capacité d'étonner. Notre collection est nationale, donc non parisienne. Nous sommes devenus le premier prêteur du monde : nous prêtons entre 8 000 et 9 000 œuvres par an, soit trois ou quatre fois le nombre de prêts du Louvre. Actuellement, nous avons l'exposition Kandinsky à la Philharmonie de Paris et « Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten » au Grand Palais, nous célébrons notre ancrage territorial avec le festival AR(t]CHIPEL en région. Notre socle reste le Centre Pompidou-Metz, qui fête sa quinzième année. Et en 2026, ouvrira le Centre Pompidou Francilien à Massy, à la fois lieu de réserve, d’expositions, et plus largement lieu de vie pour les publics.
À Paris, la Piazza reste en partie accessible. Dans l'esprit post-68, les architectes Piano et Rogers voulaient descendre vers la culture – à l'inverse d'un temple. La bibliothèque, principale bibliothèque publique de lecture de France, s’est installée cour Saint-Émilion le temps des travaux et reste ouverte, sans contrôle d'identité et sans frais – ce qui reste très révolutionnaire.
Le grand défi est de savoir comment le public, notamment jeune, s'appropriera le nouveau Centre Pompidou. La révolution numérique est au cœur de cet enjeu.
Quelle vision propose Moreau Kusunoki pour 2030 ?
LLB : Moreau Kusunoki est un couple franco-japonais associé à Frida Escobedo – qui vient de gagner la rénovation du Metropolitan Museum de New York. Ils sont accompagnés d'AIA pour la partie technique.
Pourquoi le jury a retenu leur proposition ? Parce qu'elle est vraiment d'aujourd'hui. Il y a dix ou quinze ans, nous aurions construit un nouveau bâtiment, rajouté une aile. Aujourd'hui, le changement d'attitude est complet.
Regardez la Fondation Cartier : il y a trente ans, elle inaugurait un nouveau bâtiment avec Jean Nouvel. Aujourd'hui, elle investit un bâtiment historique pour le transformer de l'intérieur. La Collection Pinault à la Bourse de Commerce a fait de même, et nous partageons aussi cette démarche : réutiliser, réemployer, transformer. Notre particularité est de le faire avec un bâtiment de moins de cinquante ans, dont l'architecte est toujours vivant, et avec qui le dialogue est quotidien.
C'est un travail de haute couture. Il ne faut pas s'attendre à un grand geste architectural : celui-ci existe déjà. Sa protection au titre des monuments historiques en sera la consécration.
Cette inscription n'est-elle pas paradoxale pour un bâtiment pensé à l’époque par Piano & Rogers comme un « anti-monument » ?
LLB : Depuis quarante-cinq ans, le Centre Pompidou vit dans le mouvement. C'est sans doute l'une des plus grandes machines culturelles au monde, avec près de 900 événements par an. Aujourd'hui, il s'agit de transformer ce mouvement en monument – au sens noble du terme.
Lorsque Piano & Rogers ont gagné le concours, Georges Pompidou leur a demandé : « Avez-vous conscience que ce bâtiment va vivre cinq-cents ans ? » Renzo Piano affirme aujourd'hui qu'il en tiendra mille. C'est une image, mais elle traduit bien l'idée qu'un prototype de métal et de verre peut suivre la même destinée que la Tour Eiffel : un geste avant-gardiste devenu patrimoine.
Le bâtiment est à la fois dionysiaque, par son énergie culturelle, et apollinien, par sa structure : métal, verre, lumière, transparence. En 1977, la vue sur Paris avait frappé les visiteurs. Grâce à l'ouverture prochaine de la terrasse, elle sera redécouverte.
Je ne suis pas inquiet de cette inscription au titre des monuments historiques, que nous avons initiée avec le ministère de la Culture. Elle nous oblige à la précision. Ce qui aurait été tragique, c'est de figer l'intérieur.
Le programme Constellation marque-t-il le passage du musée temple au musée réseau ?
LLB : La liberté naît de la contrainte. Quand je discute avec mes collègues du Metropolitan Museum et du MoMA, la question du rapport à la ville revient sans cesse. Ces institutions sont profondément ancrées dans Manhattan.
Chez nous, cette ouverture n'était pas une stratégie au départ, mais elle le devient. Aujourd'hui, nous ne pourrions plus vivre sans cet apport extérieur — non seulement en flux financiers, mais surtout en flux intellectuels. Nous apprenons beaucoup de nos relations, notamment à l'étranger. Le danger pour une institution, c’est le repli sur elle-même.
Ce modèle, où les œuvres circulent, est-il un modèle pour demain ?
LLB : Oui, et il y a dix ans, ce discours aurait sans doute été perçu différemment. Au musée Picasso, où je défendais déjà cette stratégie, on me disait qu'elle n'était pas respectueuse de l'environnement ou mettait les œuvres en danger. Et il faut bien sûr rester vigilant sur ces points.
Aujourd’hui, les bilans carbone sont plus précis : ce sont les déplacements des visiteurs, bien plus que ceux des œuvres, qui pèsent le plus. Or, au Centre Pompidou, notre modèle est, pour ainsi dire, « glocal » : notre public vient surtout du Grand Paris, bien moins international que celui du Louvre ou d’Orsay.
En réalité, amener cinquante œuvres à Tokyo est beaucoup moins problématique que de faire venir 400 000 visiteurs de Tokyo à Paris – même s’ils ne viennent pas que pour une exposition. D’un point de vue écologique, notre modèle est intéressant.
Le Centre Pompidou devient-il une marque globale ?
LLB : Je préfère parler de valeurs ou d’esprit. Nous défendons un modèle pluridisciplinaire et un rapport ouvert à la société, qui intéressent aujourd’hui nos partenaires à travers le monde.
Le modèle « franchise » a montré ses limites. Nous avons choisi une autre voie : la dialectique constructive. Shanghai et Malaga ont renouvelé notre collaboration. Les prochains projets, à Séoul et à Bruxelles, incarnent cette diversité : à Séoul, nous travaillons avec une fondation privée d’un grand groupe industriel ; à Bruxelles, avec la Région, dans un cadre public. Chaque fois, le modèle s’adapte au contexte local. Nous préférons écouter les désirs et les besoins, plutôt que de suivre les termes d’une lettre-accord.
Un exemple récent me touche particulièrement : le Brésil, dans l'État du Paraná. Le gouverneur nous a contactés pour créer un lieu culturel près des chutes d'Iguaçu. Il aurait pu choisir un parc d'attractions ; il a préféré miser sur l'éducation et la culture. Nous travaillons avec l'architecte paraguayen Solano Benítez, qui utilise des matériaux locaux, en lien avec la forêt atlantique environnante.
Instagram, TikTok prescrivent autant que les institutions. Comment le musée peut encore jouer un rôle de médiation ?
LLB : D’abord : ne pas rejeter ce monde. Même en cette année de fermeture, nous sommes toujours le deuxième opérateur culturel sur les réseaux sociaux après le Louvre. Nous avons dépassé le stade des balbutiements, mais apprenons encore – y compris dans la collection : depuis 2023, nous acquérons des NFT.
L'intelligence artificielle va révolutionner la médiation notamment. Le musée doit rester un espace d'un autre rapport au temps. J'aime cette phrase : le musée, c'est du temps transformé en espace.
Depuis des décennies, la médiation est un cartel, un texte de salle, parfois une bande sonore. Demain, avec des lunettes connectées par exemple, on pourra découvrir autour de l'œuvre un univers entier. Le défi est immense et passionnant, et je crois que c'est à un musée de service public de le relever.
En 1977, Pompidou incarnait l'optimisme. En 2025, le monde est polarisé. Comment le Centre peut-il se positionner ?
LLB : Les expositions sont pleines. Aucune capitale n’offre une telle vitalité culturelle que Paris. Mais si 60 % des Français disent avoir visité un lieu patrimonial. Parmi eux, seuls 30 choisissent le musée — un chiffre inchangé depuis cinquante ans. En réalité, c’est le même public qui multiplie les visites, tandis que le tourisme explose.
Notre défi, c’est de n’oublier personne. Avec le MuMo, notre musée mobile, nous emmenons les œuvres au plus près des gens — parfois une journée, dans un supermarché avec le programme 1 jour, 1 œuvre. Il faut s’adresser à des publics différents, des communautés multiples. Des expositions comme « Paris Noir » ou « La BD à tous les étages » ont montré la voie.
Nous travaillons sur l’expérience globale : mieux plutôt que plus. Le public ne veut plus faire la queue ni mal déjeuner, il veut une rencontre harmonieuse avec les œuvres, fluide et mémorable.
Votre parcours est jalonné de projets réputés impossibles. Est-ce une manière d'introduire de la friction dans le champ feutré du muséal ?
LLB : Je fais ce métier depuis trente-cinq ans. Issu de Sciences Po et de la première promotion de l’École du Patrimoine – aujourd’hui l’Institut national du patrimoine –, j’appartiens à une génération qui a ouvert la culture à des profils venus d’autres horizons.
Ma trajectoire a toujours pris un pas de côté, un chemin de traverse : Pompidou-Metz, c'était partir de zéro ; le musée Picasso, restaurer un monument du XVIIᵉ siècle ; le Centre Pompidou, repenser un monument du XXᵉ. À Massy qui, lui aussi, sort de terre, nous réfléchissons à un nouveau type de réserves. Finalement, je n'ai pas été formé pour le suivi de chantier, mais j'en fais depuis trente ans.
Nos métiers ont complètement basculé. On se demande toujours s'il faut un artiste ou un gestionnaire à la tête d'une institution culturelle – une question qu'on ne se pose pas pour une entreprise traditionnelle. Le chemin intéressant, c'est être artiste et très bon gestionnaire, ou gestionnaire avec une vie très artiste.







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