17-09-IRLbrainrot

L’IRL Brainrot : quand les mèmes envahissent le commerce (1/2)

© Labubu

Et si le shopping 2026, ce n'était plus acheter des objets, mais collectionner des fragments d'Internet ? Derrière la folie des peluches Labubu et du chocolat Dubaï, c’est peut-être une nouvelle mutation du commerce qui s'opère, où nos corps tiennent lieu d'interfaces, et les boutiques d'algorithmes physiques…

Kyle Chayka est passé maître dans l’art de « coiner » (forger) des termes qui capturent l'esprit d'une époque façonnée, pour ne pas dire, éclatée par le numérique : "Airspace" désignait l'uniformisation esthétique globale des lieux sous l'influence d'Airbnb ou Instagram ; "Filterworld" dans le même esprit de standardisation, la façon dont les algorithmes des plateformes « aplatissent » nos expériences culturelles. Journaliste au New Yorker, Kyle Chayka vient de théoriser un nouveau concept qui pourrait bien changer la face du retail : l'IRL Brainrot.

Pour lui, nous vivons l'avènement d'une ère où Internet est définitivement sorti des écrans, comme un génie hors de sa bouteille. Une ère où la culture physique devient incompréhensible sans ses références numériques : un conglomérat foutraque d'objets et de croyances qui adhèrent à ce nouveau soi, postdigital et inspiré par le désormais célèbre brainrot. Ce mot de l'année 2024, selon l'université d'Oxford, désigne l'abêtissement de nos cerveaux exposés à un Internet de plus en plus junk. Chayka décrit ainsi une génération qui consomme des produits physiques comme autant de mèmes, dans l'inspiration et la cadence. Les accessoires changent au rythme des tendances virales, comme une photo de profil. L’acte d’achat devient ainsi une forme d’édition de soi, en temps réel, accélérant la dissolution déjà bien engagée entre monde digital et commerce. Si l’on pousse la métaphore : les magasins ne sont plus des lieux, mais des interfaces ; les objets ne sont plus des objets, mais des signifiants.

De l'objet au mème

Difficile de ne pas penser à Labubu, la créature de Pop Mart aux oreilles de lapin, dents pointues et à la fourrure hirsute. Objectivement laide, légèrement effrayante et pourtant absolument irrésistible. Croqué par l'illustrateur hongkongais Kasing Lung en 2015 pour la série Monsters, le destin business des Labubu bascule en 2019 quand Popmart, géant chinois du jouet, en acquiert les droits pour les vendre « à l'aveugle », cachés dans leurs blindboxes. Labubu achève de devenir culte, quand Lisa, la star du groupe coréen Blackpink affiche les peluches en « charm » (breloque) sur ses sacs à main griffés.

Vendus 30 euros pièce (avec une marge brute d'environ 67 %), ils s'arrachent à prix d’or en seconde main, selon leur rareté. La version grandeur nature a atteint la somme de 150 000 euros aux enchères. Popmart, qui affiche des taux de croissance à trois chiffres depuis 2023, pèse désormais 50 milliards de dollars (septembre 2024) – plus qu’Hasbro, Mattel ou Sanrio réunis. L'animal-totem de toute une génération a, pour ainsi dire propulsé Popmart « vers l'infini et au-delà », avec 1,8 milliard de dollars de revenus en 2024 sans signe de ralentissement.

Des mèmes Internet incarnés dans une dimension physique, l'essayiste W. David Marx ne dit pas autre chose dans son papier Only Fads: a culture (and economy) of Labubus. Contrairement aux tendances de mode où l'on croit construire une identité, se rapprocher d’un archétype, à plus ou moins long terme, les Labubus ne sont RIEN d'autre que de « purs signifiants de connaissance Internet ». Et à la fois, ils sont TOUT cela : « Cette chose que tu as vue en ligne dans une vidéo verticale ? Maintenant je l'ai acquise dans la vraie vie. » Ces phénomènes semblent surgir ex nihilo, générés à la vitesse virale, sans contexte ni filiation avec les pratiques culturelles établies.

L'esthétique de l'excès et du grotesque

L'IRL Brainrot, c'est aussi une esthétique. Pour reprendre les concepts de Kyle Chayka : l'Airspace a vécu. Fini les cafés Instagram-ready aux tons neutres, les latte art minimalistes et l'obsession du clean… L'ère du beige millenial est morte. Avec son star eye distinctif, la GenZ a liquidé l'esthétique filtrée de ses aînés sans ciller, pour embrasser l'excès chromatique et l'anti-beauté revendiquée.

La nouvelle palette cultive le saturé, le kitsch, l’hallucinatoire. Elle convoque l’adorable autant que le grotesque. Kyle Chayka pose son principe directeur, celui de l' « Ooze » (suinter / suintement en anglais), où les formes sont bulbeuses et les matières dégoulinent, comme un écoulement organique permanent. La crème pistache du chocolat Dubaï (ce chocolat fourré pistache qui fait fureur, au point de mettre le marché de la pistache sous tension) « déborde de sa coque géométrique », les smoothies colorés d'Erewhon « tourbillonnent sans se mélanger », les sandales Méduse « s'ossifient autour de nos pieds » – dans la (pas si) droite ligne de La vie liquide de Zygmunt Bauman (2013).

Le vert en est la couleur totémique. Plus qu'une teinte, là encore, c'est un signifiant. Pistache pour le chocolat Dubaï, ou matcha, pour l'énergie, la perspicacité, le raffinement. Chayka observe une « alchimie volontaire » où « tout devient mélange » et l'artificiel se délecte de sa propre artificialité...

Mais l’IRL Brainrot n’est pas qu’une affaire de Labubus ou de couleurs saturées. C'est aussi une affaire de gros sous qui redessine notre façon de consommer, de nous transformer… et de faire du commerce. On en parle la semaine prochaine, en deuxième partie.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire