un sniper qui vise le logo de wikipedia

Qui veut la peau de Wikipédia ?

Que ce soit en France ou aux États-Unis, l’encyclopédie en ligne se trouve régulièrement accusée d’être un outil de propagande, loin de sa mission d’origine.

« Cabales organisées par des contributeurs militants », « campagnes de dénigrement systématiques et sans contradicteurs » : dans une tribune publiée le 20 février sur Le Point et signée par une centaine de personnalités, principalement issues du centre gauche et de la droite médiatique et politique, le journal exprime sa « profonde inquiétude » face à ce qu’il considère comme « une dérive préoccupante et un dévoiement du projet encyclopédique ». D’après le média, le site participatif serait devenu « l’arme principale de vengeurs masqués dans leurs combats idéologiques contre des organisations qui ne correspondent pas à leur projet politique. »

La guerre est déclarée

Derrière cet appel à « établir des garde-fous beaucoup plus efficaces contre les détournements idéologiques » et à « restaurer neutralité et rigueur », se cache une passe d’armes tendue entre Le Point et l’encyclopédie en ligne. Le 15 février dernier, FredD, un contributeur aguerri de la plateforme avec plus de 30 000 participations à son compteur, recevait un courriel (sur sa messagerie professionnelle) de la part du journaliste du Point Erwan Seznec. Ce dernier expliquait préparer un article sur son activité de contributeur et menaçait de dévoiler son identité, sa fonction ainsi que le nom de son employeur. Trois jours plus tard, le journaliste publiait un article dans lequel il accusait des « militants anonymes » de mener une campagne de calomnie contre son média – accusé de devenir « populiste » ou « islamophobe ». En retour, les bénévoles de Wikipédia ont publié une lettre ouverte dénonçant ce qu’ils considèrent comme une tentative d’intimidation et ont rappelé « l’importance du respect du pseudonymat des bénévoles de Wikipédia », véritable protection contre l’autocensure.

Outre cet affrontement public, Le Point a aussi envoyé une mise en demeure à Maryana Iskander, la directrice générale de la Fondation Wikimédia. Le document de 35 pages, vu par le journal Le Monde, estime que la fiche Wikipédia du journal Le Point est « particulièrement biaisée et dénigrante » et qu’elle est le fruit « d’un petit groupe de contributeurs, manifestement militants et en désaccord avec la ligne éditoriale » du média. Faut-il y voir un préambule à une attaque judiciaire plus importante ? Si la réponse n’est pas évidente, il est certain que Wikipédia subit depuis plusieurs mois des attaques répétées au sujet de sa neutralité, notamment de la part de la droite américaine.

Elon Musk et l'Heritage Foundation passent à l’attaque

En janvier dernier, le média Forward publiait des documents issus de la tristement célèbre Heritage Foundation, l’organisme connu pour avoir mis sur pied le Project 2025, qui sert de feuille de route à l’administration Trump. D’après l’article, le think tank prévoit « d’identifier et de cibler », à l’aide de mots de passe piratés et de logiciels de reconnaissance faciale et de géolocalisation, les éditeurs bénévoles de Wikipédia qui, selon elle, « abusent de leur position » en publiant du contenu que le groupe considère comme antisémite.

En juin 2024, une majorité de contributeurs bénévoles de Wikipédia avait effectivement voté pour que l’Anti-Defamation League ne soit plus considérée comme une source fiable sur l’antisémitisme, bien que ce soit son principal combat. Depuis le 7 octobre et le début de la guerre de Gaza, l’ADL a modifié sa méthodologie, assimilant certaines manifestations pro-palestiniennes et critiques de la politique israélienne à des actes antisémites. Les contributeurs ont justifié leur décision par des déclarations controversées de son PDG, Jonathan Greenblatt, qui a attribué les manifestations étudiantes à des mandataires iraniens, comparé le keffieh à la croix gammée, loué Elon Musk après la promotion d’un message antisémite sur X, et assimilé l’antisionisme à la suprématie blanche.

En parallèle à cette offensive, Elon Musk s’est lui aussi lancé dans une croisade contre l’encyclopédie, qu’il a surnommée « Wokepedia ». En décembre dernier, le milliardaire exhortait ses followers à ne plus faire de dons à cause d’une incompréhension portant sur un graphique circulaire des catégories budgétaires du plan annuel 2023-2024 de la Wikimedia Foundation. Ce camembert, publié dans un premier temps par l’influenceuse d’extrême droite Chaya Raichik, pointait une dépense de 50 millions de dollars dans les catégories de la « diversité, l’équité et l’inclusion », les fameux DEI contre lesquels Musk est entré en guerre. En réalité, ces fonds financent des initiatives pour renforcer la fiabilité de Wikipédia : élargissement de la couverture des sujets sous-représentés, recrutement d’éditeurs spécialisés, lutte contre la désinformation et protection contre la censure, des mesures qui répondent précisément aux critiques sur la crédibilité de l’encyclopédie.

Défendre l'anonymat des contributeurs

Comme le résume la journaliste Molly Blanc, la montée de la droite MAGA aux États-Unis a provoqué des changements d’attitude surprenants à l’égard de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, qu’elle se targue pourtant de défendre. Face à ces attaques, la Wikimedia Foundation organise la résistance et met en avant plusieurs initiatives pour protéger ses contributeurs. L’ONG envisage notamment de modifier l’édition pour les utilisateurs non connectés en remplaçant l’affichage de leur adresse IP par un nom d’utilisateur temporaire, limitant ainsi l’exposition aux poursuites en diffamation. Seuls les modérateurs engagés contre le vandalisme y auront accès. Wikimédia a également créé un programme de défense juridique qui financera, dans certains cas, la défense des contributeurs attaqués par le système judiciaire, à condition que ces derniers ou membres du personnel aient contribué de bonne foi à un projet Wikimédia. Reste à voir si ces mesures seront suffisantes pour défendre ce qui reste le plus beau projet que le Web ait porté.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar Marc Drillech dit :

    Merci pour cet article très intéressant et qui pose une fois de plus non seulement la question de l’objectivité, évidente, mais également celle de la malhonnêteté militante, du discret engagement qui, avec art et subtilité, transforme la réalité !

  2. Avatar Frédéric dit :

    Je suis un grand défenseur des modèles ouverts.

    Cependant, même si c'est politiquement incorrect, il faut bien avouer que la modération de Wikipedia est plus qu'aléatoire. Selon le modérateur ou l'équipe sur laquelle vous tombez, votre article sera rejeté ou accepté. Les modérateurs n'ont que rarement l'expertise sur les sujets qu'ils traitent.

    A l'opposé du travail encyclopédique, sur des sujets nouveaux, Wikipedia amplifie donc les biais de la société comme le font les réseaux sociaux (car les modérateurs sont le reflet de la société).

    Par ailleurs, il n'y a pas de processus d'alerte des auteurs dont l'article peut être supprimé sans sommation ni moyen de discussion ou d'apporter les preuves demandées.

  3. Avatar Anonyme dit :

    Il n'est pourtant pas faux, et cela est documenté, de constater que Wikipedia est noyauté par quelques super contributeurs, qui font la pluie et le beau temps, et orientent les propos.

  4. Avatar Claude Montagné dit :

    Merci pour votre article. j'avais déjà vu passer l'info, concernant la prise de position agressive de Erwan Seznec à l'encontre de FredD, mais j'ignorais que l'inspiration venait des afficionados de Trump. Après s'être emparé de tweeter ils veulent museler Wikipédia, d’où la nécessité de soutenir cette formidable encyclopédie collective et universelle.

  5. Avatar Pierre dit :

    Hélas on voit une fois de plus, après la chevauchée de Trump aux Etats-Unis face à des Démocrates perçus comme "woke" et celle d'une Le Pen en France face à des LFIstes jugés sectaires et antisémites, que la réaction est excessive et dangereuse…

  6. Avatar Béatrice Sutter dit :

    Droit de réponse d’Erwan Seznec, rédacteur en chef du service société du Point

    L’article de David-Julien Rahmil appelle quelques précisions, que j’aurais pu lui apporter s’il m’avait contacté avant d’écrire, ce qu’il n’a pas fait.

    Le Point enquête depuis près de deux ans sur un groupe très restreint de contributeurs qui a pris le contrôle de la page Wikipédia de l’hebdomadaire, rédigée à 75% par cinq personnes seulement en février 2025. Les contributions de « FredD », calomnieuses et provenant d’un blog anonyme, ce qui est contraire aux règles interne de l’encyclopédie, ont été très rapidement retirées, sans notre intervention. La démarche consistant à solliciter l’employeur de « FredD » était motivée par le fait que cet employeur est un organisme en contact régulier avec notre rédaction. FredD n’était pas pour nous un inconnu. Il avait contacté le Point en 2022, sous sa véritable identité, dans l’espoir d’alimenter un article dénigrant une de ses collègues.

    David-Julien Rahmil suggère que le Point serait engagé dans un combat d’inspiration trumpiste contre « le plus beau projet que le Web ait porté » et contre « la liberté d’expression ». « J'avais déjà vu passer l'info, concernant la prise de position agressive de Erwan Seznec à l'encontre de FredD, mais j'ignorais que l'inspiration venait des afficionados de Trump », écrit un lecteur.

    La série d’articles que nous avons consacré à Wikipédia commence en novembre 2023, alors Donald Trump n’avait même pas encore été désigné candidat par le Parti Républicain.

    Le Point a toujours vivement critiqué l’actuel président américain. Celui-ci n’inspire pas les demandes de régulation et de transparence convergeant actuellement vers Wikipédia depuis Paris, Bruxelles et Londres. Le 8 mai 2025, le gouvernement travailliste britannique a demandé à la haute cour de justice d’examiner la conformité des pratiques de Wikipédia, notamment concernant l’anonymat, avec l’Online Safety Act. Je concède à David-Julien Rahmil que cette information n’était pas disponible au moment où il a publié, mais elle suffit, je crois, à invalider sa thèse d’une démarche trumpiste.

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