
Tant que les enfants vivront coupés de la nature, on ne pourra pas attendre d'eux qu'ils veuillent la protéger. C'est le sens de l'initiative « Classe dehors » de Moïna Fauchier-Delavigne, journaliste, autrice et membre de la Fabrique des Communs Pédagogiques.
Qu'ils en ignorent presque tout ou qu'elle les angoisse, nous préparons mal nos enfants à la crise climatique. Et les programmes scolaires adoptés sur le sujet semblent ne pas les aider. Ni à comprendre, ni à faire face, avec la curiosité et l'enthousiasme que ce sujet pourrait soulever. Des solutions pourtant existent, et elles sont simples. Moïna Fauchier-Delavigne propose de mettre plus souvent nos juniors en contact avec la nature. Explications.
Comment comprenez-vous que les enfants et adolescents d'aujourd'hui soient, de leur propre aveu, si déconnectés des enjeux écologiques ?
Moïna Fauchier-Delavigne : Je crois qu’il faudrait poser certaines questions à ces enfants : Est-ce qu’ils vivent des expériences de nature de temps en temps ? Est-ce qu’ils ont mis les pieds dans l’herbe une fois dans leur vie ? Est-ce qu’ils regardent les nuages ? Est-ce qu’ils passent du temps dans la nature pendant les weekends ou les vacances ? Ces jeunes ne sont pas touchés émotionnellement par les enjeux écologiques précisément parce qu’ils ne sont pas touchés physiquement. En 2015, quatre enfants sur dix ne jouaient jamais à l’extérieur en semaine – avant même la pandémie de Covid-19, qui a renforcé la sédentarisation des enfants comme des adultes. Une éducatrice m’a raconté que la première fois qu’elle était sortie avec des enfants, elle leur avait proposé d’enlever leurs chaussures pour se mettre pieds nus dans l’herbe. Tous les enfants s’étaient mis à crier ; après discussion, un seul a bien voulu tenter l’expérience. Ils avaient 11 ans et pas un n’avait mis les pieds dans l’herbe de sa vie. Des histoires comme celle-ci, les éducateurs et enseignants en ont tous les jours : des enfants qui n’ont jamais vu une vache, qui pensent que les étoiles n’existent que dans les dessins animés…
Le lien entre expérience de nature dans l’enfance et engagement écologique a-t-il été prouvé ?
M. F.-D. : Il y a quelques années, la chercheuse Louise Chawla a mené une étude sur des adultes dont le travail était de protéger la nature d’une façon ou d’une autre. Elle a retracé leur parcours : ils avaient tous passé du temps dans la nature étant petits. Les travaux de cette chercheuse montrent que c’est par des expériences de nature vécues dans l’enfance, avec un adulte référent qui peut aider à donner du sens à l’expérience, que les enfants deviennent conscients des enjeux. Comment attendre d’eux qu’ils protègent ce qu’ils n’ont jamais appris à connaître et à aimer ? Pour les enfants privilégiés qui peuvent aller à la campagne le weekend ou en vacances, rester enfermés toute la journée à l’école a des conséquences moins lourdes. Mais un tiers des enfants de France ne connaissent que leur quartier et ne partent pas en vacances, ce qui signifie qu’un tiers des enfants n’a de contact avec la nature que par la cour de récréation, les rues autour de chez eux, et éventuellement un espace vert s’il y en a un dans leur quartier. À partir de là, les espaces naturels deviennent des espaces effrayants parce qu’ils ne les connaissent pas, parce qu’ils sont sales, incontrôlables.
Que propose le dispositif Classe dehors pour y remédier ?
M. F.-D. : Faire classe dehors consiste à faire classe dans un espace de nature de proximité – un square, un parc, une forêt – et ce de façon régulière. Avec la Fabrique des Communs Pédagogiques, nous avons lancé l’action Classe dehors en 2021 et rassemblé des associations diverses et variées (collectifs de profs, associations d’éducation à l’environnement…) pour accompagner et soutenir les enseignants qui veulent faire classe dehors dans des espaces de nature de proximité. Nous avons créé un site Internet et des webinaires réguliers : « Peut-on faire classe dehors en ville ? », « Peut-on faire classe dehors dans le secondaire ? », « Peut-on faire des maths dehors ? » … Nous voulons rendre visibles ceux qui le font déjà, en proposant des ressources en accès libre dans notre bibliothèque participative, montrer comment faire, avec un accompagnement sur le site et des formations, et faire du plaidoyer pour que cette pratique pédagogique soit reconnue et soutenue. Cette année a eu lieu la deuxième édition de la Semaine francophone de la classe dehors fin mai, pour rendre visible le phénomène et encourager les enseignants à se lancer. Deux mille établissements scolaires se sont inscrits : partout en France et dans 28 pays, des enseignants sont sortis de l’école pour faire cours dans un espace de nature de proximité.
Qu’en pensent les enseignants ?
M. F.-D. : Beaucoup nous disent : « Je ne sais pas comment je faisais avant pour faire cours uniquement à l’intérieur, et je n’imagine pas revenir en arrière. » Il y a quelque chose d’absurde à faire cours uniquement à l’intérieur. Qui a prouvé que la meilleure façon d’apprendre était d’être assis dans une salle fermée, toute la journée, sans bouger ? Ce n’est bon ni pour les apprentissages, ni pour la concentration, ni pour la santé physique et mentale. Et c’est ce qu’on impose à tous les élèves depuis le plus jeune âge, tout en leur répétant qu’il faut bouger, manger sainement et protéger la nature. Les enseignants qui se lancent sont surtout des enseignants de maternelle et d’élémentaire. C’est plus difficile dans le secondaire du fait des emplois du temps morcelés. Mais c’est possible. À Paris, dans le Marais, il y a une enseignante de français/histoire-géo en lycée professionnel qui emmène ses élèves réviser le bac dans le parc à côté du lycée. Ses collègues lui disent qu’elle perd du temps à aller au square, mais elle ne le voit pas comme ça : pour elle, ce sont quinze minutes perdues dans le déplacement contre cinquante minutes perdues sur des questions d’autorité si elle restait à l’intérieur. Faire cours dehors, c’est faire confiance aux élèves ; cela change beaucoup de choses dans le rapport entre l’enseignant et l’élève. L’enseignante avec qui j’ai écrit le livre Emmenez les enfants dehors ! , Crystèle Ferjou, constate également des effets positifs sur le lien aux parents. Souvent, quand l’école est compliquée pour un enfant, elle l’est pour sa famille aussi ; les parents n’ont pas bien vécu l’école non plus, ils ne veulent pas aller aux réunions parents-profs et restent le plus loin possible de l’institution scolaire. Ces parents viennent plus facilement à la classe dehors parce que ce n’est pas dans l’enceinte scolaire. C’est un espace beaucoup moins inquiétant.
Et qu’en disent les élèves ?
M. F.-D. : Lors d’une journée d’étude à l’Ecole Normale Supérieure fin juin, nous avons fait intervenir des enfants de la classe d’un enseignant de Bagnolet qui fait cours à l’extérieur régulièrement. Nous leur avons demandé ce qu’ils en pensaient, et bien sûr qu’ils aiment ça ! On leur offre une expérience de nature qui leur permet de développer leur curiosité et leur esprit critique, de s’émerveiller. Leur corps est en mouvement, dehors… Cela leur fait du bien physiquement, et cela a des effets positifs aussi dans leurs relations aux autres. L’effet est encore plus marqué pour les élèves avec des comportements difficiles, car l’espace extérieur est moins contraint. Ils peuvent faire du bruit, être en mouvement sans déranger personne. S’ils étaient à l’intérieur, à 4 ans, ils auraient déjà une étiquette d’enfant à problèmes. La classe dehors, c’est aussi participer à la réduction de l’échec scolaire, à une école plus ouverte et plus inclusive.
Comment l'institution scolaire réagit-elle au sujet de la classe dehors ?
M. F.-D. : Le sujet a beaucoup gagné en visibilité en quatre ans, et l'Éducation nationale s'y intéresse. Partout en Europe, le phénomène prend de l’ampleur. Cela s’est concrétisé par les Rencontres internationales de la classe dehors à Poitiers à l’été 2023, où il y avait des temps de formation, un colloque scientifique… Nous avons fait une série d’auditions avec des parlementaires pour le rapport sur l’adaptation de l’école au changement climatique. Des enfants ont également été auditionnés. Mais il reste du travail. Les enseignants ont besoin d’être formés, rassurés et soutenus dans leur démarche par l'institution. L’espace naturel est ouvert, par définition moins contrôlable, avec une gestion de groupe différente. Une des premières choses que nous avons faites sur notre site, c’est une foire aux questions pour les enseignants, avec les quelques questions de base qui font qu’un enseignant ne sort pas : il a peur des parents, il ne sait pas s’il a le droit, il ne sait pas quel matériel prendre…
À chaque fois que des formations sur la classe dehors sont mises en place, la demande excède l’offre. Il faut aussi former des formateurs, car la plupart des formateurs de l’Éducation nationale ne connaissent pas bien ce sujet. Pour l’instant, l’offre de formation n’est pas équitable selon les territoires où se trouvent les enseignants.
Enfin, il faut un soutien clair du ministère de l’Éducation nationale. La rectrice de l’académie de Poitiers était présente aux Rencontres internationales de la classe dehors, et celles-ci ont eu lieu sous le patronage du ministère, comme la Semaine de la classe dehors ; mais il n’y a pas encore de soutien clair et massif du gouvernement. Or ce soutien de l'institution est crucial. À Allonnes, par exemple, à côté du Mans, un inspecteur a encouragé les enseignants à faire sortir les élèves et leur a proposé un petit accompagnement. Résultat : 80 % des enseignants se mettent à la classe dehors.
À terme, n’est-ce pas l’espace scolaire lui-même qu’il faut repenser pour qu’il soit plus en lien avec le vivant ?
M. F.-D. : C’est certain. Sur ce sujet, nous sommes plutôt en retard par rapport à nos voisins européens. Au Royaume-Uni, dans les années 1990, les éducateurs ont commencé à varier les espaces d’apprentissage pour la santé et le bien-être des élèves. En France, les élèves ne sortent pas beaucoup, et, en plus d’être à l’intérieur, ils sont très immobiles. C’est un double problème. On n’a toujours pas compris ce constat simple : les enfants vont mal, les enfants vivent coupés de la nature, et il y a un lien entre les deux. Le sujet des cours de récréation est particulièrement intéressant. Aujourd’hui, la plupart des cours de récréation sont des espaces très pauvres, où il n’y a aucune diversité de matière, où les élèves ne peuvent pas développer leurs sens. Or c’est le seul lieu extérieur où tous les enfants passent du temps chaque jour. Donc la qualité de ces espaces change tout. À partir du moment où la cour est végétalisée, où il y a des buissons, des cachettes, on change la vie quotidienne de tous les enfants.
Cela suppose des espaces avec davantage de risques, alors que la tendance est plutôt à la surenchère sécuritaire dans les écoles.
M. F.-D. : Les écoles sont de plus en plus barricadées en France. Ce n’est pas le cas partout. À Berlin, par exemple, où j’étais allée visiter des cours d’école pour un reportage, elles sont ouvertes. De façon générale, il faut accepter que la nature n’est pas juste un danger mais répond à un besoin. Sur cette question, nous nous appuyons sur l’exemple des « terrains d’aventure », qui sont des espaces ouverts, gratuits, où les enfants ont accès à des outils de construction. Cela a commencé dans les années 1950 au Danemark et dans les pays anglo-saxons. Ce sont des espaces qui permettent d’apprendre à gérer les risques. Aujourd’hui, on interdit toute prise de risque aux enfants, donc on ne leur apprend pas à le gérer, alors qu’ils vivent dans une époque où les risques se multiplient.
À LIRE : Crystèle Ferjou, Moïna Fauchier-Delavigne, Emmenez les enfants dehors ! , Robert Laffont, 2020
Article très intéressant, je vais le partager
C'est tellement vrai, votre article donne envie de faire "bouger l'école" ! Merci je le partage pour commencer...