
Vous pensiez que l’affaire FTX avait sonné le glas de l’influence des crypto bros ? Erreur. Ils sont plus actifs que jamais et veulent s'offrir le soutien des deux candidats. On fait le point avec la chercheuse américaine Molly White.
En l'espace de quatre ans, l’industrie des cryptomonnaies a considérablement étendu son influence dans le paysage politique américain. Devenue plus réactionnaire, elle s'inscrit aussi dans la droite ligne du monde la Tech, qui s’est radicalisée depuis 2020. À l’occasion des élections américaines, la chercheuse Molly White, critique féroce des cryptomonnaies, nous éclaire sur l’influence croissante de cette nouvelle industrie.
Avant de devenir autrice et chercheuse, vous étiez ingénieure logiciel. Il semble que vous avez le profil parfait de la ” tech-enthusiast”. Comment êtes-vous devenue cryptosceptique ?
Molly White : L'idée d'un « troisième Web » associé à la blockchain est vraiment apparue entre 2020 et 2021. À l'époque, on parlait beaucoup de la décentralisation. Avec l'idée que la blockchain allait résoudre tous les problèmes du Web, voire permettre aux internautes de reprendre le pouvoir sur les big tech. En tant que grande passionnée du Web, l’idée me plaisait. Je me souviens avoir pensé : « Super, où est-ce qu’on signe ? » (rires). Puis j’ai voulu creuser pour comprendre la façon dont cette technologie allait faire tout ce qu'elle promettait.
Qu’est-ce qui vous a interpellée ?
M. W. : Je cherchais des projets qui tenaient leurs promesses, mais je me suis vite rendu compte que beaucoup étaient construits sur du vent. Il y avait beaucoup d'idées sur la façon dont la blockchain pourrait "éventuellement" révolutionner Internet, dans le cas où tous les problèmes techniques étaient résolus. Tout cela était très théorique, très vague. Ce qui était très clair, en revanche, c’est que beaucoup de personnes dans cette sphère étaient attirées par l’aspect financier. Et même si le Web 2.0 a ses défauts, j'ai fini par craindre que cette idée du Web 3.0 n’aggrave encore davantage les problèmes.
Pour vous, il n'y a rien à garder dans les cryptos et le Web 3.0 ?
M. W. : Je n’ai aucun problème à ce que les gens expérimentent des choses avec la blockchain, même si je ne crois pas que cette technologie en elle-même soit particulièrement innovante. Le problème, c’est lorsque l'industrie devient prédatrice, lorsque les projets commencent à profiter de la naïveté des gens, et qu’on leur fait de fausses promesses. C’est sur cela que se concentrent la plupart de mes critiques.
Des promesses, les politiciens en font beaucoup. Comment l’industrie crypto s'imbrique-t-elle dans la politique américaine aujourd'hui ?
M. W. : Les cryptomonnaies ont intégré la sphère politique américaine depuis un moment. Cela s’est particulièrement révélé en 2022, avec l'implication de FTX dans le financement des partis démocrates et républicains. C’est là que l’on a pu vérifier à quel point certaines entreprises du secteur s’immisçaient dans le jeu politique. Au niveau législatif, cela a fait naître des projets de loi relatifs aux cryptomonnaies qui sont encore en cours d'examen au Congrès. Aujourd’hui, on parle beaucoup des cryptomonnaies dans ce cycle électoral. Cela vient principalement du secteur qui a tout fait pour imposer les cryptos au cœur des débats. Par exemple, de nombreux sondages ont été commandés par l'industrie des cryptomonnaies, pour présenter les cryptomonnaies comme une préoccupation des électeurs. Coinbase y a beaucoup contribué. Mais ce n’est pas la seule entreprise. Le problème, c’est que la plupart de ces affirmations sont reprises sans recul. Les médias, les partis politiques, les candidats eux-mêmes, piochent des chiffres dans ces sondages sans les remettre en question.
Vous avez créé un outil en ligne, Follow the crypto, qui suit les investissements de l'industrie du Bitcoin et des cryptomonnaies dans la politique : 170 millions de dollars sont en jeu. Comment cette industrie est-elle devenue aussi puissante, au point de rivaliser avec le lobby du pétrole ?
M. W. : Ce qui est remarquable c'est que cette industrie n'est pas si grande. C'est un microcosme, relativement aux autres secteurs. Mais par rapport à sa taille, ces dépenses sont énormes. Et elles sont sans commune mesure avec ce qui a été fait auparavant lors de ce cycle électoral.
Pourtant, on aurait pu croire qu’après les nombreuses faillites de 2022, cette industrie était affaiblie…
M. W. : Oui, de nombreuses entreprises ont fait faillite au cours des deux dernières années. Il y a eu BlockFi, Celsius Network, et bien sûr, l'affaire FTX. Mais pour celles qui ont réussi dans le temps, l’activité est restée très lucrative. D’autant que la plupart de ces entreprises ont acheté des cryptos très tôt, et entre-temps, leur prix a beaucoup augmenté. Elles ont acheté du Bitcoin alors qu’il était à 100$ ou 1000$ [il est aujourd’hui autour des 60 000 dollars, Ndlr], et se sont largement enrichies.
Par ailleurs, des entreprises comme Coinbase sont capables de générer des revenus importants, même lorsque le marché des cryptomonnaies traverse une période difficile, car leur modèle économique est stable. Beaucoup d'acteurs ont donc des sommes considérables en réserve.
Et parce qu'un grand nombre de ces entreprises considèrent la législation et la réglementation aux États-Unis comme une menace existentielle pour leur entreprise, elles dépensent sans compter. Pour faire simple, elles se disent : « Soit nous dépensons cet argent maintenant, pour obtenir des lois favorables, soit nous ne dépensons pas l'argent et nous allons être fermés. » Autoriser le lobby crypto à avoir un tel impact sur la sphère politique pose un sérieux problème.
Dans vos recherches, vous mentionnez les super PACs crypto, un groupe de pression très actif, qui soutient à la fois les politiciens démocrates et républicains. Pourquoi l'industrie finance-t-elle les deux côtés ?
M. W. : C'est un classique dans toutes les industries et stratégique. Historiquement, la droite américaine soutient la dérégulation. Elle est naturellement plus encline à défendre les cryptomonnaies. Mais aujourd’hui, l’industrie a compris qu’elle devait aussi gagner des alliés parmi les démocrates pour obtenir assez de voix au Congrès. C’est pourquoi il y a eu cette campagne récente pour rallier les démocrates et essayer de présenter la cryptomonnaie comme une question compatible avec leurs valeurs.
Donc, cette stratégie fonctionne ?
M. W. : On peut voir certains candidats qui, du côté démocrate, sont de fervents et francs partisans des cryptomonnaies. Ils veulent être du côté de la “technologie innovante”. Malgré tout, je pense qu’il est trop tôt pour dire si l’argent a suffi à les rallier définitivement à l’industrie. Cela dépendra de ce qui se passera après les élections présidentielles. Au bout du compte, si les démocrates doivent adopter un projet de loi qui se situe plutôt du côté républicain et qui vise à apporter des changements qui réduiraient les réglementations ou les protections des consommateurs, qui peut prédire comment ils voteront ?
Les démocrates poussent Kamala Harris à inclure les cryptomonnaies dans son programme pour séduire l'électorat pro crypto. Pensez-vous que ce bloc d’électeurs est réellement influent ?
M. W. : Pour la grande majorité des gens, la crypto n'est même pas une chose à laquelle ils pensent, et encore moins un sujet sur lequel ils basent leur vote. La majorité des Américains ne détiennent d’ailleurs pas de cryptomonnaies. Et si l'on examine en détail les données et les sondages dont nous disposons, on s'aperçoit que la majorité des personnes interrogées n'ont pas d'opinion positive sur les cryptomonnaies. Au contraire : elles ne veulent pas que les cryptomonnaies soient intégrées dans le système financier plus qu'elles ne le sont déjà.
Même parmi les détenteurs, un groupe très minoritaire, je ne pense pas que ces personnes voteraient spécifiquement en fonction de leur portefeuille crypto, souvent en proportion négligeable par rapport à leurs autres actifs. De plus, les électeurs sont surtout préoccupés par des sujets du quotidien. Au hasard : le fait de pouvoir s'acheter une maison, le prix des produits alimentaires ou les soins de santé, par exemple. C'est pour toutes ces raisons que je ne pense pas qu'il y ait de “bloc crypto” parmi les électeurs américains.
Trump, qui s'opposait ouvertement au Bitcoin il y a peu, est maintenant un fervent partisan. Comment expliquez-vous ce revirement ?
M. W. : Au-delà de l’opportunisme politique,Donald Trump s'est rendu compte que les cryptomonnaies lui étaient profitables. Il l’a dit lui-même : c'est le lancement de son projet NFT qui lui a fait réaliser à quel point la crypto était “géniale”. Il a pu faire 1 000 000$ avec la création et la vente de son NFT sans pratiquement aucun effort. Je pense donc que Trump voit cela comme une opportunité financière. Et s'il adopte l'industrie, il pourra avoir accès à une plus grande partie de cet argent.
N’est-ce pas paradoxal de voir le bitcoin promu par Trump et d’autres politiques ? Le Bitcoin a des racines très antisystème.
M. W. : C’est vrai, il fut un temps où l'on s'intéressait au Bitcoin pour échapper à la surveillance ou lutter contre les banques, ce genre de posture radicale. Certes, il y a encore des gens qui sont très idéologiques à propos du Bitcoin ou d'autres cryptomonnaies, mais je ne crois pas que ce soit encore la majorité. Aujourd'hui, si vous croisez quelqu’un qui possède des cryptomonnaies, vous avez toutes les chances qu’il les stocke sur des Bourses très centralisées et puissantes comme Binance, Kraken, ou Coinbase. C’est encore plus visible depuis que BlackRock [le plus gros gestionnaire d’actifs au monde, Ndlr] a sorti un ETF, un actif financier indexé sur le prix du Bitcoin. Le Bitcoin s’est donc indéniablement industrialisé.
Le prix du Bitcoin a donc corrompu les “croyants” ?
M. W. : Il faut se mettre à leur place. Ces gens voient un actif passer de quelques dollars à 100$, 1000$, 60 000 $. Et ils se disent : « Oh mon Dieu, j'aurais dû investir là-dedans. » C’est typiquement le syndrome du FOMO. Pour ces personnes rentrées tard dans le marché, il faut un retour sur investissement. Il y a donc beaucoup d’investisseurs qui achètent du Bitcoin parce qu'ils veulent obtenir les mêmes rendements que les primo investisseurs. Ils n’ont aucun intérêt pour les autres objectifs du Bitcoin. La liberté, la décentralisation… Tout cela s’est dilué au fil des années.
Pensez-vous que des candidats comme Kamala Harris ou Donald Trump ont vraiment compris les enjeux des cryptomonnaies ?
M. W. : Honnêtement, je doute que Donald Trump comprenne réellement ce qu’est la crypto. Beaucoup de ses commentaires ne sont pas sérieux. Quand il déclare : « Nous allons créer un tas de Bitcoins et rembourser la dette nationale avec », à mon sens, il pense simplement que c'est de l'argent informatique. Quant à Kamala Harris, ce n’est que récemment qu’elle a commencé à s’exprimer sur le sujet. Il est donc difficile de dire dans quelle mesure elle comprend les problèmes spécifiques aux cryptomonnaies. Il semble qu'elle commence à réfléchir à une position politique à l'égard de la réglementation des technologies, d'une manière générale. Mais à la fin, vous savez, aucun des deux présidents ne fait campagne sur la réglementation des technologies.
Au-delà des cryptos, comment voyez-vous les Big Tech en général influencer les discours politiques lors des élections américaines de 2024 ?
M. W. : Aux États-Unis, le monde de la Tech était autrefois assez progressiste ou, du moins, de tendance démocrate, notamment dans la Silicon Valley. Mais entre 2020 et 2024, une bascule s’est opérée. Le retour de bâton est très perceptible : les dirigeants de ces entreprises technologiques ont pris leurs distances par rapport à leurs postures antérieures. Ils réduisent drastiquement les initiatives en faveur de la diversité qu'ils défendaient auparavant. Ils soutiennent ouvertement les candidats républicains, y compris Trump. On parle de personnages comme Elon Musk, mais aussi de Mark Zuckerberg, qui a pu parler de façon relativement positive de Trump. Ces ultra-riches adoptent des politiques très réactionnaires alors qu'ils étaient peut-être plus discrets à ce sujet par le passé. Mais je crois aussi que leurs convictions ont fondamentalement évolué. Ils suivent les traces de patrons comme Balaji Srinivasan (PDG de Coinbase) ou de David Sachs et Peter Thiel (anciens de Paypal), qui, dans une certaine mesure, ont toujours été plus à droite que les autres. Ces derniers ont sans doute contribué à tirer beaucoup d'autres vers une posture réactionnaire, d'une manière encore jamais vue auparavant.
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