
D'après Douglas Rushkoff, l'un des intellectuels américains spécialistes de la tech les plus reconnus, c'est tout simplement car ils n'ont plus envie de nous voir.
Dans son essai Survival of the Richest, escape fantasies of the tech billionaires publié en 2022, l’essayiste cyberpunk américain Douglas Rushkoff raconte avoir roulé des heures dans le désert pour rejoindre le « compound » isolé où l'attendent cinq milliardaires de la Silicon Valley. Après les habituelles discussions préliminaires autour des cryptomonnaies et de la réalité virtuelle, ils en viennent à ce qui les intéresse réellement : l'Alaska ou la Nouvelle-Zélande pour leurs prochains bunkers anti-apocalypse ? Et s’ils engageaient des gardes armés pour leur protection, comment garantir leur loyauté ? En leur refusant de la nourriture ou en leur faisant porter des colliers disciplinaires ? Et comment s'isoler des personnes qui rechercheraient inévitablement leur refuge ?
Le fantasme insulaire et le commerce de l'apocalypse
La nature de la potentielle catastrophe conduisant ces milliardaires à s’interroger sur leur sécurité est imprécise, note le média The Nation. Ils y font d'ailleurs référence de manière floue à l'aide d'un mot-valise : The Event (L’Évènement). Une bien étrange manière d'occuper son temps. Peter Thiel a rêvé de la Nouvelle-Zélande, Mark Zuckerberg a eu Hawaï... Larry Ellison, fondateur d'Oracle et quatrième plus grosse fortune au monde, possède 98 % de l'île hawaïenne Lanai, rendue inhospitalière pour quiconque n'est pas extrêmement riche. Flannery Associates, le consortium de milliardaires dont font partie Laurene Powell Jobs (la veuve de Steve Jobs), Reid Hoffman (le co-fondateur de LinkedIn), et les investisseurs Marc Andreessen et Michael Moritz, a discrètement acheté 20 000 hectares de terres agricoles dans le comté de Solano. (À titre de comparaison, San Francisco couvre environ 12 000 hectares.) Chaque milliardaire veut sa colonie spatiale, sa cité-état, son luxueux bunker. Des sociétés privées se sont même lancées sur le créneau. C'est le cas de Vivos, Rising S Bunkers ou encore Oppidum, à l'origine en 2013 de l'aménagement du plus grand bunker de luxe au monde, d'une superficie de 323 000 pieds carrés. Situé en République tchèque à quelque 50 kilomètres de Prague, il s'agissait à l'origine d'un complexe militaire conçu sans doute durant la Guerre Froide pour servir d'abri antiatomique aux hauts responsables du Parti communiste. (L'ironie de la situation ne vous aura pas échappé.)
La survie des plus riches
Depuis des années, Douglas Rushkoff porte un regard critique sur les dérives totalitaires de l'oligarchie tech qui connaît ses opinions. Pourquoi alors ces milliardaires ont-il accepté de le laisser ausculter leur étrange tropisme autour de la fin du monde ? Selon l'essayiste, le petit groupe rencontré dans le compound aurait été soucieux (ou du moins curieux) d'éprouver leur projet à l'aune de la morale humaniste de l'ex cypherpunk. « Je suis moins préoccupé par les gangs armés que par la femme au bout de l'allée tenant un bébé et demandant de la nourriture », lui aurait confessé J.C. Cole, ancien président de la Chambre de commerce américaine en Lettonie et fervent partisan de Donald Trump, lors de la visite de son exploitation agricole post-apocalyptique Safe Haven Concept.
Dans son livre, Douglas Rushkoff rappelle que ces cinq hommes adhèrent à l'idée selon laquelle ils peuvent « gagner suffisamment d’argent pour se protéger de la réalité qu’ils ont créé en gagnant de l'argent de cette manière-là ». Cette croyance serait symptomatique de ce que l'essayiste appelle « The Mindset » (l'état d'esprit), à savoir la tendance à subordonner les intérêts humains aux progrès technologiques. C'est ce que le théoricien des médias Neil Postman appelle de son côté « technopoly » : la « soumission de toutes les formes de vie culturelle à la souveraineté de la technique et de la technologie ». Cette soumission repose, selon Douglas Rushkoff, sur une croyance hérité des Lumières : le progrès, qui suit inévitablement une courbe ascendante continue, pourra nous sortir de toutes les situations difficiles. « Il s’agit d’une mentalité impériale qui exige une extension perpétuelle, considérant tout sur la planète comme une ressource potentielle, une occasion de maîtrise ou une opportunité de profit. Au mépris des lois de la thermodynamique et de la croissance exponentielle », résume The Nation. Une sorte de fuite en avant qui pousse Elon Musk et Ray Kurzweil à rêver d'expatriation sur Mars et dans le cloud.
Jouer à SimCity pendant que la marée nous noie
« La marée montante qui était censée soulever tous les bateaux est peut-être celle qui nous noie », avance le journaliste Jared Marcell Pollen. À comprendre que, loin d'avoir rendu le monde plus ouvert, inclusif et démocratique, les technologies dont on vantait les vertus au début des années 2000 semblent plutôt accélérer notre chute. Faire appel aux riches et exalter religieusement leurs inventions perpétue « le mythe selon lequel seule une élite technocratique peut éventuellement résoudre nos problèmes » et sert à « distraire et décourager le reste d’entre nous d’apporter des changements substantiels » à nos modes de vie, précise Douglas Rushkoff. Il observe que les solutions technologiques sont trop souvent « éclairées par les valeurs inhérentes à la technologie elle-même : croissance exponentielle, automatisation exercée au détriment de l'intervention humaine, élan vers l’avant, plateformisation et mépris des conditions existantes sur le terrain ». Le tout en encourageant une vision ludique et gamifiée de la vie, où le système peut être piraté (hacked) ou redémarré (reboot) dès lors que nous accordons des ressources illimitées pour réaliser leurs projets à ceux qui en ont le pouvoir.
Un exemple : la société ReGen Villages de James Ehrlich, ancien concepteur de jeux, qui enseigne la « résilience aux catastrophes » à la Singularity University (qui n'est pas une université, mais une sorte d'incubateur.) L'organisme offre par exemple au travers du concours XPRIZE l'occasion de gagner 100 millions de dollars pour financer une idée commerciale « game changer » susceptible d'avoir « un impact positif à l'échelle planétaire ». ReGen se présente comme exploitant l'apprentissage automatique pour la création de quartiers autonomes et résilients, capables de produire leur propre nourriture bio, de s'approvisionner en eau et de générer leur propre énergie. L'entreprise décrit également ses « villages » comme l'endroit idéal pour éduquer les enfants, élever les gens vers des objectifs durables et créer « des communautés saines et sûres dans une époque en évolution dynamique ». Un programme brumeux. « Ce que cela signifie réellement dans la pratique reste à deviner. Ce qui est clair, cependant, c’est que les personnes qui vivront probablement dans de telles colonies ne seront pas celles qui ont le plus besoin de choses, comme de l’eau potable ou des infrastructures durables », commente Jared Marcell Pollen. Le projet est donc d'acheter des terres vierges pour repartir de zéro plutôt que d'aider une communauté exaltante à devenir plus résiliente. « Il semble que ce ne soit rien de plus que le fantasme d’un ancien concepteur de jeux, une tentative de donner vie à SimCity. »
The Great Reset : le renouveau par le profit
Mention spéciale aussi au projet Seasteading Institute de l’ingénieur Patri Friedman, petit-fils de Milton Friedman. Le théoricien de l’économie autoproclamé « anarcho-capitaliste » propose un micro-État expérimental et une métropole aquatique qui « permettra à la prochaine génération de pionniers de tester pacifiquement de nouvelles idées sur la façon de vivre ensemble ». Conçu pour les « visionnaires » et les « aquapreneurs », la zone fournira aux riches et aux puissants « des communautés océaniques permanentes et autonomes pour permettre l’expérimentation et l’innovation avec divers systèmes sociaux, politiques et juridiques ». Le tout sans s’encombrer d'un État tutélaire susceptible de freiner le profit, qui donne lui seul la mesure de la fiabilité et de la pérennité du progrès.
L'idée selon laquelle les solutions sont indissociables du profit sous-tend une idéologie, celle du Great Reset, la « Grande Réinitialisation ». Aujourd'hui détournée par les complotistes, la notion a été ébauchée durant la pandémie par Klaus Schwab, fondateur du World Economic Forum. Pour l'Allemand octogénaire, il s'agit de considérer « la crise comme une opportunité » : générer une « meilleure forme de capitalisme », orchestrée par l’investissement dans des technologies privées, et consacrées à la résolution de la crise climatique ou alimentaire. Pour sauver le monde, il faudrait donc d’abord sauver le capitalisme. Conscients qu'un capitalisme agressif basé sur l'extraction et la croissance conduit à la prolifération des menaces, les milliardaires adeptes de l'escapism entendent néanmoins « construire une voiture qui va assez vite pour échapper à elle-même », résume Douglas Rushkoff.
Externaliser la réalité : loin des yeux, loin du cœur
Pour l'essayiste, le Mindset repose aussi sur une ambition : repousser les effets secondaires délétères de notre système économique au plus loin. Douglas Rushkoff attribue cette petite manie à l' « effet dumbwaiter », en référence à l’invention du président américain Thomas Jefferson. Il s'agissait d'un dispositif censé minimiser le travail des esclaves en éliminant un trajet (celui de la cuisine à la salle à manger) de leur service à table, dispositif surtout destiné à tenir les Noirs loin des convives. Par le biais de bunkers ou de colonies martiennes, les sauveurs technocratiques rêvent surtout de nous rendre invisibles. « Tout comme le travail, la dégradation de l’environnement et la souffrance humaine peuvent être externalisés dans les comptes, de même, avec suffisamment d’ingéniosité, la réalité elle-même peut devenir une externalité », note le journaliste Jared Marcell Pollen.
Au sujet de San Francisco, ville sanctuaire de la tech, l'écrivaine américaine Rebecca Solnit observe dans un essai intitulé In the Shadow of Silicon Valley publié dans la London Review of Books : « Le désir des travailleurs de la tech de vivre dans cet endroit dense et mélangé alors que leurs produits créent leur contraire est une énigme permanente. De nombreux travailleurs du secteur se considèrent comme avant-gardistes, non-conformistes, contre-culturels, même s’ils font partie d’immenses entreprises qui dominent la culture, la politique et l’économie. » Il semblerait bien qu'aujourd'hui, cette envie – très superficielle de mixité sociale – ne tienne même plus.
La Silicon Valley, bastion néofasciste ?
Si quelques figures de proue de la Silicon Valley comme Reid Hoffman et Vinod Khosla demeurent fidèles à leur engagement auprès des Démocrates, les ultra-riches sont de plus en plus nombreux à afficher leur soutien à Donald Trump dans le cadre de la prochaine campagne présidentielle, indique le New York Times. C'est le cas de David Sacks, éminent investisseur en capital-risque et animateur de podcast. En mars dernier, le président Joe Biden a annoncé son intention de taxer plus fortement les riches, au travers notamment d'une « taxe milliardaire » de 25 % sur certains titres et un taux d’imposition plus élevé sur les bénéfices des investissements. Lors d'une conférence, David Sacks invitait ses camarades millionnaires à prendre leur précaution : « C'est une bonne raison pour la Silicon Valley de réfléchir sérieusement à la question de savoir pour qui elle veut voter. »
Dans son ouvrage The End of Reality: How Four Billionaires Are Selling Out Our Future, l'essayiste Jonathan Taplin assimilait déjà les élites de la tech à des néofascistes, une thèse qu'il devient de plus en plus compliqué d'invalider. Fin 2023, d'anciens employés de Praxis, le projet de « ville éternelle » sur la rive méditerranéenne, accusent le fondateur Dryden Brown, de penchants suprémacistes et néofascistes, indique Mother Jones. On ne pourra pas dire que nous n'avons pas été prévenus. Déjà en 2009, Peter Thiel écrivait dans un essai intitulé The Education of a Libertarian que démocratie et capitalisme n'étaient pas compatibles. Et il ne s'est pas, depuis, rangé du côté de la démocratie.
Article très intéressant !
Merci beaucoup à Laure Coromines pour et article passionnant !
Je confirme ! Hyper intéressant et documenté. Merci beaucoup !