
Danser dans le métro, lire le journal au petit-déjeuner, faire un clin d’œil très lentement… Sur TikTok, pour faire des vues, mieux vaut trouver un gimmick à répéter ad nauseam.
Sabrina Bahsoon danse dans le métro. Elle danse comme si elle était le personnage principal d’un clip, sans aucune gêne pour les passagers autour. Sabrina Bahsoon, 22 ans, est la « tube girl » de TikTok. Ses vidéos virales sont la dernière curiosité du réseau social chroniquée par les médias du monde entier. Leur succès tiendrait à la confiance en soi qui s’en dégage. Tellement contagieuse qu’elle donne envie au monde de se déhancher sur le chemin du travail. Peut-être. L’autre raison moins romantique, c’est que Sarah Banhsoom a trouvé un gimmick parfait. C’est-à-dire une recette qui plaît et qu’elle peut décliner sur des dizaines et des dizaines de vidéos. Son décor : le métro londonien, avec quelques variantes lorsqu’elle voyage (à Paris, par exemple ces derniers jours). Son angle de vue : filmée à bout de bras, avec un effet grand angle. Ses légendes : toujours écrites dans une police blanche, décrivant une situation banale de son quotidien : « En route pour rejoindre mes copines à l’autre bout de la ville », ou « quand tu viens d’arriver dans le métro après avoir dit que tu étais partie il y a 30 minutes ».
La jeune Britannique ne s’est pas toujours filmée de cette façon. Son contenu était plus varié jusqu’à une vidéo postée le 12 août, et désormais vue 11 millions de fois. Elle danse et lip sync sur un remix de Where Them Girls At, de David Guetta et Nicki Minaj. Après cela, Sabrina Bahsoon a reproduit le modèle une trentaine de fois. Et chaque fois, ses vidéos atteignent au moins 2 millions de vues, parfois bien plus. Contre 300 000 vues en moyenne pour ses précédentes productions les plus populaires.
Dans un tout autre style, le même effet s’est produit pour Kelsey Russel. Son truc à elle : faire un compte rendu de quelques articles lus dans le New York Times, en mettant en évidence son journal papier surligné. Elle aussi était active sur TikTok auparavant, mais c’est en adoptant cette recette qu’elle s’est fait repérer par d’autres utilisateurs, puis certains médias. Résultats : plusieurs journaux dont le Washington Post et le Wall Street Journal lui envoient gratuitement des exemplaires de leur quotidien.
« Everybody’s so creative ! »
Une grande partie des comptes que mon algorithme de recommandation « For You » me propose sur TikTok ont un gimmick : ce Québécois qui déguste et note des friandises en suivant toujours le même processus, cette Américaine qui se moque des vidéos de recettes de cuisine immondes commentant toujours du même ton faussement enjoué « Everybody’s so creative! » (tout le monde est si créatif !), ce monsieur turc à moustache qui pose étrangement et fait un clin d'œil devant le même étalage de marché (seules ses tenues varient).
La pratique est portée à son paroxysme par les « influenceurs NPC », ces utilisateurs qui durant des lives TikTok prétendent être des personnages secondaires de jeu vidéo. Pour le bonheur de leurs abonnés, elles (ce sont surtout des femmes) répètent les mêmes phrases et gestuelles associées à l’infini. C’est ainsi que PinkyDoll réussit à gagner entre 3 000 et 6 000 dollars par jour en répétant 5 phrases de multiples fois dont la désormais célèbre sur le web « Mmm ice cream so good ».
« L’effet de simple exposition »
Les TikTokeurs n’ont pas inventé l’idée de reproduire encore et encore la même recette. Des études en psychologie montraient dès les années 1960 l’appétence des humains pour les formats répétitifs. C’est notamment le constat du psychologue américain Robert Zajonc, lorsqu’il définit « l’effet de simple exposition », un biais cognitif aujourd’hui bien connu. Les recherches de ce dernier ont montré que plus vous êtes exposé au même produit ou contenu, plus il est probable que vous l’aimiez. Les neurosciences l’ont ensuite confirmé : notre cerveau adore les schémas qui se répètent.
Les marques ont basé une partie de leur marketing sur cette recherche de familiarité en répétant des slogans, des couleurs ou une ambiance que les consommateurs associent à l'enseigne. Des célébrités, notamment les stars de téléréalité, l’ont aussi adopté en répétant des « catch phrases » ad nauseam. Le fameux « You’re Fired » de Donald Trump aux États-Unis par exemple. Les Simpsons avaient déjà encapsulé ce principe dès 1994. Dans un épisode de la saison 5, Bart devient célèbre en répétant tout le temps la même phrase : « J'ai rien fait ». Mais au bout d’un moment, l’effet comique s’épuise et il redevient anonyme.
Se « mèmifier » soi-même
Sur Instagram, les comptes reproduisant un même format sont également légion. La répétition sert parfois à porter un message politique. Pour dénoncer une situation, certains utilisateurs reprennent souvent les exacts mêmes codes graphiques d’une publication à l’autre. Les textes d’Andrea Bescond, réalisatrice et militante contre les violences faites aux femmes et aux enfants, seraient-ils si largement repartagés s’ils n’étaient pas toujours écrits en blanc sur fond noir, commençant toujours pas cette formulation : « Tu es la justice française… », « Tu es Gérard Depardieu… ». On trouve le même principe sur les comptes humoristiques comme Banal Gens, qui associe toujours l’image d’une personne à une phrase banale qu’elle pourrait dire, ou Wiki How Museum, qui reprend l’esthétique du site pratique « Wiki How » avec des dialogues absurdes.
Mais TikTok est certainement le réseau social maître dans l’art de la répétition. Ses différents outils de création vidéo permettent de reprendre un son facilement, de dupliquer un format, de créer un “duo” avec la vidéo d'un autre créateur. Si bien que les utilisateurs inventeurs d’un certain style se font rapidement commenter, dupliquer, copier, détourner et deviennent en quelques semaines des mèmes.
Tube girl comme Tanara et sa catch phrase « Everybody’s so creative! » ont leur page sur Know Your Meme, site référence de la culture web. La différence avec les mèmes classiques, où un contenu devient sujet de blague sans que son créateur ne l’ait forcément décidé, c’est qu’ici les utilisateurs orchestrent leur propre viralité. Ils se copient eux-mêmes pour être vus, puis copiés et recopiés. Avant d’être remplacés par le suivant ?
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