
Au carrefour de préoccupations environnementales, animalistes et économiques, le marché de la viande alternative aiguise l’appétit des milliardaires du numérique et des investisseurs. Verra-t-on un jour Google ou Amazon prendre le contrôle de nos assiettes ?
Il se pourrait que la décennie 2030 sonne le glas du bifteck. Si l’on en croit le rapport du think tank américain RethinkX, qui ausculte les évolutions du marché de l’alimentation et de l’agriculture, l’industrie de la viande a une date de péremption : l’année 2035. D’ici là, la demande pour des produits d’origine animale aura chuté de 80 % aux États-Unis pour laisser la place à des viandes alternatives. On connaît aujourd’hui trois types d’alternatives au poulet rôti du dimanche. Les protéines d’origine végétale tiennent le haut du panier et caracolent déjà en tête des gondoles de nos supermarchés. Moins connues, les alternatives micro-cellulaires et celles conçues en laboratoire à partir de cellules animales sont plus polémiques. Il s’agit en effet de synthétiser des protéines à partir de cellules animales que l’on fait « grandir » dans des cuves semblables à celles de l'industrie pharmaceutique. Ce marché de la nourriture de synthèse, qui fait converger agriculture, science et industrie, connaît pourtant une accélération de son développement. Les technologies sont mûres, les capitaux affluent et la filière de distribution se structure.
L’alimentation est devenue une biotech !
Plus propre, car dissociée des externalités négatives associées à l’élevage industriel – son traitement abominable des animaux et son impact colossal sur l’environnement, la « clean meat » promet de révolutionner nos assiettes en ouvrant la voie à une ère de biotechnologies alimentaires. Pour les uns, cette évolution est la voie toute tracée vers le futur alimentaire de l’humanité. Pour d’autres, elle porte en germe des risques majeurs : celui d’une mainmise de quelques géants numériques sur nos assiettes, mais aussi la grande bascule de tout un secteur vers l’hyper-industrialisation. Une perspective difficile à concilier avec les ambitions écologistes et animalistes des promoteurs d’une alimentation plus propre.
Les spécialistes entrevoient pourtant déjà le « peak meat », c’est-à-dire le moment où la consommation de viande animale atteindra un plateau et commencera à décliner. D’ici 2035, un repas sur cinq sera composé de viandes alternatives, prévoit ainsi le fonds d’investissement spécialisé Blue Horizon. Une perspective alléchante qui n’a pas échappé aux milliardaires du numérique.
En 2021, si t’as pas investi dans la FoodTech, t’as raté ta vie !
Le marché des alternatives à la viande est si juteux qu’il attire des stars d’Hollywood, des poids-lourds du rap autant que des investisseurs chevronnés. Leonardo Di Caprio vient d’annoncer sa prise de participation dans Mosa Meat, startup hollandaise pionnière sur le marché de la viande de synthèse. En 2019, les noms de Jay-Z, Katy Perry, Oprah Winfrey ou bien encore Serena Williams apparaissaient dans la liste des investisseurs de la startup Impossible Foods, qui commercialise des burgers réalisés à partir de protéines végétales. Véritable aimant à investisseur, l’entreprise avait déjà levé à son lancement près de 257 millions de dollars, notamment auprès de Google, UBS et Bill Gates.
Pour le cofondateur de Microsoft, la chose est d’ailleurs entendue : la viande de synthèse est l’avenir de notre modèle alimentaire. Les pays occidentaux auraient même intérêt à se passer complètement de protéines animales pour adopter massivement la viande de laboratoire. Grand seigneur, le multimilliardaire met en avant un argument écologique : il s’agit de parvenir à nourrir 9,5 milliards de personnes à l’horizon 2050, tout en réduisant la part nette des émissions carbone. Mais Bill Gates ne s’en cache pas, c’est aussi le potentiel économique de ce marché qui aiguise son appétit.
Bill Gates n’est pas le seul entrepreneur du numérique à se lancer à la conquête de nos assiettes. Sergey Brin (Google) a pris ses parts dans Mosa Meat, startup hollandaise évoquée plus haut. Richard Branson (Virgin Group, Virgin Galactic) a investi dans Memphis Meat et Beyond Meat. Jeff Bezos (Amazon) a récemment misé gros sur NotCo, qui conçoit des alternatives végétales au lait. Elon Musk (Tesla, SpaceX) spécule, lui, sur de futures colonies vegan sur Mars. Il encourage la production de viande de synthèse, celle-ci fournissant une solution indispensable pour nourrir les populations sur la planète rouge.
Perfusé au cash, le marché de la viande alternative explose aux États-Unis : +27 % de croissance pour la seule année 2020, soit un marché estimé à 7 milliards de dollars, dans lequel évoluent près de 200 startups.
En France, la ruée vers le faux steak
En France aussi la viande alternative éveille l’appétit des investisseurs. En 2020, l’homme d’affaires Xavier Niel (Free, Station F) s’est associé au financier Matthieu Pigasse (Lazard, Nouvelles Éditions Indépendantes) pour lancer 2MX Organic, une société d’investissement spécialisée dans la nourriture de demain. Xavier Niel n’en est pas à son coup d’essai. Bien avant son projet de campus agricole Hectar, il avait déjà investi dans Les Nouveaux Fermiers (la société vient d’être rebaptisée HappyVore), une startup à succès qui produit des substituts végétaux à la viande vendus dans les grandes surfaces (Auchan, Géant, Carrefour, Monoprix). Ses fondateurs, deux anciens de la banque d’investissement MacKinsey, ont visiblement les dents longues. Déterminée à imposer la viande végétale en France, la jeune pousse affichait un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros en 2019.
Ils ne sont pas seuls à saliver à la perspective du développement du marché des alternatives végétales à la viande. Sur la place de Paris, d’autres investisseurs de poids se sont lancés. C’est le cas de Marc Simoncini (Meetic, Angell) et de Jacques-Antoine Granjon (Veepee). De même qu’Emmanuel Faber, le médiatique ex-PDG de Danone, qui vient de rejoindre Astanor, un fonds d’investissement spécialisé dans la FoodTech et l’AgriTech.
Des financements pas que privés
Si aujourd’hui leurs investissements se dirigent principalement vers les substituts végétaux, le marché de l’agriculture cellulaire, très gourmand en capitaux, suscite également de l’intérêt. Les flux de capitaux dans l'industrie de la viande cultivée ont augmenté rapidement, atteignant environ 1 milliard de dollars en 2020. Les entreprises travaillant sur la viande de culture ont bénéficié en 2020 de 366 millions de dollars d’investissements (304 millions d’euros), soit six fois plus qu’en 2019, indique un rapport du cabinet Good Food Institute. Des investissements dans la viande de culture qui ne sont pas que privés.
En 2020, la National Science Foundation du gouvernement américain a accordé une subvention de 3,5 millions de dollars aux chercheurs de l'UC Davis pour explorer la viande cultivée comme solution pour nourrir une population croissante. En 2021, le gouvernement espagnol a investi respectivement 5,2 millions d'euros et 250 000 euros dans BioTech Foods et NovaMeat.
« OPA sur la viande »
Pour ses détracteurs (éleveurs, groupements d’intérêts en faveur de l’agriculture et intellectuels critiques), les viandes alternatives – et la viande de laboratoire en particulier – représentent un danger. Ils redoutent de concert une « OPA sur la viande » menée par quelques milliardaires du numérique. Au-delà du débat sur la fin programmée de l’élevage, et notamment de l’élevage paysan, les opposants et opposantes à la viande de synthèse pointent le risque d’une hyper-concentration du marché qui pourrait conduire à la formation d’un nouvel Amazon, de la viande de synthèse cette fois.
Paul Ariès est politologue et auteur de plusieurs ouvrages en défense de l’élevage paysan et de l’agroécologie. Pour lui c’est certain, les investisseurs se bousculent parce qu’ils savent qu’ils pourront générer encore plus de rendement économique avec la viande de synthèse. Il pointe du doigt un glissement historique, le « passage de l'agriculture et de l'élevage industriels du 20e siècle à une agriculture et à un élevage hyper-industriel mené par une poignée de multinationales et d’entreprises des biotechnologies ». En effet, les multinationales de la viande sont déjà montées au créneau. La branche d'investissement de Cargill a investi dans Memphis Meats et Aleph Farms. Le fonds de capital-risque de Tyson Foods a investi dans Memphis Meats et Future Meat Technologies. La société brésilienne BRF a annoncé un partenariat avec la startup israélienne de viande cultivée Aleph Farms pour fournir du bœuf cultivé au marché brésilien. Cela s'inscrit dans la stratégie « Vision 2030 » de BRF, qui vise à réinvestir 55 milliards de BRL (≈ 10,7 milliards de dollars) au cours de la prochaine décennie pour tripler les revenus de l'entreprise. Une dynamique que Paul Ariès résume d'une phrase, lapidaire : « les champions de la viande sale d'hier sont les champions de la fausse viande de demain ».
Cause animale, cause du capital ?
Bien que drapés dans des préoccupations environnementales et concernés par le futur de l’humanité, les milliardaires du numérique et les multinationales de la viande viseraient plus un accroissement de leur richesse et de leur emprise sur la société. Une perspective que dénonce également Jocelyne Porcher, sociologue et ancienne éleveuse de brebis, dans son ouvrage Cause animale, cause du capital. Pour elle, les développements en cours dans l’agriculture cellulaire et les biotechs alimentaires conduisent à la concentration dans les mains de quelques grands groupes industriels et financiers d'une part essentielle de la production alimentaire mondiale. Une perspective qui n’a rien de réjouissant car elle occulte le fait que « la violence envers les animaux et la nature résulte d’abord de choix économiques ». Pour elle, ces milliardaires « ne construisent pas un monde meilleur, mais celui qu’ils désirent. Un monde profondément inscrit dans la dynamique capitaliste d’exploitation du monde ».
D’autant que les promoteurs de l’agriculture cellulaire font l’impasse sur la question de la consommation d’énergie engendrée par l’industrialisation de cette culture de viande en laboratoire. Des chercheurs de l’université d’Oxford soulignent ainsi que les émissions de CO₂ liées à la production de viande in vitro seraient à long terme plus néfastes que le méthane traditionnellement issu de la production de viande bovine. Autre angle mort, la croissance des cellules animales nécessite l’addition d’hormones de croissance, des substances pourtant interdites en Union Européenne depuis 2003. Comme le souligne le biologiste Eric Muraille, dans un article du site The Conversation, il est très délicat d’évaluer la concentration de ces hormones dans la viande cultivée.
Pourtant, on le sait, face à l’accélération des dérèglements climatiques, une nouvelle équation alimentaire s’impose et la réduction de la consommation de viande est un impératif. A-t-on pour autant envie de basculer dans une hyper-industrialisation de notre alimentation au profit de quelques milliardaires ? Cette question demeure l’un des sujets majeurs à mettre à l’agenda de nos débats sur le futur alimentaire.
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