
Transidentités, non-binarité, intersexuation. Les jeunes générations ont entamé une mutinerie face aux normes de genre. Elles nous invitent à nous libérer des représentations trop binaires, et à cultiver un entre-genre profondément émancipateur.
« Enfant, lorsque l’on me demandait si j’étais un petit garçon je disais "non, je suis une petite fille". Et lorsque l’on me disait : "Oh quelle jolie petite fille", je répondais que j’étais un petit garçon. J’ai toujours été très androgyne, dans un entre-genre. Aujourd’hui, je le revendique : je m’identifie comme transgenre. » Jasmin, 29 ans, crête bicolore et moitié du crâne tondue s’exprime sans détours, autour d'un verre dans un café parisien. Iel (contraction du pronom « il » et du « elle » ) vit son identité de genre dans la fluidité et le mouvement, et ce depuis toujours.
Juliet-te, 32 ans, crâne tondu et look androgyne nous reçoit dans son appartement du nord-est parisien. Depuis quelques mois, Iel a choisi de quitter son emploi dans une start-up de la santé pour vivre pleinement sa transidentité. Pour Juliet-te, être « trans » n’est pas uniquement une affaire de genre, c’est un pas de côté en direction de la trans-lation et de la trans-gression. Comme iel le rappelle : « En tant que lesbienne, j’ai pris assez tôt mes distances avec les normes de genre. Mais dans mon travail, j’étais contrainte de me représenter en tant que femme. Le travail, comme l’état civil, assigne à la binarité. On doit être un homme ou une femme. C’est lorsque j’ai décidé de quitter mon emploi que j’ai amorcé ma transition. J’ai compris à ce moment-là que moi aussi j’étais concernée. Sans cela j’aurais peut-être pu attendre toute ma vie ! »
Génération gender-fluid
À l’instar de Jasmin et Juliet-te, 13% des jeunes entre 18 et 30 ans ne se considèrent ni homme, ni femme. Pour se définir, c’est la catégorie non-binaire qui convient à 36% d’entre eux, quand d’autres optent pour « gender fluid » (11%), ou ne se sentent appartenir à aucune des catégories de genre (8%). Ces résultats sont tirés de l’enquête #MOIJEUNE réalisée par OpinionWay pour 20Minutes début 2018. Ils illustrent bien le fait qu’une partie de la jeunesse refuse désormais de s’inscrire dans les cadres établis de la binarité de genre. Les jeunes ont intégré le vocabulaire et la culture associés aux transidentités. Et de fait, les personnes trans sont de plus en plus visibles.
Le rôle de la pop culture
Ce phénomène a trouvé un fort écho dans la pop culture. Ainsi, aujourd’hui, de nombreuses figures médiatiques assument publiquement leurs fluctuations de genre. Il y a d’abord Christine and the Queens qui, en 2018, a choisi de se rebaptiser Chris. Ou encore Ruby Rose, mannequin non-binaire qui s’est imposée comme l’une des stars de la série Orange Is The New Black. Océanerosemarie, désormais Océan, a quant à lui officialisé sa transition vers le genre masculin en mai 2018. Deux ans auparavant, la série Transparent (diffusée sur Amazon Vidéo) a été l’une des premières fictions à mettre en scène un personnage qui change de genre. Autres exemples : Caitlin Jenner, athlète et star de la télévision américaine, ou Chelsea Manning, lanceuse d’alerte, ont toutes deux changé de genre. Aujourd'hui elles s'identifient en tant que femmes, après avoir été assignées au genre masculin à la naissance.
Cette « vague transgenre » a même conduit à la création d’un média 100% digital, édité par Condé Nast. Baptisé « Them » en référence au pronom neutre utilisé en anglais par les personnes trans ou non-binaires, il s’adresse aux jeunes de la communauté LGBTQI+. Depuis son lancement en Octobre 2017, il bat des records d’audience. La vidéo intitulée « Des enfants transgenres racontent comment leurs parents les ont élevés » a ainsi été visionnée 1,5 million de fois sur Facebook. Celle qui met en scène la transformation d’un homme en drag-queen glamour a été vue plus de 4 millions de fois.
Un enjeu de débat public
« La génération actuelle a plus d’outils à sa disposition que la précédente : un lexique, des représentations sociales, médiatiques, culturelles » , analyse la sociologue du genre Karine Espineira, chercheuse associée au laboratoire d’études de Genre et Sexualités de l’Université Paris 8. Elle note d’ailleurs que, depuis les années 2000, un véritable tournant s’est opéré en France. Les enseignements et études de genre sont par exemple sorties de leur niche militante pour faire leur entrée à l’université. Et ces questionnements nourrissent également le débat public. Un sondage réalisé par YouGov pour 20Minutes en janvier 2018 relève ainsi que 36% des personnes interrogées sont favorables à ce que l’État offre une alternative aux genres masculin et féminin imposés par l’état civil. Une décision déjà prise en Allemagne depuis novembre 2013.
Mais ce sujet reste extrêmement clivant, et ne manque pas de susciter des débats houleux. On se souvient notamment des attaques violentes portées à l’encontre de la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem. Accusée de vouloir « introduire la théorie du genre dans les manuels scolaires » ; elle avait été fortement vilipendée, notamment par ses opposants politiques.
XY = garçon, XX = fille, une définition incomplète
Pourtant, les certitudes sont en train d’évoluer, même du côté de la science. Le CNRS reconnaît par exemple qu’il existe une multiplicité d’expressions du sexe, qui ne correspondent pas toujours aux catégories « mâle » et « femelle » . Que ce soit pour des raisons chromosomiques, hormonales ou environnementales, on constate même que chaque individu peut être plus ou moins homme, plus ou moins femme. Et ce même si la bicatégorisation (le fait de diviser l’humanité en deux sexes exclusifs) structure l’ordre social depuis des siècles, comme le rappelle Thierry Hoquet, philosophe des sciences et professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3. Cette division arbitraire est en effet bien trop rigide. De plus, elle conduit à ignorer les multiples autres combinaisons, « le grand tiroir des variations du développement sexuel », comme l'explique le professeur Blaise Meyrat, chirurgien urologue et pédiatre au CHU de Lausanne.
Dans certains cas, il est impossible de déterminer le sexe d’un enfant à la naissance. Ce que l’on observe d’un point de vue anatomique ou hormonal n’est ni typiquement féminin, ni typiquement masculin. On parle alors d’intersexuation. Les scientifiques estiment ainsi que 1,7% de la population est concernée par ce phénomène. Soit 1 enfant sur 200 à l’échelle de la population française. Anne Fausto-Sterling, professeure de biologie et d’études de genre à l’université de Brown, a quant à elle proposé que l’on puisse admettre « cinq sexes », pour prouver que « mâle et femelle ne sont pas des catégories suffisantes » .
L’arbitraire de la réassignation
Pourtant, la médecine a longtemps ignoré ces phénomènes. Pendant des années, elle a même été chargée d’assigner un sexe aux personnes nées intersexuées. En pratiquant notamment des opérations de chirurgie de réassignation. Aujourd’hui, la pratique est largement dénoncée. Notamment par le professeur Blaise Meyrat qui s’est battu tout sa carrière contre ces pratiques correctrices. Pour lui, ces opérations servent le plus souvent à rassurer les parents, profondément troublés par la différence de leur nourrisson. « L’histoire de l’intersexuation met en lumière le fait que l’on décide pour un enfant de son sexe, alors qu’il ne participe pas à cette décision. Il y a un problème fondamental de consentement », souligne-t-il.
Les opérations de réassignation peuvent en effet avoir des conséquences très graves sur le développement psychologique et physique de l’enfant à l’adolescence, puis à l’âge adulte. Ces dernières années, plusieurs documentaires ont alerté sur la question. En 2017, une équipe d’Arte racontait le parcours du militant intersexe Vincent Guillot dans son combat contre les opérations non consenties. Plus récemment France Télévisions diffusait le documentaire « Ni d’Adam, ni d’Eve » réalisé par Floriane Devigne et mettant en scène deux jeunes patientes intersexes du professeur Meyrat.
Sécession face aux rôles institués
Les personnes intersexuées, pour qui la non-binarité est inscrite dans le code génétique, et les personnes trans nous invitent donc à bouleverser nos représentations. Pour marquer leur sécession face aux rôles institués, Jasmin et Juliet-te ont même fait un choix radical. L’un comme l’autre s’injectent régulièrement de la testostérone, cette hormone dite « masculine » qui exacerbe les caractéristiques du genre opposé. Un acte symbolique qui leur permet d’entamer le cheminement vers cet entre-genre qui les libère.
À LIRE
Des sexes innombrables. Le genre à l'épreuve de la biologie, Thierry Hoquet, Paris, Le Seuil, coll. Science Ouverte, 2016
À VOIR
Gender Derby, de Camille Ducellier, mini-série documentaire IRL France Télévisions, 2018
Ni d’Adam, Ni d’Eve. Une histoire intersexe, de Floriane Desvigne, France 2, 2018
Entre deux sexes, de Régine Abadia, documentaire Arte France, 2017
Cet article est paru dans la revue de L'ADN consacrée aux tendances 2019. Pour acheter ce numéro, c'est tout simple, et c'est par là...
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