Illustration par IA d'une sorte de laboratoire avec ordinateurs, particules

Vous voulez (enfin) comprendre l’ordinateur quantique ? Lisez ceci !

© Florence Banville via Midjourney

Depuis le temps qu'on en parle, la physique quantique pourrait bientôt révolutionner l'informatique, entre autres. Pour mieux comprendre cette branche de la physique, le prix Nobel Alain Aspect nous explique les débats qui ont présidé à sa découverte.

Alain Aspect a reçu le prix Nobel de physique en 2022. Ses travaux sur la physique quantique lui ont permis de trancher un long débat entre deux monstres sacrés des sciences, Albert Einstein et Niels Bohr. Dans Si Einstein avait su (Odile Jacob, 2025), passionnant livre d’introduction pour tout public, il raconte la généalogie de ses expériences, qui ont ouvert une voie pionnière vers l’informatique quantique.

Pouvez-vous expliquer la controverse scientifique qui opposa Niels Bohr à Albert Einstein ?

Alain Aspect : Si c’était simple, on n’en aurait pas débattu pendant plus de 80 ans ! Dès l’origine, la physique quantique a une spécificité contre-intuitive : les résultats sont exprimés sous forme de probabilités. Imaginez un photon qui n’aurait que deux états possibles, à l’image d’une pièce de monnaie qui tombe forcément sur pile ou face. On pourrait penser que le photon est forcément dans l’un ou l’autre des états. C’est en résumé la position d’Einstein. Pour Niels Bohr, à l’inverse, le photon est dans les deux états à la fois, et il a une certaine probabilité de se retrouver dans l’un ou l’autre lorsque nous le mesurerons. Autrement dit, la mesure ne dévoile pas une réalité ; elle fixe l’état du photon. C’est plus difficile à comprendre, car il faut imaginer une pièce de monnaie qui serait à la fois sur pile et sur face tant que nous ne la regardons pas.

On considère généralement que Bohr s’est montré plus convaincant à l’époque. Comment la discussion a-t-elle évolué ?

A. A. : Jusque-là, je ne vous ai parlé que d’un photon. Imaginez à présent deux photons, envoyés dans des directions opposées. On constate que certains résultats sont corrélés. Si je trouve + 1 sur l’un, je trouve également +1 sur l’autre ; et de même pour –1. C’est ce qu’on appelle un phénomène « d’intrication quantique », et ça soulève de nombreuses questions ! Reprenons notre image : deux personnes récupèrent des pièces de monnaie dans un distributeur et jouent à pile ou face, chacune de leur côté. Si elles obtiennent systématiquement le même résultat, vous vous direz probablement qu’il y a un truc : les pièces sont faites pour tomber toujours du même côté, ou bien elles ont deux faces identiques et le distributeur a donné deux pièces de même nature… C’est en gros la position d’Einstein : il pense que l’état des deux photons est déterminé dès le départ, et que la mesure ne fait que le révéler.

Quelle était la position de Niels Bohr sur ce point ?

A. A. : Lors des débats portant sur une seule particule, il avait répondu à Einstein en lui opposant des calculs, des raisonnements scientifiques. Cette fois, il répond sur un plan philosophique. Pour lui, ce que l'on conçoit comme la « réalité physique d’un objet » est déterminé par les appareils de mesure qu’on utilise, tandis que pour Einstein elle en est indépendante. « Croyez-vous vraiment que la Lune n’existe que quand je la regarde ? », interroge-t-il.

Cet échange a lieu autour de 1935. Pourquoi la controverse en est-elle restée là pendant plus de trente ans ?

A. A. : Ça passait pour un débat philosophique et non scientifique. Pendant ce temps, les physiciens utilisaient avec succès les méthodes de calcul – et constataient leur accord avec les résultats expérimentaux ! C’est l’une des périodes les plus fructueuses de l’histoire de la physique. La mécanique quantique a permis de comprendre pourquoi la matière est stable, ce qu’est une liaison chimique, comment le courant électrique est conduit à l’intérieur d’un matériau, etc. Par ailleurs, comme Bohr avait répondu de façon convaincante à Einstein lors des premiers débats, les scientifiques pensaient qu’il les avait tous remportés, en oubliant le problème de l’intrication. Ceux qui en étaient conscients pouvaient penser qu’il ne s’agissait que d’une question philosophique sans conséquence sur les résultats des calculs.

On vous présente parfois comme le chercheur qui aura définitivement donné tort à Einstein. Mais dans votre livre, vous soulignez son rôle décisif dans l’histoire de la physique quantique !

A. A. : Oui, ça me tient à cœur. Quand je commence à m’intéresser à ces sujets, beaucoup de mes collègues considèrent qu’Einstein n’a pas compris la révolution quantique. C’est faux, il est au contraire celui qui a le mieux compris le caractère radical de cette nouvelle physique pendant son émergence, jusqu’en 1925. En 1905, c’est lui qui conçoit le concept de photon – il parle de « quantum de lumière », mais l’idée est là. Même Bohr ne croit pas à cette hypothèse à l’époque. En 1911, il est encore le premier à concevoir une « dualité onde/particule », douze ans avant le physicien Louis de Broglie. C’est l’idée que la lumière se comporte parfois comme une onde et parfois comme une particule, mais que les deux états semblent là encore « superposés » tant qu’on n’effectue pas une mesure. En 1916, Einstein propose une théorie complète de l’interaction entre la lumière et la matière. À l’heure où je vous parle, on utilise toujours ses équations pour décrire les lasers.

Comment, à 27 ans, décidez-vous de trancher un débat entre deux monstres sacrés des sciences ?

A. A. : J’avais déjà une certaine expérience. Au début des années 1970, j’ai terminé ce qu’on appelle une « thèse de troisième cycle », mais je me sens l’âme d’un enseignant. Je veux prendre un poste de professeur de classe préparatoire à mon retour du Cameroun, où j’enseigne alors en substitut au service militaire. Un regret me gagne, je veux renouer avec la recherche et j’obtiens un poste de maître assistant à l’École normale supérieure de l'enseignement technique – qui deviendra l’ENS Cachan, mais j’aime bien rappeler son nom, car nous y avions une forte culture de l’expérimentation, un goût pour la technique. À partir de là, je fais le tour des laboratoires pour trouver un sujet de recherche. Le physicien Christian Imbert me donne un gros dossier plein d’articles, et l’un d’eux me bouleverse dès la première lecture. Un physicien irlandais, John Bell, théoricien au CERN à Genève, a montré en 1964 que le débat entre Bohr et Einstein sur l’interprétation de l’intrication quantique pourrait être résolu par une expérience. Il existe en effet de rares cas où le point de vue de Bohr et celui d’Einstein conduisent mathématiquement à des résultats différents. Les expériences sont difficiles à monter, mais elles permettraient de trancher cette controverse. Je veux immédiatement y consacrer mes travaux !

Que montrent vos expériences ?

A. A. : Avec mon équipe, nous mettons une dizaine d’années à parvenir à un test concluant. Nous construisons une source de paires de photons intriqués particulièrement fiable et nous envoyons ces photons vers des filtres polariseurs. Grâce à diverses astuces techniques, s’appuyant sur les lois de l’optique et de l’acoustique, nous réussissons à faire comme si l’orientation de ces polariseurs était modifiée au dernier moment. En 1982, les résultats donnent raison à la vision du monde de Niels Bohr. Tout n’est pas parfait dans nos travaux à l’époque ; de nouvelles expériences menées par d’autres laboratoires permettront de donner plus de solidité à nos conclusions. Chacun est libre d’en tirer les conséquences qu’il préfère, mais pour ma part, je pense que nous devons renoncer à la « localité » défendue par Einstein, soit l’idée qu’aucune influence plus rapide que la lumière ne peut exister entre deux objets distants. Dans le monde quantique, celui des systèmes microscopiques, des objets intriqués semblent s’influencer instantanément à distance. Mon hypothèse est qu’Einstein aurait lui-même fini par adopter ce point de vue avec toutes ces expériences.

En quoi vos travaux ouvrent-ils une voie à l’information, à la cryptographie et à l’ordinateur quantique ?

A. A. : Le renoncement au point de vue d’Einstein dans l’intrication conduit au principe de l’ordinateur quantique. En effet, on peut décrire celle-ci en disant que deux objets forment un tout, et que ce tout contient davantage d’informations que la somme des informations portées par chacun d’eux pris isolément. C’est ce qu’on peut appeler l’ « holisme quantique » , et c’est l’une des idées à la base de l’ordinateur quantique. Vous le savez peut-être, l’informatique classique fonctionne avec des briques très simples, des bits qui prennent soit la valeur 0 soit la valeur 1. En informatique quantique, on considère des « bits quantiques », qui sont à la fois dans l’état 0 et dans l’état 1. On peut même intriquer ces bits quantiques, appelés « qubits », et la puissance de calcul croît alors de façon exponentielle. Mais, avant d’en arriver là, il faut améliorer la technologie. En effet, les qubits dont on dispose aujourd’hui subissent des perturbations qui finissent par leur faire perdre leur caractère quantique. Mais les ordinateurs quantiques imparfaits dont nous disposons permettent déjà d’obtenir des résultats encourageants. Quant à la non-localité quantique, elle permet le développement de la cryptographie quantique, qui fonctionne déjà. Le principe général consiste à transférer des informations sous forme quantique : si un espion tente de les lire, il perturbe immédiatement leur état, ce qui alerte les interlocuteurs légitimes. Ça demande encore beaucoup d’investissements, mais c’est une méthode fondamentalement plus fiable que les techniques de cryptographie actuelle.

À LIRE : Alain Aspect, prix Nobel de physique, Si Einstein avait su, Odile Jacob, 2025

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commentaires

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  1. Avatar Patrick dit :

    Article très intéressant ! Il me semble que la suite romanesque de Liu CIXIN "Le problème à 3 corps" fait appel à cette notion de simultanéité d'état à distance.

  2. Avatar Alain GEORGES dit :

    Je ne comprends toujours pas pourquoi une machine qui dit oui et non à la fois puisse être plus performantes (et fiable) qu'une autre qui a choisi son camp...

  3. Avatar Jérôme Maurice MARTIN dit :

    Ce que je ne comprends pas dans l'ordinateur quantique c'est que si deux ordinateurs différents peuvent être intriqués et trouver le même résultat alors à quoi serviront les ordinateurs puisqu'un seul sera véritablement utile (l'unicité d'un calcul faisant aussi sa valeur) ?

  4. Avatar francois Lepape dit :

    Et si les deux avaient raison en même temps?
    Une réalité "absolue", intégrant TOUTES les possibilités et une réalité "relative" qui se dévoile en interagissant avec la conscience qui la contemple.

    Après tout, le "Soleil" est une expérience différente pour un humain, un chien ou un poisson...

    Bien à vous,

  5. Avatar Anonyme dit :

    Avant de lire cet article, j'étais déjà bien informé à ce sujet. Il m'aura néanmoins permis de comprendre certains aspects du fonctionnement des qubits ainsi que certaines notions dans l'histoire de la physique quantique. Vive la Physique. Vive la Science.

  6. Avatar Tirlipinpon du 69 dit :

    Oui, si Einstein avait su... L'un de nos plus grands noms de la physique et de la paix malgré tout, il aurait certainement adopté le résultat de ces travaux. Mais il vaudrait mieux qu'il ne sache se qu'il se passe en Palestine actuellement, il serait effondré...

  7. Avatar JMD dit :

    Merci pour cet excellent article explicatif .
    À décliner dans les mois qui suivent et à communiquer aux profs de physique du secondaire via leurs associations car ça les aidera à sensibiliser quelques élèves.

  8. Avatar lamidon dit :

    Nul doute que nous y allons vers ce monde de technologie de plus en plus asservissante ,pour le moins ceux qui en auront la maitrise,voir ceux que d'aucun appèlleront l'intelligence DITE (HUMAINE) voir provisoirement humaine.Nous ne sommes que de passage pour un temps très court .Je n'ai rien contre l'innovation .POUR autant sachez que lorsque nous aurons perdu le relationnel l'humain ,homme et femme, il sera alors trop tard pour les regrets.

  9. Avatar wilfrid dit :

    et comment on code?

  10. Avatar Anonyme dit :

    La partie de l'article sur la controverse Einstein/Bohr est passionnante. La fin, consacrée à l'informatique quantique est un peu courte, au propre comme au figuré.

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