
Dans un essai percutant, George Monbiot, journaliste britannique, dissèque le néolibéralisme, cette idéologie devenue si omniprésente qu'elle en est invisible. Entretien.
« Le néolibéralisme vide la démocratie de sa substance. Imaginez que les habitants de l'Union soviétique n'aient jamais entendu parler du communisme. C'est plus ou moins ce qui nous arrive aujourd'hui. » C'est par cette analogie que commence l'essai très stimulant du journaliste George Monbiot, coécrit avec le réalisateur Peter Hutchinson. La Doctrine Invisible, récemment traduite en français aux Éditions du Faubourg, nous raconte l'histoire secrète du néolibéralisme, comment il s'est installé au fil des décennies dans nos institutions et jusque dans nos têtes. Un constat sévère, qui permet de comprendre notre époque et d'envisager d'autres modalités de gouvernance.
Ce qui était considéré longtemps comme des « cygnes noirs », des événements improbables aux conséquences majeures, semble être notre quotidien. Ont-ils un dénominateur commun ?
George Monbiot : Regardez ce qui se passe autour de nous : le Covid, la guerre en Ukraine, l'inflation galopante, la montée de l'extrême droite, sans même parler du réchauffement climatique... Le néolibéralisme semble être à l'origine de nombreuses crises, mais au-delà de ça, il paraît détruire systématiquement toute possibilité de réponses collectives à ces crises. Cette idéologie nous martèle que l'état naturel de la société humaine est la compétition, que nous sommes fondamentalement égoïstes et avides, et que ces traits sont non seulement normaux, mais souhaitables. Elle nous pousse à nous voir uniquement comme des individus isolés. Or, ces crises ne peuvent être résolues que par l'action politique et collective. Le résultat est catastrophique : les pires personnes possibles sont aux commandes au pire moment possible.
Vous résumez le fonctionnement du néolibéralisme par la formule « Boom, Bust, Quit ». Que voulez-vous dire ?
G. M. : Cette formule décrit le schéma fondamental du capitalisme, dont le néolibéralisme n'est qu'un outil – mais un outil redoutable. Pour bien comprendre, il faut voir le capitalisme comme une pratique économique et le néolibéralisme comme sa philosophie politique, son arme idéologique. Ce « Boom, Bust, Quit » trouve ses racines dans les mythes de conquête des empires coloniaux, puis dans le mythe américain de la frontière : on exploite une ressource ou un territoire jusqu'à épuisement, puis on l'abandonne pour passer au suivant. C'est un cycle de prédation sans fin qui se perpétue aujourd'hui sous des formes nouvelles.
Vous qualifiez le néolibéralisme de « bombe à neutrons politique ». Pourquoi ?
G. M. : C'est une métaphore qui illustre parfaitement ce qu’il se passe : comme une bombe à neutrons qui tue les êtres vivants mais laisse les bâtiments intacts, le néolibéralisme vide la politique de son contenu démocratique tout en maintenant ses structures apparentes. Les élections, les parlements, tout l'apparat démocratique reste en place, mais après l'irradiation des forces du marché, il ne reste que des façades masquant le vide. Nous l'avons vu avec Ronald Reagan, nous le voyons aujourd'hui avec Donald Trump. Et le plus pervers, c'est que même la gauche européenne est tombée dans le piège. Nous avons été manipulés pour croire que Tony Blair ou la « troisième voie » représentaient une alternative. Cette illusion a commencé avec Clinton aux États-Unis. En réalité, ces soi-disant réformateurs étaient tout aussi néolibéraux que leurs opposants. La « troisième voie » n'était qu'une façade pour rendre le néolibéralisme plus acceptable.
Comment sortir de l'emprise du néolibéralisme sur nos sociétés ?
G. M. : Face au « There Is No Alternative » thatchérien et au mythe des microsolutions individuelles, nous devons repenser fondamentalement notre rapport au collectif. L'État a certes un rôle crucial à jouer, mais il ne doit pas être le seul acteur public. Nous avons besoin d'organismes communautaires, de biens communs, qui permettent aux citoyens de reprendre le contrôle de leur environnement immédiat. Il faut revenir aux communs, à ce qui existait avant la privatisation généralisée, avant que tout ne soit enclos de barrières et marqué du sceau de la propriété privée. Les travaux d'Elinor Ostrom sur la gestion collective des ressources sont particulièrement éclairants à cet égard. Il ne s'agit pas de ressusciter un néomarxisme, mais de puiser dans différentes traditions de pensée pour construire une alternative viable.
Vous défendez une « politique de l'appartenance », mais n'est-ce pas risqué quand on voit comment le trumpisme exploite ce sentiment ?
G. M. : C'est précisément parce que le sentiment d'appartenance est si puissant en politique qu'il faut s'y intéresser. Les électeurs de Donald Trump ont effectivement un très fort sentiment d'appartenance, mais c'est justement parce que la droite populiste a su s'emparer de ce besoin fondamental que nous devons proposer une autre vision de l'appartenance, fondée sur l'inclusion plutôt que l'exclusion. La société est un système complexe avec des points de bascule : elle peut passer très rapidement d'un état d'équilibre à un autre complètement différent. C'est ce qui me donne espoir. Quand tout semble figé, quand le changement paraît impossible, c'est souvent là que les transformations les plus profondes peuvent survenir.
Le terme « néolibéralisme » n'est-il pas devenu une sorte de fourre-tout commode ?
G. M. : C'est une critique que j'entends souvent. Il est vrai que le terme est aujourd'hui parfois utilisé comme une sorte de mot-valise pour désigner tout ce qui va mal dans nos sociétés. Mais il ne faut pas oublier que ce terme, le néolibéralisme, a été choisi par ses propres théoriciens. Comprendre ses origines, son évolution et sa mise en œuvre délibérée nous permet de mieux saisir ce à quoi nous sommes confrontés aujourd'hui. Ce n'est pas un concept vague mais une idéologie très précise qui a profondément transformé nos sociétés. En le nommant, en comprenant ses ressorts, nous pouvons le rectifier.
Le problème majeur, c'est que la plupart des gens sont des "moutons". Je ne me fais pas d'illusions sur moi-même, je suis sur le même chemin que les autres, parce que "c'est plus simple !" Passer d'un état à un autre, comme le dit George Monbiot, demande une grande quantité d'énergie (comme en physique), car lorsqu'on est sur un "point fixe", on préfère y rester plutôt que de prendre le risque de l'inconnu. Et c'est partout pareil. La preuve en est que la majorité des gens restent avec des managers toxiques, alors qu'ils pourraient très bien changer de travail (pour certains, c'est "facile", mais pour d'autres, c'est plus compliqué, vu le contexte actuel).
La plupart des idéologies et mouvements qui s'opposent au néolibéralisme demandent un investissement (en temps, argent, énergie physique et mentale) qu'une grande partie de la population n'est pas prête à faire. De plus, les "vrais" mouvements qui prennent en compte l'état réel de notre monde actuel (réchauffement climatique, surconsommation, etc.) prônent des politiques restrictives en matière de ressources (à juste titre), mais cela impliquerait pour la majorité de "se serrer la ceinture". Et la plupart des gens ne veulent tout simplement pas de cela. Donc, l'action collective, oui, c'est possible... mais j'aurais tendance à dire non. Et en plus, il faudrait mettre en place une politique mondiale, car un seul pays se ruinerait simplement tout en s'appauvrissant considérablement, sans bénéfice ou presque pour le reste du monde.
Merci Victor, je comprends votre diagnostic mais est-ce alors sans espoir ?
Je partage l'opinion de G.Monbiot: il faut travailler sur les ressorts profonds du néolibéralisme, l'identité certainement mais aussi la démesure, l'hubris. Voir à ce propos le très inspirant "second manifeste du convivialité"
* "convivialisme"
Sans espoir ? Oui et non.
Oui, parce qu'il faudra sans doute se prendre un mur avant que les choses changent. Et à ce moment-là, il sera peut-être "trop tard", avec une troisième guerre mondiale, des extrêmes au pouvoir ou des catastrophes climatiques majeures laissant des millions de personnes dans une précarité dramatique.
Mais non, car à des échelles locales, de nombreuses petites actions peuvent être mises en œuvre pour réduire les impacts directs autour de nous. Réduire la violence et les incivilités en canalisant cette "mauvaise énergie" ambiante et en redonnant du sens aux gens. Adopter une conduite plus écologique en limitant la consommation et en trouvant un meilleur équilibre avec l'environnement :
- Jardins respectant la biodiversité,
- Mobilité durable avec covoiturage et transports publics "verts",
- Meilleure gestion des déchets et du recyclage,
- Consommation locale avec des marchés de produits régionaux, etc.
De nombreuses actions sont déjà menées par beaucoup de monde, mais c’est leur développement systématique qui est nécessaire. Non, la voiture électrique ne nous sauvera pas. Non, on ne trouvera pas magiquement une solution au pétrole, d’où l’urgence de réduire notre consommation pour préserver les réserves existantes. Oui, il faut relancer des centrales nucléaires, et vite ! Car c’est l’énergie la plus décarbonée que nous pouvons produire, et les déchets ne constituent pas un problème immédiat. Le vrai problème, c’est le temps, et nous allons finir par en manquer…
Pour faire bref, il y a deux attitudes possibles :
- Profiter tant qu’il est encore temps
- Agir au quotidien pour réduire sa consommation, limiter son impact sur l’environnement et vivre en bonne intelligence (les conflits consomment bien plus d’énergie qu’ils n’en produisent).
oui, deux seules alternative :
- Se restreindre, penser collectif, commun,
- profiter sans se soucier des autres, ni de la planète, ni de l'avenir....le cas de beaucoup de gens autour de moi j'ai l'impression...
Nobody's perfect !
Je n'ai pas très bon espoir à dire vrai, la consommation étant au coeur de toute la vie économique et donc des emplois.
Pour dire vrai, je pense que les actions collectives sont en grande partie mortes. Je crois sincèrement que notre modèle de société — qu’il soit économique, éducatif ou politique — pousse les gens à être individualistes au possible. On ne pense plus à féliciter les réussites, on les jalouse. On n’aide plus naturellement les personnes autour de nous si cela ne nous apporte rien en retour.
Moi-même, je suis dans un état d’esprit où je pense sincèrement que nous serons tous morts dans 30 ou 40 ans, ou que le visage de notre pays aura tellement changé qu’il faudra "en profiter tant qu’il est temps". J’essaie malgré tout de faire attention à ce qui m’entoure, à mes proches, à mes amis. Mais cela s’arrête là.
Les scandales liés aux dépenses des associations, les détournements de fonds, les projets inutiles financés à coups d’argent public sans consultation… tout cela a largement contribué à ce que beaucoup de gens ne se soucient pas de ce qui dépasse le bout de leur jardin (pour ceux qui ont encore les moyens d’en avoir un !).
C’est un bien triste constat que je dresse ici, et j’espère secrètement me tromper sur notre avenir à tous. Mais pour l’instant, l’optimisme n’est pas de mise pour moi…
(Merci à Victor Georges et à Odonnet pour vos avis, je me sens moins seul ^^)