
Pour une nouvelle génération d’entrepreneurs, l’espace est moins à conquérir qu’à exploiter. Le sociologue et député Arnaud Saint-Martin tire la sonnette d’alarme.
Sociologue spécialisé dans les questions aérospatiales, Arnaud Saint-Martin alerte depuis des années sur les risques d’une privatisation de l’espace. Dans son dernier essai, Les astrocapitalistes Conquérir, coloniser, exploiter, le député montre comment l’industrie spatiale s’approprie l’espace à la vitesse de la lumière, quitte à vendre de la poudre aux yeux.
Après avoir été monopolisée par les scientifiques et les chefs d’État, la conquête spatiale est-elle désormais aux mains des sphères économiques ?
Arnaud Saint-Martin : Le capitalisme cherche toujours de nouvelles voies d’accumulation et d’expansion. L’espace en est une. Cette idée n’est pas tout à fait nouvelle, puisque le télécom spatial est un marché qui ne cesse de se développer depuis plusieurs décennies. Il demeurait auparavant une niche réservée à quelques applications industrielles comme l’Internet des objets, le système GPS ou la météo. Désormais, une nouvelle génération d’entrepreneurs cherche à développer cette économie spatiale encore plus rapidement. Dans mon essai, je les appelle les « astrocapitalistes ». Sous l’impulsion d’une idéologie, le New Space, ils cherchent à accaparer l’espace.
Que recoupe la notion de New Space ?
A.S-M. : C’est une idéologie selon laquelle il faudrait occuper l’espace davantage en se reposant sur les initiatives privées. Jusqu’aux années 2000, le spatial était un domaine largement aux mains des agences étatiques. C’est de moins en moins le cas, ce qui n’est pas sans incidence. La finalité de ces entreprises n’est pas d’explorer, mais d’exploiter l’espace. À leur tête, on trouve beaucoup de libertariens pour qui ce nouveau marché est une façon de plus de s’affranchir de l’État. Ils cherchent à rendre leur discours désirable par le biais d’un vocabulaire qui met en avant une nouvelle ruée vers l’or.
Aller toujours plus loin, innover sans cesse… Est-ce là une mutation du rêve américain ?
A.S-M. : Complètement ! Certains entrepreneurs s’estiment des pionniers. J’ai eu la chance de me rendre à Boca Chica au Texas, la base principale de SpaceX. On y rencontre des entrepreneurs qui pensent que l’Amérique doit prendre le lead de cet astrocapitalisme. Cette volonté peut prendre des accents messianiques. J’ai eu la possibilité d’assister dans l’Utah à une importante conférence du secteur spatial. L’emplacement en lui-même est parlant : un État mormon où le paysage est désertique. On avait déjà l’impression d’être sur Mars.
Que ce soit Barack Obama, Joe Biden, Donald Trump… Cette ambition de conquête spatiale reste. Le New Space n’a pas d’étiquette politique ?
A.S-M. : SpaceX émerge réellement après l’accident de la navette Columbia en 2003. Cette catastrophe provoque la mort de sept astronautes durant le premier mandat de Bush fils. Cette tragédie force les Américains à repenser leurs process et les pousse à se tourner davantage vers le privé. Barack Obama intensifiera cette stratégie. C’est sous sa présidence que le Space Act est voté, un texte qui stipule que les « citoyens américains peuvent entreprendre l'exploration et l'exploitation commerciales des ressources spatiales ». Les démocrates partagent donc cet horizon de dépassement des frontières. Ce continuum est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui le spatial est un argument électoral. Au Texas, son développement permet la création d’emplois, donc les députés et les sénateurs se montrent favorables.
Jeff Bezos, Larry Page, Elon Musk… Les astrocapitalistes sont en partie issus du gratin de la tech. Pourquoi ce secteur lorgne autant vers le ciel ?
A.S-M. : Je pense qu’il faut différencier ceux qui sont sincèrement épris d’espace et les autres. Jeff Bezos fait partie de la première catégorie. Adolescent, l’un de ses premiers exposés portait sur l’espace. Désormais, il vend Amazon comme un projet pour coloniser l’espace. Elon Musk est tout aussi convaincu. Mais pour de très nombreux entrepreneurs, le spatial est un business comme un autre.
Comment expliquer une telle attractivité alors que le secteur ne répond pas toujours à une logique de rentabilité ?
A.S-M. : Les entrepreneurs vendent du rêve avec le développement de l’Internet par satellites, du space mining ou de la captation d’énergie solaire depuis l’espace. Ils attirent des fonds d’investissement qui leur fournissent des liquidités. Avec cet argent, ces gens se paient de bons salaires. L’enjeu pour eux est simple : maintenir la promesse initiale le plus longtemps possible pour continuer à s’enrichir. Cette illusion peut durer plusieurs années et, avec un peu de chance, leur start-up finira même par se faire racheter. C’est là leur objectif ultime. Les entrepreneurs peuvent alors empocher plusieurs dizaines de millions de dollars. Ils ne leur restent plus qu’à créer une nouvelle entreprise, devenir business angel ou associé d’un fonds d’investissement. Leur moteur principal, c’est l’argent.
Cette libéralisation de l’espace n’est pas nouvelle. Pour vous, la Station spatiale internationale, que le grand public perçoit comme un outil scientifique, serait aussi un outil pro-marchand. C’est-à-dire ?
A.S-M. : Je force un peu le trait, mais c’est malgré tout une réalité. L’industrie y mène des expériences à des fins lucratives depuis longtemps. Cette dimension marchande s’impose dans les années 2000. Les astronautes sont depuis invités à faire des expériences pour développer des matériaux et des médicaments. C’est aussi un lieu utilisé pour des placements de produits. Par exemple, pour le branding d’une célèbre marque de chaussures ou la promotion d’un album de Coldplay avec Thomas Pesquet. Cet usage commercial renvoie l’idée que l’espace est privatisable. Que fera-t-on après ? À la fin de l’exploitation de la station spatiale internationale, prévue pour la fin de la décennie ? Verra-t-on un modèle de station spatiale privée se développer ? Ce n’est pas exclu.
Alors qu’ils pourraient subir un discours écologique culpabilisateur, vous montrez que certains astrocapitalistes valorisent leurs projets en arguant qu’ils pourraient sauver l’humanité.
A.S-M. : Certains acteurs tentent d’expliquer que l’espace est un plan B à notre planète qui se meurt. D’autres essaient carrément de verdir leur activité. L’idée est de faire croire que le marché peut gérer ses externalités négatives. Il y a énormément de débris de satellites en orbite autour de la Terre ? Pas de problème : des startups sont chargées de trouver une solution. En réalité, elles ne gèrent rien du tout. Ces entreprises ne font que traquer ces débris. Qu’importe, au fond, tant qu’un business de la dépollution se développe. De nouveaux marchés se créent pour corriger le marché, mais in fine, cela ne fait pas avancer la science.
Le tourisme spatial, dont Katy Perry a été la figure de proue mi-avril, semble ne pas passer auprès de l’opinion publique.
A.S-M. : Ce vol de la chanteuse américaine à bord de Blue Origin, propriété de Jeff Bezos pose la question suivante : qu’est-ce qui est le plus nécessaire et légitime de développer dans le secteur spatial ? On ne peut pas croître à l’infini, donc il faut un déploiement plus optimal et plus sobre. Dans ce contexte, le tourisme spatial est un besoin artificiel. Brûler autant de carbone pour quelques minutes d’apesanteur n’a aucun sens.
Vous êtes député de La France insoumise depuis l’année dernière, comptez-vous apporter une réponse politique aux excès dénoncés dans votre essai ?
A.S-M. : J’ai contribué à la rédaction du volet spatial du programme L'Avenir en commun de LFI, et il est très clair : nous souhaitons interdire le tourisme spatial. Faut-il pour autant légiférer davantage ? En soi, il existe déjà de la régulation. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’espace n’est pas le Far West. Mais encore faut-il donner un poids politique à ces textes pour les faire appliquer. En juin, l’Europe va se pencher sur une nouvelle loi spatiale. Nous devons faire entendre notre voix face aux États-Unis et continuer à miser sur notre excellence technologique et industrielle. Nous développons en ce moment même une constellation de satellites européens qui seront mis en service en 2030 et qui seront plus durables que ceux d’Elon Musk. Peu importe si nous innovons après les Américains, il vaut mieux que ce soit fait dans des conditions plus vertueuses.
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