Quand les machines auront appris à raisonner (c'est pour bientôt), que restera-t-il de propre à l'Homme ? Un article de Bruno Walther.
Il existe une donnée que chaque enfant a toujours sur lui et qui détermine de manière quasi absolue le niveau d’apprentissage de la lecture : la taille de ses chaussures. Eh oui la taille de chaussures d’un enfant vous permettra de savoir avec précision quel livre vous devez lui présenter. Simplement parce que la taille de chaussures est corrélée à une autre dimension : l’âge. Il est plus facile pour Amazon de connaître la taille de chaussures de vos enfants que de vous demander sa date de naissance.
Nous, humains, cherchons à comprendre les causes, les raisons objectives et rationnelles d’un événement. Nous voulons comprendre ce qui explique un phénomène, être en situation de l’analyser. Nous prenons plaisir à bâtir des concepts, à échafauder des théories. Nous sommes des êtres raisonnés qui privilégions l’élégance d’une pensée à la brutalité des faits.
Ce switch radical des systèmes de pensée où la sophistication aristocratique de la pensée humaine s’efface au profit de la seule efficacité est, à première vue, ce qui nous déconcerte le plus quand il s’agit d’interagir avec la donnée. Prendre une décision sans la comprendre, simplement parce que la machine y détecte une forte corrélation, est l’exercice auquel nous sommes le moins préparés. Voir un algorithme décider à notre place peut nous remplir d’une tristesse indéfinissable.
Là c’est Angelina Jolie qui a décidé il y a quatre ans de subir une double mastectomie préventive. Elle ne l’a pas fait parce qu’on lui a détecté un cancer. Elle l’a fait parce qu’à l’issue d’un test sanguin, un algorithme a détecté qu’elle avait 87 % de risque de développer un cancer du sein et 50 % de souffrir d’un cancer des ovaires. Ici ce sont des ordinateurs qui, à l’aide de tradings algorithmiques, achètent très rapidement et massivement des quantités astronomiques de produits financiers sans que l’esprit humain puisse simplement appréhender ce que fait la machine. Les ordres sont créés à la nanoseconde et exécutés à la microseconde.
Imagine-t-on un président d’une entreprise du CAC 40, formé à l’aune de la raison par les écoles de l’aristocratie républicaine, prendre des décisions très structurantes pour l’avenir de son entreprise sans être capable de les comprendre ? Faire prendre à sa société un virage stratégique en se fondant sur des modèles corrélatifs ? Accepter la supériorité d’un modèle issu du machine learning que lui n’arrive pas à intellectualiser ?
Assurément non !
C’est ce que nous appelons l’instinct. Cette forme d’animalité qui irrationnellement vous fait ressentir très rapidement les choses. Cette petite voix intérieure qui impose des certitudes fulgurantes. Roland Jouvent la définit comme « une capacité à percevoir des éléments contextuels et à les agencer de manière adaptative pour trouver une solution nouvelle dans un programme préétabli ou dans une situation répétitive ».
Les neuroscientifiques nomment l’intuition « inconscient d’adaptation ». Notre cerveau nous fait prendre des décisions sans que nous ayons conscience des perceptions subliminales qui nous y ont conduits. Notre intuition est connectée à notre banque de données sensorielles, toujours en mouvement et s’adapte en permanence pour percevoir le moindre changement.
L’intuition est très rapide. Elle traite instantanément un volume très important de facteurs pour prendre une décision. Autoapprenante, elle nourrit sa prise de décision d’événements passés. Itérative, elle fonctionne sur une logique « d’A/B testing » permanente. Elle apprend constamment de ses erreurs. À l’instar d’un système fondé sur des corrélations, elle prend souvent des décisions que nous avons du mal à postrationaliser.
Observez un outil de gestion des données comme un système intuitif. Et tout de suite vous changerez de perspective. Vous ne verrez plus la donnée comme un monstre froid qui vous fait prendre des décisions que vous ne comprenez pas. Vous ne l’observerez plus comme une insulte à votre condition d’humain et un crachat au visage de l’homme qui raisonne. La réalité est que la donnée nous reconnecte avec la forme la plus intime du génie humain et à ce qu’il y a de plus brave en l’homme : l’instinct.
L’urgence est d’écouter nos sens, d’être réceptifs à nos émotions, de nous reconnecter à nous-même.
C’est en confrontant l’intimité de nos instincts à la réalité des données que nous arriverons à dessiner un nouveau monde.
Cet article est paru dans la revue 11 de L’ADN : Connexion – Déconnexion - Reconnexion. A commander ici.
Entrepreneur et spécialiste de l’Internet français depuis plus de vingt ans, Bruno Walther a créé en 2009 Captain Dash avec Gilles Babinet, agence focalisée sur le Big Data et la génération de cockpit marketing à destination des directions marketing. En 2012, il obtient à New York, avec Gilles Babinet, le prix Global Entrepreneur Public Award pour le travail qu’ils réalisent avec Captain Dash pour rendre la planète plus intelligente.
Bravo pour cet article lumineux, espérons qu'il ouvrira les yeux des décideurs de tous bords
Jean Lou Racine, DG du Phare et Fondateur de Datamaniaques
Un régal de lecture et la conviction que vos propos, Bruno, sont justes et clairvoyants. Merci!
Article pertinent, merci Bruno Walther. C'est également à nous , qui sommes convaincus par vos propos, d'être un vecteur de cette pensée. Je partage, et j'en parle !
Tous les nostalgiques de la diligence et du télégraphe devraient lire cet article. Encore il faudrait qu'ils sachent lire. Et surtout qu'ils sachent comprendre, mais je n'ai pas d'espoir.
Tant pis pour eux. Bientôt Ils seront loin derrière.
[…] c’est un débat presque philosophique sur le management data-driven : une tribune de Bruno Walther sur le lâcher-prise nécessaire face aux décisions dictées par la data ou l’intelligence […]