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Si le big data ne règne pas, c'est à cause de notre fierté mal placée

Quand les machines auront appris à raisonner (c'est pour bientôt), que restera-t-il de propre à l'Homme ? Un article de Bruno Walther.

Un article de Bruno Walther, entrepreneur et spécialiste de l’Internet français depuis plus de vingt ans.
Si je vous demande quelle est la donnée qui permet d’identifier l’aptitude à la lecture d’un enfant, vous allez naturellement me répondre l’âge, le milieu social, le niveau scolaire. Eh bien vous aurez tort.

Il existe une donnée que chaque enfant a toujours sur lui et qui détermine de manière quasi absolue le niveau d’apprentissage de la lecture : la taille de ses chaussures. Eh oui la taille de chaussures d’un enfant vous permettra de savoir avec précision quel livre vous devez lui présenter. Simplement parce que la taille de chaussures est corrélée à une autre dimension : l’âge. Il est plus facile pour Amazon de connaître la taille de chaussures de vos enfants que de vous demander sa date de naissance.

Et c’est là que la donnée opère une rupture de paradigme radical avec nos systèmes ou plutôt nos réflexes de pensée.

Nous, humains, cherchons à comprendre les causes, les raisons objectives et rationnelles d’un événement. Nous voulons comprendre ce qui explique un phénomène, être en situation de l’analyser. Nous prenons plaisir à bâtir des concepts, à échafauder des théories. Nous sommes des êtres raisonnés qui privilégions l’élégance d’une pensée à la brutalité des faits.

La machine, elle, ne pense qu’en termes de corrélation et d’efficacité. Et corrélation n’est pas causalité. Son objectif n’est pas de comprendre, d’expliquer, mais d’être efficace. Le plaisir et la beauté du raisonnement s’effacent devant la quête de l’efficience absolue. La data agit comme un soldat dont le seul plaisir est de vaincre, sans scrupule, ni morale. Sa logique est uniquement celle de l’efficacité et de la rapidité. Derrière la « hypittude » du moment, la data incarne une forme de vulgarité absolue.

Ce switch radical des systèmes de pensée où la sophistication aristocratique de la pensée humaine s’efface au profit de la seule efficacité est, à première vue, ce qui nous déconcerte le plus quand il s’agit d’interagir avec la donnée. Prendre une décision sans la comprendre, simplement parce que la machine y détecte une forte corrélation, est l’exercice auquel nous sommes le moins préparés. Voir un algorithme décider à notre place peut nous remplir d’une tristesse indéfinissable.

Depuis nos racines gréco-romaines, l’élégance des hommes se mesure à la sophistication des concepts, à la maîtrise du verbe et à la précision des mots qu’ils manient. Basculer dans un monde où l’on mène des actions sans les comprendre semble être une forme de renoncement définitif à notre héritage d’humain. Pourtant, la marche des systèmes dominés par la donnée et les modèles corrélatifs semble inexorable.

Là c’est Angelina Jolie qui a décidé il y a quatre ans de subir une double mastectomie préventive. Elle ne l’a pas fait parce qu’on lui a détecté un cancer. Elle l’a fait parce qu’à l’issue d’un test sanguin, un algorithme a détecté qu’elle avait 87 % de risque de développer un cancer du sein et 50 % de souffrir d’un cancer des ovaires. Ici ce sont des ordinateurs qui, à l’aide de tradings algorithmiques, achètent très rapidement et massivement des quantités astronomiques de produits financiers sans que l’esprit humain puisse simplement appréhender ce que fait la machine. Les ordres sont créés à la nanoseconde et exécutés à la microseconde.

Aujourd’hui, le seul frein à la conquête du monde par la data est la fierté de l’humain.

Imagine-t-on un président d’une entreprise du CAC 40, formé à l’aune de la raison par les écoles de l’aristocratie républicaine, prendre des décisions très structurantes pour l’avenir de son entreprise sans être capable de les comprendre ? Faire prendre à sa société un virage stratégique en se fondant sur des modèles corrélatifs ? Accepter la supériorité d’un modèle issu du machine learning que lui n’arrive pas à intellectualiser ?

Assurément non !

Pourtant, en ces temps de transformations numériques, bien des entreprises gagneraient à prendre des décisions fondées sur des faits et non sur la prétention ou la puissance du verbe des dirigeants. J’ai la certitude que d’ici à quelques années deux modèles de management se dessineront. Le premier est celui que nous connaissons. Il est simple, les plus gros salaires statuent en fonction de décisions politiques souvent sophistiquées. Les directives sont impériales. Elles s’imposent à tous et ne sauraient être discutées. Le second y verra les arbitrages stratégiques et les choix tactiques dictés par les données. Ce ne seront plus les gros salaires qui décideront mais les corrélations détectées dans les plus gros ensembles de données. Les modèles seront autoapprenants. L’erreur y sera une composante qui nourrit le système et permet de le corriger et non un interdit absolu. Je n’ai aucun doute sur le fait que le modèle de management opéré par la donnée gagnera le match.
Dit en d’autres termes, ce n’est pas une révolution culturelle que les dirigeants devront affronter avec la data révolution. C’est bien plus que cela. C’est une révolution interne. Un travail sur soi. Au-delà de la maîtrise des données l’enjeu, pour eux, va être de maîtriser leur ego. Accepter de ne pas comprendre. Faire preuve de modestie intellectuelle face à la rupture des modèles que la donnée va révéler. C’est là un exercice incroyablement exigeant et douloureux. Accepter de prendre des décisions que l’on n’a pas intellectuellement raisonnées. Cela peut s’apparenter à une rupture civilisationnelle. Et je partage avec les nostalgiques du verbe fort cette envie première de hurler face à ce qui s’apparente à un crépuscule de la pensée qui balaie des millénaires d’enseignement.
Pourtant, à bien y réfléchir, nous, humains, avons par moments cette capacité à prendre des décisions non raisonnées. Sans facteur d’explications, sans raisonnement structuré.

C’est ce que nous appelons l’instinct. Cette forme d’animalité qui irrationnellement vous fait ressentir très rapidement les choses. Cette petite voix intérieure qui impose des certitudes fulgurantes. Roland Jouvent la définit comme « une capacité à percevoir des éléments contextuels et à les agencer de manière adaptative pour trouver une solution nouvelle dans un programme préétabli ou dans une situation répétitive ».

Les neuroscientifiques nomment l’intuition « inconscient d’adaptation ». Notre cerveau nous fait prendre des décisions sans que nous ayons conscience des perceptions subliminales qui nous y ont conduits. Notre intuition est connectée à notre banque de données sensorielles, toujours en mouvement et s’adapte en permanence pour percevoir le moindre changement.

Le parallèle entre l’intuition et les systèmes opérés par des données est troublant.

L’intuition est très rapide. Elle traite instantanément un volume très important de facteurs pour prendre une décision. Autoapprenante, elle nourrit sa prise de décision d’événements passés. Itérative, elle fonctionne sur une logique « d’A/B testing » permanente. Elle apprend  constamment de ses erreurs. À l’instar d’un système fondé sur des corrélations, elle prend souvent des décisions que nous avons du mal à postrationaliser.

Observez un outil de gestion des données comme un système intuitif. Et tout de suite vous changerez de perspective. Vous ne verrez plus la donnée comme un monstre froid qui vous fait prendre des décisions que vous ne comprenez pas. Vous ne l’observerez plus comme une insulte à votre condition d’humain et un crachat au visage de l’homme qui raisonne. La réalité est que la donnée nous reconnecte avec la forme la plus intime du génie humain et à ce qu’il y a de plus brave en l’homme : l’instinct.

L’enjeu pour l’homme n’est pas d’abdiquer sa condition d’homme au profit de la machine, d’abandonner la raison et la puissance du verbe. Il est de laisser à la machine les tâches répétitives, d’abandonner les leçons apprises par cœur, le verbe inutile qui n’est là que pour asseoir la prétention du chef, pour redevenir ce qu’il est, un animal instinctif doté de raison.

L’urgence est d’écouter nos sens, d’être réceptifs à nos émotions, de nous reconnecter à nous-même.

C’est en confrontant l’intimité de nos instincts à la réalité des données que nous arriverons à dessiner un nouveau monde.


Cet article est paru dans la revue 11 de L’ADN : Connexion – Déconnexion - Reconnexion. A commander ici.


Entrepreneur et spécialiste de l’Internet français depuis plus de vingt ans, Bruno Walther a créé en 2009 Captain Dash avec Gilles Babinet, agence focalisée sur le Big Data et la génération de cockpit marketing à destination des directions marketing. En 2012, il obtient à New York, avec Gilles Babinet, le prix Global Entrepreneur Public Award pour le travail qu’ils réalisent avec Captain Dash pour rendre la planète plus intelligente.

commentaires

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  1. Avatar Jean Lou Racine LE PHARE dit :

    Bravo pour cet article lumineux, espérons qu'il ouvrira les yeux des décideurs de tous bords
    Jean Lou Racine, DG du Phare et Fondateur de Datamaniaques

  2. Avatar Sapama dit :

    Un régal de lecture et la conviction que vos propos, Bruno, sont justes et clairvoyants. Merci!

  3. Avatar Amélie Michel OLAP PARTNER dit :

    Article pertinent, merci Bruno Walther. C'est également à nous , qui sommes convaincus par vos propos, d'être un vecteur de cette pensée. Je partage, et j'en parle !

  4. Avatar Lunatu dit :

    Tous les nostalgiques de la diligence et du télégraphe devraient lire cet article. Encore il faudrait qu'ils sachent lire. Et surtout qu'ils sachent comprendre, mais je n'ai pas d'espoir.
    Tant pis pour eux. Bientôt Ils seront loin derrière.

  5. […] c’est un débat presque philosophique sur le management data-driven : une tribune de Bruno Walther sur le lâcher-prise nécessaire face aux décisions dictées par la data ou l’intelligence […]

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