Jordan Bardella, Marion Maréchal et Eric Zemmour avec le texte  - Chat GPT = danger -

ChatGPT : quand l’extrême droite agite la peur de la machine woke et du « grand remplacement » robotique

Sur les réseaux sociaux, Marion Maréchal et Jordan Bardella s’emparent activement du sujet ChatGPT et transforment les angoisses suscitées par l’intelligence artificielle en éléments de communication politique.  

Installée dans une pièce immaculée style location de vacances, décorée avec un pot de fleurs de la pampa, une bougie et une photo de phare, Marion Maréchal déroule sur un ton professoral les conséquences de l’intelligence artificielle sur notre société. « Faut-il avoir peur de ChatGPT ? », s’intitule sa vidéo YouTube publiée en mars 2023, soit deux mois après la sortie du chatbot conversationnel adopté par plus de 100 millions d’utilisateurs.

Traîner dans le métavers avec son revenu universel

ChatGPT y est présenté comme un sujet crucial, « beaucoup plus important » que le sujet des retraites. « L’IA qui mettra Google au chômage », aura des « conséquences lourdes » sur la vie privée, le travail et l’éducation. Elle n’épargnera aucun métier, nous prévient Marion Maréchal Le Pen. La vice-présidente de Reconquête indique notamment que le robot conversationnel creusera les inégalités entre ceux qui savent utiliser l’IA et ceux remplacés par les robots qui passent leur journée à manger Uber Eats et zoner dans le métavers grâce à un revenu universel. « Triste perspective », remarque-t-elle. 

L’ex députée n’est pas la seule figure de l’extrême droite à avoir pris la parole sur ce sujet. Eric Zemmour, président du même parti, a souligné sur LinkedIn et Twitter l’importance de ces technologies.  « Nous sommes à un tournant numérique, l’IA et ChatGPT sont des révolutions majeures dont la France devrait se saisir avant d’être dépassée et larguée comme avec les NFT et les GAFAM », déclarait-il le 21 février. Jordan Bardella, président du Rassemblement National, publiait lui aussi il y a quelques semaines une vidéo YouTube, annonçant ChatGPT comme l’autre grand remplacement, celui des humains par les robots. « Le siècle qui vient sera à n’en pas douter celui du dépassement par la technologie des capacités humaines et cognitives. »

Eric Zemmour se passionnait déjà pour les cryptos

Le fait que l’extrême droite se positionne sur les sujets technologiques n’est pas une nouveauté selon Fabrice Epelboin, professeur à Sciences Po, spécialiste des réseaux sociaux. « C’est aussi vieux que le Web. Pendant les années 1990 en France, l’extrême droite a été exclue de la télévision. Pour pouvoir exister, elle a donc appris à se servir assez tôt des blogs, puis des réseaux sociaux. »

En Europe, les représentants de ces partis ont adopté des stratégies de communication adaptées aux réseaux sociaux en rebondissant régulièrement sur l’actualité, quitte à adapter des faits pour les tordre dans leur sens. Une stratégie adroite qui a permis d’attirer ainsi des spectateurs et donc de potentiels électeurs. C’est notamment ce qu’a fait Eric Zemmour tout au long de sa campagne présidentielle, en rebondissant notamment sur des sujets tech alors porteurs : les cryptomonnaies, les NFT et le Web3. 

L’intelligence artificielle, sujet très médiatisé depuis l’explosion des outils générateurs d’images et de textes, n’échappe donc pas à cela. 

Un discours qui se veut rassurant face à la panique

Jordan Bardella et Marion Maréchal construisent leur discours de la même manière : ils insistent d’abord sur la prouesse technologique de ChatGPT, puis sur les grands bouleversements inquiétants causés par son adoption, avant de finir sur les solutions qu’ils proposent pour faire face à cette révolution. Leurs solutions sont plus ou moins les mêmes : une prise de conscience politique et un investissement de l’État dans ces technologies, une refonte de l’éducation (former plus d’ingénieurs, et en finir avec ces masters sur le genre « parfaitement inutiles » dixit Marion Maréchal). Peu importe d’ailleurs que des cas de discriminations raciales et sexistes provoqués par ce type d’algorithmes soient avérés, et que des spécialistes du genre pourraient, au contraire, être bien utiles pour les comprendre. Leurs discours présentent d’autres ellipses et inexactitudes. Les limites de ChatGPT, notamment sa propension à inventer des faits, ne sont pas évoquées. Jordan Bardella parle d’« une IA forte dont on ignore le fonctionnement ». Ce n’est pas tout à fait exact. OpenAI a peu communiqué sur le fonctionnement de la dernière version de son produit (GPT-4), c’est vrai, mais on connaît plutôt bien le fonctionnement de ce type de modèle appelé Large Langage Model (LLM). 

Malgré tout, en apparence, leur discours paraît pragmatique. Ils posent le problème, avant d’apporter leurs propositions de solutions. « C’est assez inquiétant et troublant de voir que l’extrême droite est le seul parti politique à entendre l’inquiétude des gens sur l’intelligence artificielle et à y répondre », estime Fabrice Epelboin. Il met en parallèle les vidéos explicatives des deux représentants de l’extrême droite et la réaction fascinée de Bruno Le Maire, demandant à ChatGPT de lui écrire un discours sur la Chine. D’ailleurs l'extrême droite construit son discours en réaction au prétendu non-intérêt du gouvernement et de l’ensemble de la classe politique pour le sujet. « Que le gouvernement méprise autant cette technologie est inquiétant pour l’avenir », déclarait Eric Zemmour en février sur Twitter. 

Reste que contrairement à ce qu’ils affirment, d’autres personnalités de la classe politique se mobilisent sur l’intelligence artificielle et ses conséquences sociales. Une loi sur la régulation du management algorithmique est notamment en discussion au Sénat. Elle n’est pas portée par l’extrême droite, mais par les communistes.

Ils reprennent sans recul les arguments d’OpenAI 

Marion Maréchal et Jordan Bardella apparaissent comme rassurants aux yeux des spectateurs car à leurs solutions, ils opposent des termes très anxiogènes et hyperboliques : « bouleversements éthiques abyssaux », « grande crise sociale ». Tous les deux agitent le spectre d’une intelligence artificielle surpuissante. Marion Maréchal évoque la singularité, une hypothèse controversée selon laquelle il est inévitable que les robots, à un moment donné, dépassent les humains. 

En allant sur le terrain de la peur, ils reprennent finalement la communication d’OpenAI, l’entreprise derrière ChatGPT. « Les entreprises de la tech ont pour habitude de jouer sur la peur que suscitent leurs produits pour la transformer en argument de vente, observe le sociologue Antonio Casilli, professeur à l’Institut Polytechnique de Paris. OpenAI crée ce type de panique morale (l’entreprise a notamment publié une liste des métiers les plus menacés par ChatGPT, NDLR), car cette panique sert à faire de la publicité. L’extrême droite accepte ces éléments de langages de façon acritique, sans prise de recul, et se les approprie pour en faire des éléments de communication politique. »

« lls s’inquiètent des robots pour porter la même rhétorique nauséabonde de la peur de l’autre au travail »

Le pont entre les idées de l’extrême droite et le développement des IA se fait presque naturellement. Il est matérialisé par Jordan Bardella qui parle d’un autre « grand remplacement ». « S’ils s’inquiètent des robots, c’est finalement pour porter la même rhétorique nauséabonde de la peur de l'autre », estime Antonio Casilli.  

Dans son livre En attendant les robots, le chercheur démantèle d’ailleurs cette prophétie du grand remplacement des travailleurs par des intelligences artificielles, en montrant que ces technologies nécessitent en réalité une main-d’œuvre considérable ne pouvant être éliminée. 165 millions de travailleurs dans le monde participent à l’amélioration des IA, selon les chiffres d’une étude de l’Université d’Oxford. « Derrière la prophétie du grand remplacement des hommes par les robots, il y a une idéologie qui estime que le progrès technologique doit forcément advenir et ne peut pas être arrêté, expose Antonio Casilli. Elle sous-entend aussi une haine et un mépris du travail des travailleurs du clic, ces personnes se trouvant souvent dans des pays d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, et d’Amérique du Sud, qui annotent et réparent les intelligences artificielles. Ces personnes viennent d’ailleurs de pays d’émigration vers l’Europe et les États-Unis. Ils font quelque part figure de migrants sur plateforme. Ils micro-travaillent pour des entreprises étasuniennes et européennes, depuis leur pays, sans immigrer. Quand on dit que les IA détruisent des emplois dans nos sociétés, on s'inquiète de processus qui utilisent le travail de travailleurs lointains, de migrants sur plateformes. » En janvier, le Time avait révélé que des travailleurs kenyans payés 2 dollars de l'heure avaient été engagés par OpenAI pour repérer et étiqueter les propos problématiques générés par ChatGPT afin d'éviter qu'il dérape.

La peur de la machine woke

Outre le remplacement des travailleurs, l’intelligence artificielle est aussi un sujet qui permet aux représentants de l’extrême droite de mettre en avant un autre de leurs combats : la bataille contre une idéologie progressiste, dite « woke ». 

Tout une partie de la vidéo de Marion Maréchal est consacrée au biais politiquement correct de ChatGPT, qu’elle perçoit comme une « menace sur le plan de l’esprit critique ». Elle reprend un exemple ayant beaucoup circulé sur les réseaux sociaux de ChatGPT refusant d’écrire un poème en l’honneur des personnes blanches, mais acceptant de l’écrire en l’honneur des personnes noires. 

« Eric Zemmour et Marion Maréchal voient le potentiel de diffusion d’un modèle de pensée que peut représenter ChatGPT, observe Cécile Alduy, professeur de littérature française à l’université de Stanford et autrice d’ouvrages sur la communication de l’extrême droite. À ce jour, ce logiciel a été entraîné pour éviter des propos racistes ou discriminants, et adhère à un cadre de pensée qu’on pourrait qualifier d'humaniste et inclusif. Eric Zemmour et Marion Maréchal se sont lancés dans une bataille culturelle contre ce courant de pensée : ils mesurent peut-être le potentiel de propagande qu’un tel outil pourrait devenir s’il était formaté dans un autre sens. »

Robot de droite versus robot de gauche

Aux États-Unis, des membres de la droite conservatrice s’inquiètent pour les mêmes raisons et se sont lancés dans des versions de chatbots conservateurs. Gab, réseau social connu pour sa proximité avec l’extrême droite catholique américaine, devenu un hub pour les suprémacistes blancs, a promis de lancer des outils d’IA capables de générer du contenu sans barrières ni contraintes imposées par la « propagande libérale», rapporte le New York Times. Elon Musk a lui aussi indiqué travailler sur sa propre version de ChatGPT qu’il juge trop woke. 

David Rozado, un chercheur qui a développé RightWingGPT – un chatbot programmé pour générer des idées de l’ultra-droite – estime que l’avènement de divers chatbots très politisés peut présenter un risque. Ceux-ci pourraient créer des « bulles d'information sous stéroïdes », car les gens leur feraient confiance en tant que « sources ultimes de vérité » – en particulier lorsqu'elles renforcent le point de vue politique de quelqu'un, explique-t-il au New York Times.

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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