avion fumée

Mon copilote est un bot

Les pilotes d'avions sont désormais dépendants de machines qui guident leurs vols. Et quand elles se dérèglent ?

La veille d’être abattu au-dessus de la Méditerranée, Antoine de Saint-Exupéry signait une dernière lettre, réquisitoire triste et implacable sur son temps. Il y regrettait, lui qui avait participé à la grande aventure de l’aéropostale, que « le pilote parmi ses boutons et ses cadrans » en soit réduit à devenir « une sorte de chef comptable ». Alors que des intelligences artificielles s’apprêtent à conduire nos voitures, les pilotes ont été les premiers à apprendre à cohabiter avec la machine qui, pour eux, calcule, évalue, rectifie, et prend la main sur les commandes. Est-ce forcément pour le pire ?

 

« Les automatismes permettent trois choses. D’abord, ils secondent l’équipage dans des tâches qu’il ne pourrait pas faire seul : se poser dans le brouillard ou effectuer une somme de calcul importante en peu de temps. Ensuite, ils augmentent des performances humaines. Aujourd’hui, dans un espace aérien très encombré, les avions sont séparés par une distance verticale de 300 m. Tenir cet écart avec précision pendant des heures serait épuisant sans l’aide d’automatismes de pilotage. Enfin, en cas de panne, les automatismes aident à la synthèse et à la compréhension d’une situation », explique le commandant de bord Cyrille Aubry. Lui vole depuis presque trente ans. Avec 11 000 heures de vol acquises dans l’armée puis dans le civil, il fut aussi le pilote de l’avion présidentiel du temps de Jacques Chirac et instructeur. « Travailler avec les ordinateurs peut donner le sentiment d’être dépossédé d’une partie de ta compétence. Mais si tu l’acceptes, si tu fais de l’ordinateur un partenaire, il va te permettre des choses qui sont infiniment plus performantes que si tu étais tout seul à bord. » Le cockpit comprendrait donc un autre copilote dans l’avion : l’équipage humain… et les automatismes.

Tu dialogues avec ton avion, tu fais attention à lui, tu le ménages. Si tu pilotes en le brusquant sans le comprendre, il ne va pas bien réagir, et cela certainement au détriment de la sécurité. Quand tu fais le travail nécessaire de la compréhension des automatismes, tu vas te poser la bonne question : celle qui consiste à savoir pourquoi l’avion adopte tel ou tel comportement.
Et dans des avions devenus toujours plus complexes, la mesure est juste indispensable.

 

Il est un peu plus de minuit quand le vol Rio-Paris disparaît des écrans radars. Nous sommes le 1er juin 2009. À l’origine de l’accident le plus meurtrier de l’histoire d’Air France, un problème de dialogue entre l’homme et la machine. Ils sont en vol de croisière au-dessus de l’océan Atlantique quand le tableau de bord indique que la vitesse, stable jusque-là, accélère brutalement. Pour faire ralentir l’avion, le pilote décide de lui faire prendre de l’altitude. Aussitôt, l’alarme se déclenche : « Stall, stall, stall… », annonçant que l’Airbus est en passe de décrocher. Quelques minutes plus tard, l’avion se crashera en mer. Sur les 228 personnes à bord, aucun survivant. Que s’est-il passé ? À l’origine, un problème de capteurs. Pris par la glace, l’un d’entre eux, destiné à mesurer la vitesse de l’appareil, se bouche et commence à indiquer que la vitesse de l’avion est trop importante. En tirant sur le manche, le pilote va donc non seulement créer un problème, mais se retrouver dans la situation inverse à celle que lui indique son appareil : l’avion a désormais bel et bien un problème de vitesse, mais celle-ci devient dangereusement faible et non pas trop élevée. Les choses se compliquent encore. L’ordinateur de bord tente de modéliser la situation, mais en dessous d’une certaine vitesse, 70 nœuds en l’occurrence, il considère qu’il n’est plus capable de le faire. Il bloque donc ses calculs, et n’envoie plus d’alarme. Le pilote se trouve ainsi dans cette situation folle : quand il tire sur le manche de son avion, il décélère, passe sous la barre des 70 nœuds, et met effectivement l’appareil en péril… mais l’alarme cesse. Quand il arrête de tirer sur le manche, il repasse au-dessus des 70 nœuds, ce qu’il est urgent de faire, mais l’ordinateur, en se remettant à fonctionner, relance l’alarme dans le cockpit… Pour l’équipage, c’est la confusion totale. Dans ce maelström d’informations contradictoires, il est désormais incapable de prendre la bonne décision.

 

Évidemment, il s’agit là d’une situation exceptionnelle. Mais c’est parce que l’exceptionnel peut arriver que l’homme demeure indispensable. Il est seul capable de juger de l’ensemble des paramètres d’une situation, « parce que les situations ne sont jamais blanches ou noires, elles sont toujours grises et n’offrent parfois que des solutions particulières pour des contextes particuliers. Dans le cas du Rio-Paris, un pilote expérimenté aurait compris qu’il est mécaniquement impossible que la vitesse de l’appareil accélère aussi brutalement ». Et ce qui fait la faiblesse de l’homme… fait aussi sa force : il a effectivement cette capacité à prendre des décisions intuitives, en dehors des règles, en shuntant le lent process d’analyses et de validations. Quand le 15 juin 2009, le commandant de bord Chesley Sullenberger décide d’amerrir en plein cœur de New York, sur le fleuve Hudson, aucun automatisme ne peut le faire à sa place, et cela ne correspond à aucune procédure connue. « Quelques fois, tu n’as pas le choix, tu te retrouves dans une situation qui n’a jamais eu lieu et qui s’avère très complexe. Quand tu n’as que quelques minutes pour choisir, que des vies sont en jeu… le recours à l’intuition, à l’expérience, est alors déterminant. »

 

Mais cette nouvelle cohabitation avec les automatismes ne nous fait-elle pas perdre ce qui fait justement notre spécificité humaine ? « Sans doute… mais cela ne tient peut-être pas qu’aux automatismes, il s’agit là d’un fonctionnement global qui favorise toujours la règle au détriment de la liberté d’agir. »

C’est le travers de la philosophie des procédures qui génère certes plus de sécurité mais produit aussi des gens qui sont plus formatés. Mais les compagnies en ont conscience, c’est pour ça qu’elles recrutent des gens de différents horizons, qui s’enrichissent de points de vue complémentaires.
Certes, la fiabilité de l’aviation civile ou militaire repose essentiellement sur les vertus de la discipline. « La première chose consiste à faire acte d’humilité, à comprendre tous les paramètres de notre métier et à faire son expérience. Dans ce cadre, la fonction de l’équipage est de respecter et faire respecter la procédure, qu’il fasse fonctionner le système tel que prévu pour tirer la meilleure performance de l’avion. Mais l’équipage doit développer d’autres qualités. En plus d’appliquer la procédure, il doit également trouver des solutions qui l’obligent à faire preuve d’adaptation et de créativité et parfois au détriment de la règle. Ces qualités sont nécessaires à l’exercice du jugement qui est le pilier de la performance humaine dans un cockpit. S’il s’agissait toujours de rester sur les rails, la machine le ferait beaucoup mieux que nous. »

PARCOURS DE CYRILLE AUBRY

Commandant de bord du transport aérien militaire (1989/2007), pilote de la présidence de la République (2001/2007), examinateur Airbus, il officie désormais dans une compagnie aérienne privée. Il a également élaboré des scénarios de simulateur pour la formation des commandants de bord.

 

À VOIR

Air Crash : série documentaire réalisée par le National Geographic reconstituant les enquêtes des plus grands crashs aériens : nationalgeographic.fr/video/tv/air-crash


Cet article est paru dans la revue 11 de L’ADN : Connexion – Déconnexion – Reconnexion. A commander ici.

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Et puis souvent, je ne déteste pas les gens. Co-fondatrice de L'ADN, je dirige sa rédaction : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
commentaires

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  1. Avatar lolo dit :

    Bonsoir,
    Article intéressant, mais l'interprétation de la vitesse à bord de l'AF447 est fausse, car les sondes bouchées indiquent une vitesse proche de zéro durant la 1ère minute, faisant penser à un dysfonctionnement. La perte virtuelle de 400 pieds accompagnée d'un deterrent buffeting ont très certainement induits les pilotes à penser que l'avion est en train de piquer à vive allure (premières secondes). Puis, 1 minute après l'incident, les sondes commencent à se déboucher et les calculateurs présentent une situation de l'avion qui n'a plus rien à voir avec la situation de départ. A partir de ce moment là, la situation devient incompréhensible pour un être humain normalement constitué. L'équipage et les passagers sont alors voués à un crash certain car les systèmes informatiques embarqués de l'Airbus n'ont pas été capables de fournir des indications fiables aux pilotes au moment décisif, durant les premières secondes. Si l'appareil leur avait indiqué que les sondes pitot étaient hors d'usage et leur avait fourni un indicateur d'incidence, l'issue de ce vol aurait été bien différente.
    Ce n'est tout à fait pareil, et il me semblait utile de le préciser à vos lecteurs !
    Laurent
    ps : si le pilote de l'Hudson s'était crashé, il n'aurait pas pu se défendre et on aurait dit qu'il était nul ! parfois, la vérité ne tient donc pas à grand chose, juste à la vie ou à la mort d'un équipage, qui a essayé du mieux qu'il pouvait de gérer une situation incompréhensible (comme l'AF447) pour sauver ses passagers. J'espère qu'un jour on saura leur rendre hommage.
    Personnellement, je ne pense pas qu'une formation permettra un jour à un être humain de comprendre un bug informatique dans un laps de temps aussi court.

  2. Avatar un lecteur dit :

    Dans le cas AF447, il s'agit d'une panne matérielle, pas d'un bug informatique

  3. Avatar lolo dit :

    On ne peut pas parler de panne matérielle, car il n y'en pas eu, et c'est peut-être ça le plus terrifiant dans cette histoire ; à la place de bug informatique, on peut utiliser le terme défaut de conception qui est plus approprié.
    Laurent

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