Reporter de guerre, Anne Nivat a exploré l'Hexagone pendant plusieurs mois à sa manière : en squattant chez l'habitant et en fuyant les préjugés parisiens ! Rencontre.
L’investigation est une tradition très anglo-saxonne. Quelle est sa place dans les médias français ?
Anne Nivat : En France, il existe une grande tradition de l’éditorialiste qui donne son opinion, qui a réponse à tout. Mais si nous, journalistes, quittons le terrain, je crains que la communication qui, à mon immense exaspération, envahit déjà pas mal de choses, y compris l’information, prendra définitivement le dessus. Quand je revenais de pays en guerre, que ce soit l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan, la Tchétchénie, je voyais que sur les plateaux de télévision les soi-disant experts, dont le nombre a crû comme les champignons après la pluie, avaient bien du mal face à un reporter de terrain. Le fait de s’être confronté au réel donne évidemment une tout autre légitimité.
Pour votre dernier livre, vous vous êtes intéressée, non plus à une zone de guerre, mais à la France. Avez-vous appliqué les mêmes méthodes ?
A. N. : Exactement les mêmes. La seule différence, c’est que sur une zone de conflits, c’est la guerre qui dicte mes déplacements. En France, j’ai dû trouver mon fil rouge à partir d’une subjectivité que j’assume totalement. Pour moi, d’ailleurs, l’objectivité est un leurre : n’importent que l’éthique et l’honnêteté journalistiques, l’humilité intellectuelle, et le respect vis-à-vis de mes interlocuteurs. Donc, en toute subjectivité, j’ai choisi six villes. Toutes comptent moins de 50 000 habitants, et n’ont pas fait l’objet d’une grosse couverture médiatique. Seule Ajaccio fait exception. Je voulais m’intéresser à cinq thèmes : l’emploi à Montluçon au niveau du demandeur et à Laval sous l’angle du patronat, le malaise des jeunes à Évreux, le sentiment de déclassement à Laon, le sentiment d’insécurité à Lons-le-Saunier, et l’identité à Ajaccio. Dans chacune de ces villes, j’ai vécu pendant trois semaines sans aller à l’hôtel. Je suis habituée à vivre chez l’habitant. Dans les pays en guerre, la question ne se pose pas : il n’y a pas d’infrastructures, mais c’est aussi la manière dont j’aime à travailler. Beaucoup de voix se sont élevées. On me disait que personne ne m’ouvrirait sa porte, que les Français ne sont pas hospitaliers… Ce n’est évidemment pas du tout ce qui s’est passé.
Dans le choix de vos interlocuteurs, avez-vous établi un panel représentatif ?
A. N. : J’ai tiré le fil de mon instinct, c’est lui qui m’a sauvée plusieurs fois dans ma vie. Je laisse l’objectivité aux instituts de sondage. Je ne suis pas là pour produire des chiffres, je ne résous pas des équations, j’écris sur l’humain. Ce qui m’importe c’est de trouver des interlocuteurs en fonction de mon thème. Si je n’y étais pas parvenue, j’aurais pu changer de sujet, mais cela n’est jamais arrivé. « Qui cherche, trouve », et j’ai beaucoup de persévérance. Je suis habituée à faire de la recherche en amont de mon travail de terrain, habituée aussi que mon terrain soit meuble. C’est même là le propre du terrain : on n’est jamais sûr de ce que l’on va trouver. Je pars donc sans a priori, sans stéréotype, et je prends même un malin plaisir à déconstruire tous ceux que je pourrais avoir… et il faut reconnaître que nous en produisons tous beaucoup…
Quels enseignements tirez-vous de cette enquête ?
A. N. : Je n’étais pas là pour tirer des conclusions, je n’ai rien à démontrer. Mais j’ai montré, et pour moi c’est suffisant. J’ai surtout aimé rencontrer des Français qui ne sont ni dupes ni aveugles, et une France vivante, avec toute sa richesse, ses contradictions, et ses divisions économiques et sociétales. C’est déjà un bon début pour amener ceux dont c’est le métier à débattre et à réfléchir pour au final prendre des décisions. Ce n’est pas à moi de le faire, ni de prétendre que je vois dans le futur. Je suis une intermédiaire – ni plus, mais ni moins – et c’est déjà très important.
Dans la conclusion de votre livre, vous écrivez : « En rentrant du terrain, cette morsure me rappelait que ce qui constituait ma vie, ce que j’essayais de dire ou de décrire semblait ne servir à rien. En travaillant sur la France, j’obtins confirmation de ce constat. »
A. N. : Je pointais là une tristesse. J’ai pu avoir quelques illusions mais cela fait bien longtemps que je les ai perdues. Je sais que je ne vais pas changer le monde avec mes livres, mais, en même temps, je dois dire que l’impact de celui-ci est énorme. Quand on parle de la France et des Français cela a plus de résonance que quand on parle des Irakiens ou des Afghans. C’est vrai que j’ai passé un certain nombre d’années à risquer ma vie pour raconter les vies des autres à mes compatriotes. Ils n’avaient pas forcément envie qu’on la leur raconte. Peut-être qu’ils n’ont pas plus de curiosité pour ces sujets. Toutefois, les actes terroristes sur notre territoire ont permis de prendre conscience qu’il se passe des choses en dehors de notre bulle. C’est là le sens même du métier de journaliste : éveiller l’attention pour sortir de notre bulle, de notre milieu, de cet entre-soi policé parisien qui est très nuisible.
PARCOURS D’ANNE NIVAT
Grand reporter et reporter de guerre, prix Albert-Londres en 2000, elle se spécialise depuis plus de quinze ans dans des zones sensibles (Tchétchénie, Irak, Afghanistan…), parfois clandestinement et toujours en journaliste indépendante, même si elle publie régulièrement dans l’hebdomadaire Le Point. Elle est également l’auteure d’une dizaine d’ouvrages qui témoignent de ce qu’elle a vu dans les zones de guerre qu’elle a pratiquées. Anne Nivat est l’épouse du journaliste Jean-Jacques Bourdin.
À LIRE
Anne Nivat, Dans quelle France on vit, Fayard, 2017.
Cet article est paru dans la revue 11 de L’ADN : Connexion – Déconnexion – Reconnexion. A commander ici.
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