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Abraham Poincheval : pourquoi vivre dans une pierre ?

Au début du mois de mars, Abraham Poincheval sortait de sa pierre au Palais de Tokyo : désormais il y couve des œufs... Durant cet interstice, L’ADN a rencontré l’artiste.

Abraham Poincheval rêvait d’être journaliste, de sentir le monde, de découvrir d’autres vérités, des angles de vue différents… Son destin fut tout autre, mais il n’en a pas moins perdu sa philosophie de vie, sa raison de vivre, d’exister : repousser les limites de son corps par son mental, pour tenter de percer une autre forme de réalité. Celui que l’on surnomme désormais l’Homme à la pierre, pour son incroyable performance au palais de Tokyo où il est resté enfermé sept jours dans un calcaire, pose la question de l’enfermement, de la solitude, du son du silence, de notre rapport à l’espace-temps et à notre environnement à travers des formes d’explorations extrêmes.

Repousser les limites de son corps par son mental, pour tenter de percer une autre forme de réalité

Ainsi, Abraham Poincheval a vécu avec son comparse de l’époque Laurent Tixador une semaine, en autarcie, sur une île, rejouant les conditions d’un Robinson Crusoé ; a traversé la France en ligne droite à l’aide d’une simple boussole ; en solitaire a vécu dans un trou recouvert d’une pierre d’environ une tonne durant une semaine ; puis est resté sept jours et sept nuits sur une plate-forme installée en haut d’un mât, à 12 m du sol à Rennes ; ou encore a vécu dans les entrailles d’un ours empaillé…

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Lorsque nous avons rencontré Abraham, il venait tout juste de sortir de la pierre. Une pierre calcaire, coupée à la verticale et dans laquelle la silhouette de l’artiste avait été sculptée avec simplement 10 cm de débord : « Juste de quoi bouger et activer quelques systèmes. » Il nous a dit être légèrement « sonné ». Et qui ne le serait pas ? Pendant une semaine, filmé 24 h/24 par le PC sécurité du palais de Tokyo, il s’est nourri exclusivement de viande séchée et de soupes froides. Relié à un système de contrôle, son pouls, sa respiration, sa température, son hydrométrie, ainsi que celui de la pierre, étaient mesurés en temps réel.

J’ai imaginé un temps minéral, une vitesse qui ne serait pas celle de l’humanité, mais plus celle d’une pierre.

« Pour me préparer à cette performance, j’ai imaginé un temps minéral, une vitesse qui ne serait pas celle de l’humanité, mais plus celle d’une pierre. J’ai vécu dans un espace-temps suspendu et ralenti afin de trouver une sorte d’équanimité avec l’univers, le minéral. L’impression que l’on a de notre vitesse n’est liée qu’à nous, à notre propre point de vue. » Pour préparer son œuvre, Abraham s’est inspiré d’une société d’humains qu’il imagine assis. « Je pense que l’on va de moins en moins utiliser nos jambes, nos bras, nous allons vers une société qui ne fonctionne qu’avec sa tête. Avant d’y entrer, j’ai pensé à la pierre chaque jour, un peu comme si je la polissais au fur et à mesure pour mieux l’appréhender. « Pour moi, l’expérience a commencé dès le processus de ralentissement déclenché, on est plus à l’écoute de chaque chose. Pour moi ce sont des voyages immobiles, inspirés de récits d’ermites. »

L’artiste s’est dit stupéfait par la pierre, sa qualité réceptive et sa douceur. « Ce n’était pas une pierre qui avait été triturée par des fusions volcaniques ou des refroidissements violents. Elle n’était pas tourmentée. Enveloppé de sa douceur, le plus difficile a été à la fois de se laisser partir tout en gardant une certaine forme de retenue. » Abraham devait donc se fabriquer une échelle à l’intérieur du rocher de manière à ne pas sortir trop abîmé, ou même devenir fou. Une lente acceptation de la pierre comme continuité de son corps, un retour sur lui-même pour une expérience éminemment phénoménologique. L’espace du corps contraint par l’espace mental, lui-même contraint par l’espace minéral. « Je devais trouver l’équilibre parfait entre la pierre, moi et le temps. Si vous êtes dans le contrôle permanent, vous pouvez vous faire très mal : il faut se laisse porter, faire un pas de côté et lorsque l’on va trop loin, revenir doucement… pour repartir. Je pense que c’est pour cela que je n’ai ressenti aucune douleur : j’étais dans une forme d’acceptation, je me suis laissé porter par la pierre. C’était comme traverser un désert, des montagnes un peu perdues. Peut-être, avec une autre pierre, c’eût été différent. »

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Une lente acceptation de la pierre comme continuité de son corps, un retour sur lui-même pour une expérience éminemment phénoménologique.

« Il y avait deux vies dans cette pierre. S’il fallait trouver une métaphore, la première, de jour, serait une pierre en bordure d’un chemin de grande randonnée où les visiteurs viennent se poser pour parler. L’autre, une pierre plus sauvage, une pierre de la nuit : avec celle-ci j’avais un rapport plus minéral. C’est une sorte de capteur de toutes les vibrations du palais de Tokyo... J’imaginais les sons, les bruits remonter le long des piliers des gaines électriques et d’aérations, parcourir la dalle de béton pour venir résonner dans la pierre :  une sorte de voyage spatial ».

À un moment, Abraham perd un objet dans la pierre. Il se penche, se tortille pour parvenir à le récupérer : il découvre alors une élasticité insoupçonnée de son corps. Soudain, il voit un pied. À qui peut-il être ? Il avait oublié la notion de corps. « Je ne sais pas s’il y a un lieu entre espace mental et espace physique, mais au début je trouvais la pierre juste à ma taille. Puis au fur et à mesure de cette vie intraminérale, il me semblait que j’arrivais de plus en plus à me mouvoir dans cette cavité... Je m’amusais à tenter d’explorer l’espace creusé pour mes membres.... c’était une expérience excitante et déroutante à la fois. » Abraham n’est pas sujet à la claustrophobie, il ne la comprend même pas, mais tombe facilement en semi-hypnose. Un état qui l’a sans doute aidé à vivre cette expérience.

« À l’intérieur de la pierre, vous êtes embarqué dans des endroits très difficiles à décrire par des mots : des sortes de passages incessants, très colorés. Ça circule, ça repart… et tout d’un coup on se retrouve assis dans la pierre, sans aucune mesure du temps… On a le sentiment fort d’être proche de sa conscience dans sa matière brute, via une substance fabriquée par l’organisme. »

 

Un enfermement par une membrane de pierre qui a suscité beaucoup d’empathie du public. Chaque jour, on venait lui glisser des petits mots ou parler à la pierre. « Je trouvais cela assez fort. Finalement on peut parler aux choses. Les choses ont une vie propre, un rythme, une temporalité différente. J’ai fait corps avec cette pierre, je lui apportais de la chaleur quand elle m’apportait de l’humidité. Je comprends mieux pourquoi le compagnon tailleur de pierre qui a travaillé sur cette œuvre parlait de la peau de la pierre… » Plus jeune, Abraham s’est intéressé au bouddhisme et à ces ascètes capables de dormir assis sans bouger. « Dans mon cas, la pierre me soutenait, elle me maintenait dans une posture. »

Prochain défi, et qu'il est d'ores et déjà en train de réaliser, seulement vingt-huit jours après sa sortie de la pierre : Œuf. Depuis le 29 mars, et pendant vingt-cinq jours, Abraham couve des œufs au palais de Tokyo dans un vivarium. Il est couvert d’un manteau traditionnel coréen. C’est la première fois que l’artiste explore le monde du vivant. « L’animal est sans cesse sollicité par l’homme, cette fois, je veux changer la donne : ce sera à lui de me dicter mes obligations. Je veux comprendre comment je peux, moi, réguler ma chaleur et réussir à la maintenir de manière constante. »

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Je suis passionné par cette question de la réalité et de sa relativité.

Son rêve ultime : refaire l’expérience de La Pierre à une autre échelle, dans la roche creusée d’une immense montagne. « M’enfermer dans une masse plus importante, avec un autre rapport au monde, une autre échelle géologique. » Un conte l’inspire particulièrement. Issu du Mont Analogue, il raconte l’histoire de personnes sans consistance qui viennent se poser dans des espaces creusés dans le flanc de la montagne. Ainsi, ils prennent forme. Étonnant, ce même récit lui a été raconté par un visiteur pendant l’exposition ; ce dernier faisait en revanche référence à un manga japonais de Junji Ito.

Les choses sont-elles réellement telles qu’on les laisse voir ?

N’allez pas imaginer Abraham vivant reclus dans une cabane en bois. En dehors de ses expériences dans les musées, il est professeur de performance aux Beaux-Arts d’Aix, spécialisé dans les nouveaux médias. Lui-même affirme être quelqu’un de connecté. « J’aime cette idée selon laquelle on vit au quotidien entre deux mondes ; pour ma part, les deux se nourrissent très bien. »

« J’ai besoin de me dire que le monde n’est pas tout à fait comme on le voit. On a des données, mais qui proviennent souvent de grilles de lectures préétablies. Je suis passionné par cette question de la réalité et de sa relativité. Les choses sont-elles réellement telles qu’on les laisse voir ? J’aime imaginer que, comme Alice, on puisse passer de l’autre côté du miroir. »

J’aime imaginer que, comme Alice, on puisse passer de l’autre côté du miroir.
Œuf - en direct du Palais de Tokyo
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