
Alors que l'instabilité géopolitique et la nécessaire décarbonation de l'économie plaident pour une réindustrialisation massive, le retour des usines dans les territoires marque le pas et devient un enjeu géopolitique.
Économiste spécialiste des questions de commerce international et de politiques industrielles, Vincent Vicard est adjoint au directeur du CEPII (Centre de recherche et d'expertise sur l'économie mondiale). Ses recherches portent sur l'organisation des entreprises multinationales, l'intégration européenne, la compétitivité française et les dimensions géo-économiques de la mondialisation. Il est l’auteur de l'essai Faut-il réindustrialiser la France ? , paru aux PUF en avril 2024.
Aujourd'hui, où en est le processus de réindustrialisation ?
Vincent Vicard : On observe une stabilisation de l'industrie sur le territoire français. Le mouvement de désindustrialisation, qui avait été particulièrement rapide depuis le début des années 2000 jusqu'en 2012, est à l'arrêt. Depuis 2017, il y a une nette progression de l'emploi industriel, avec un peu plus de 100 000 postes qui ont été créés. Il y a aussi un nombre conséquent d'ouvertures d'usines.
En revanche, la production industrielle reste en dessous de son niveau de 2019, avant la crise du Covid. La valeur ajoutée a progressé de façon moins importante que l'emploi, ce qui traduit une baisse de productivité dans le secteur industriel français, qui fait écho à la baisse de la productivité dans l'ensemble de l'économie française. Il faut préciser que le processus de réindustrialisation est pensé sur le long terme. Ce n'est donc pas étonnant qu'il n'y ait pas encore d'effets majeurs.
Cependant, la réponse à apporter au réchauffement climatique et la brutalisation des échanges internationaux, notamment avec la Chine et la Russie, devraient inciter les industriels à accélérer la réindustrialisation ?
V.V. : La décarbonation et la souveraineté sont deux enjeux qui se situent au cœur de la stratégie de réindustrialisation, mais qui sont assez différents. Nous vivons dans un monde qui est plus conflictuel, avec un environnement international dans lequel la géopolitique peut l'emporter sur l'économie, ce qui était moins le cas depuis les années 90. C'est revenu sur le devant de la scène avec la guerre en Ukraine. Il y a une tendance à l'arsenalisation des échanges, c'est-à-dire à l'utilisation des échanges économiques à des fins géopolitiques par la Chine et par les États-Unis, notamment avec les sanctions sur les semi-conducteurs qui ont été mises en place par Donald Trump, puis par Joe Biden. Pour l'industrie, cela pose la question de savoir dans quelle mesure on accepte d'être dépendant de l'étranger pour certains produits critiques nécessaires à la bonne marche de l'économie et au bon fonctionnement de l'État. C'est une situation qui plaide effectivement pour une sécurisation de l'accès aux ressources stratégiques, qui peut se faire par le rapatriement des outils de production sur le territoire national, mais aussi par la diversification des approvisionnements, en faisant appel à des pays amis, comme par exemple nos partenaires dans l'Union Européenne.
Pour autant, les chiffres agrégés du commerce international montrent qu'il n'y a pas de retrait de la mondialisation. En ce qui concerne plus spécifiquement la France, il n'y a pas une réorientation massive des échanges, si ce n'est pour le gaz et le pétrole vis-à-vis de la Russie. Encore une fois, les politiques de réindustrialisation prennent du temps. Si on prend l'exemple des semi-conducteurs, qui ont bénéficié d’aides se comptant en milliards, voire en dizaines de milliards d'euros, allouées du côté américain et du côté européen pour la construction de fonderie, les projets qui ont été lancés vont mettre plusieurs années avant de donner des résultats.
Rappelons que cet enjeu de souveraineté va entraîner une augmentation des coûts. Cela veut dire qu'en termes de politique industrielle, il va falloir accepter de payer plus cher et il faudrait, de ce fait, un soutien explicite de l'État.
Et en ce qui concerne la décarbonation ?
V.V. : En France, réindustrialiser permet en partie de faire baisser les émissions de CO2, car notre production d'électricité est moins carbonée que dans le reste du monde. Il y a deux aspects à prendre en considération. Le premier, c'est que cette transition va être coûteuse. Les normes environnementales, comme le système de quota carbone en Europe, vont créer des problèmes de compétitivité. Il va y avoir des mécanismes de compensation mais les exportations vont quand même être impactées. Il faut donc pouvoir rétablir un niveau de concurrence équitable.
Le deuxième aspect, c'est que l'industrie joue un rôle absolument central dans la baisse des émissions, dans le sens où elle doit fournir aux autres secteurs les outils nécessaires à leur propre décarbonation. C'est ce qu'on voit aujourd'hui dans l'automobile avec le passage au véhicule électrique qui nécessite de fabriquer de nouveaux types de moteurs. C'est un enjeu extrêmement important. Cela veut dire qu'il va y avoir des transitions industrielles particulièrement marquées, avec des secteurs qui vont grossir, d'autres qui vont disparaître ou connaître une forte réduction. Typiquement, la fin de la production de moteurs thermiques représente plusieurs dizaines de milliers d'emplois qui vont être remplacés par la production de batterie, c'est-à-dire par une activité qui relève de l'industrie chimique et pas de l'industrie automobile.
Autre élément de changement, il y a aujourd'hui une très forte concurrence internationale sur les panneaux photovoltaïques et l'éolien. C'est un marché qui est soutenu aux États-Unis par des subventions, notamment avec l'Inflation Reduction Act, alors qu'en Europe, beaucoup moins de fonds sont engagés. L'industrie française doit se positionner au niveau mondial sur ces secteurs car ils vont être porteurs à l'avenir.
La menace que représente le réchauffement climatique pour l’industrie, en perturbant très fortement les chaînes logistiques et les sites de production, plaide-t-elle également pour la réindustrialisation ?
V.V. : Étonnamment, ce qu'on a pu observer lors des chocs dans les approvisionnements internationaux causés par la crise du Covid, c'est une assez forte résilience du commerce international, qui a diminué en volume mais qui est reparti extrêmement vite. Il y a eu des pénuries dans des secteurs où il y avait une explosion de la demande, comme les masques, car il y a nécessairement un temps de décalage pour que l'offre puisse s'adapter. En revanche, il y a eu une augmentation du coût du fret international, des allongements de délais, et un certain nombre de difficultés supplémentaires pour gérer les chaînes logistiques.
Pour autant, le Covid était un phénomène temporaire, ce que n'est pas le réchauffement climatique...
V.V. : C'est certain, mais il y a malgré tout une plus grande agilité des entreprises. On le voit actuellement en mer Rouge avec les attaques des Houthis sur les bateaux de fret qui ont entraîné le contournement de l'Afrique. Il y a une véritable capacité d'adaptation des chaînes logistiques.
L'économie circulaire, gage d'une plus grande résilience et de moindres émissions, vient également bousculer le secteur...
V.V. : Il y a en effet un enjeu d'économie circulaire avec, en toile de fond, un enjeu fondamental de sobriété. Au niveau de l'Union européenne, il y a des objectifs extrêmement ambitieux qui ont été fixés sur les minerais critiques, avec 25 % de matériaux recyclés à l'horizon 2030, ce qui implique le développement d'une filière de réemploi structurée et efficace à l'échelle continentale, ainsi que la mise en place de normes spécifiques.
Cela pose la question de la stabilité des métaux qui entrent dans la composition des produits. En ce qui concerne les batteries électriques, la chimie des dispositifs va connaître des changements importants d'ici quelques années, ce qui fait naître des incertitudes sur les possibilités de recyclage. Par exemple, les batteries LFP (Lithium-Fer-Phosphate) utilisent des métaux moins coûteux qui, de ce fait, incitent moins au recyclage. Ce qui est certain, c'est qu'il faudra mettre en place des écosystèmes locaux. Il faudra trouver le moyen de favoriser des interactions territoriales entre les grandes entreprises donneuses d'ordre, les PME, la puissance publique et les consommateurs. C'est quelque chose qui nécessite d'être pensé.
À quelles évolutions peut-on s'attendre à court terme ?
V.V. : Nous sommes dans une période où les politiques industrielles bénéficient de subventions importantes un peu partout dans le monde, que ce soit aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Corée du Sud ou chez nos partenaires européens. L’enjeu est de savoir ce qui doit être priorisé, la réindustrialisation, la sécurisation des approvisionnements, la décarbonation... Il y a donc un sujet sur les orientations à prendre, sur les financements à allouer, mais aussi sur la formation des compétences car une politique industrielle doit lier les acteurs sur plusieurs années.
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