Des homards sur fond vert

Travail : les cols-bleus, champions des réseaux

© TikTok

Camionneurs, pêcheurs et bergers : en direct de leur chalutier ou de leur montagne, ils séduisent des millions d'internautes.

Sur les réseaux, il y a les hustle bros, qui dispensent des conseils pour devenir très riche, très vite, grâce à ChatGPT, et les cryptobaddies, qui veulent faire rimer féminisme et NFT. Et puis il y a les autres, les cols-bleus, qui pêchent le homard, assurent la transhumance des troupeaux de moutons ou bricolent des dessous de capots.

TikTok, homard et tronçonneuse

Dans le Maine, le bateau Rest-Ashoar sillonne le large de la côte de Winter Harbor. À bord, le capitaine Jacob Knowles, debout depuis 3 heures du matin, pianote sur le clavier de son ordinateur portable. Entre deux remontées de casiers à homards, il publie une vidéo intitulée « À quoi ressemble une journée dans la vie d'un pêcheur de homard ?  » à destination de ses 2,5 millions d'abonnés sur TikTok. Au cours des deux dernières années, le trentenaire a rassemblé une large audience sur les réseaux en partageant des extraits de sa journée de travail, entre houle et embruns marins. Vêtu d'une tenue en caoutchouc orange et d'un manteau assorti, il explique depuis le pont de son navire quel type d'appât utiliser et comment retirer les balanes (petits crustacés) des carapaces des homards.

« Jacob Knowles est l'une des nombreuses personnes occupant des emplois dits de cols-bleus qui utilisent les réseaux pour ouvrir une fenêtre sur leur vie. Leurs contenus sont à peu près aussi éloignés des vidéos maquillage "Préparez-vous avec moi" (ndlr : les vidéos get ready with me, dans lesquelles des influenceuses partagent leur routine), un incontournable de TikTok, et ressemblent plutôt à une version sur les réseaux sociaux de "dirty jobs" (ndlr : émission diffusée sur Discovery Channel qui montre le quotidien de travailleurs occupant des emplois difficiles.) Comme c'est le cas avec Jacob Knowles, ces influenceurs assidus ont signé des accords de parrainage avec des marques, leur offrant ainsi une source de revenus supplémentaire », rapporte The New York Times. Parmi les cols-bleus affectionnés en ligne, il y a Adam Perry et sa tronçonneuse, élagueur d'arbres dans une petite ville d'Angleterre ; Hannah Jackson et son chien de berger Mick, qui élève des moutons dans les collines de Cumbria ; Gabriel Feitosa, toiletteur pour chiens qui teint les labradors pour les transformer en léopards miniatures ; Joe Seppie, camionneur ; Jordan Howlett, qui a rassemblé 11 millions d'abonnés sur TikTok avec ses vidéos sur les fonctionnement des fast-foods où il travaillait autrefois.

Pourquoi un tel succès ?

Plusieurs raisons expliquent la popularité des vidéos montrant dans le détail la tonte de moutons au printemps ou la taille des haies en hiver. Tout d'abord, elles permettent l'immersion au sein d'univers professionnels souvent méconnus. Rares sont ceux à connaître l'arrière-cuisine d'un établissement de restauration rapide ou le déroulé de la journée d'un toiletteur pour chien. Ensuite, à l'heure où de plus en plus de travailleurs se déclarent mécontents de leur emploi, les publications de Jacob Knowles ou Jordan Howlett revêtent une dimension purement informationnelle et utilitaire. En témoignent les nombreux commentaires et questions d'internautes qui s'enquièrent des conditions de travail (salaires, horaires, diplômes...) du métier de camionneur. Alors que 2,5 millions de Français seraient en burn-out, pourquoi finalement ne pas se réinventer pêcheur de homards ou chauffeur routier ? Enfin, ce pan des réseaux s'impose comme l'échappatoire fantasmé de toute une génération qui rêve de quitter la Défense pour embrasser une carrière désormais proverbiale : élever des chèvres dans le Larzac. Dans La Révolte des Premiers de la classe (Arkhê), le journaliste Jean-Laurent Cassely décrivait déjà en 2017 les défections conduisant les cadres lessivés à se reconvertir en artisan boulanger ou menuisier ébéniste. Des cas rares qui alimentent toutefois une mythologie chez des travailleurs dépités et stimulent les aspirations à déserter les bullshit jobs âprement décriés par David Graeber.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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