
Ils passent des centaines, parfois des milliers d’heures à répéter les mêmes combats, à mourir encore et encore, pour enfin décrocher une victoire qui vaut plus que tout. Ces « try harders » ne jouent pas pour se détendre, mais pour repousser leurs limites.
Pour la grande majorité des gamers, le jeu vidéo est un moment de détente, de découverte et d’immersion que l’on s’offre par pur loisir. Mais il existe une communauté niche pour laquelle la définition du verbe « s’amuser » sort des explications mainstream. Ces joueurs apprécient les jeux extrêmement difficiles, voire carrément punitifs, ils aiment tenter des défis impossibles comme compléter à 100 % des titres jusque dans la moindre quête secondaire. Ils passent des milliers d’heures sur un jeu et font fi de tout : de la répétitivité, de la frustration, de la souffrance que peut leur infliger un univers particulièrement retors. Autrefois appelés les « hardcore gamers », ces joueurs répondent plus généralement aux noms de « try hard » ou « try harders », qui désignent des individus s’investissant à fond dans la réalisation d’un objectif vidéoludique.
« Quand je réussis à battre un boss, je sais que j’ai accompli quelque chose »
« Dans Dark Souls, on se bat contre des dragons géants alors qu'on n'est rien, juste un petit chevalier en armure avec dix potions pour survivre, explique Pierre, social media manager. Il faut intégrer énormément de mécaniques de gameplay et de patterns pour réussir à l'approcher et lui porter des coups. Il faut comprendre ce que le jeu cherche à nous enseigner. Ses mécaniques sont là pour nous mettre à l’épreuve, et on doit les maîtriser pour avancer. C’est un apprentissage long mais gratifiant, comme dans le sport ou le dessin. Le plaisir vient du travail fourni. »
Si Pierre fait référence à Dark Souls, ce n’est pas pour rien. Depuis le début des années 2010, une poignée de jeux répond particulièrement à la pratique du try hard. Les plus emblématiques sont effectivement les séries des Dark Souls et Elden Ring, ainsi que toutes les productions du studio japonais FromSoftware. Leur particularité ? Propulser les joueurs dans un univers hostile qui leur demande d’affronter des monstres pouvant les tuer en un coup. La moindre erreur peut être sanctionnée par un game over définitif et un retour au tout début du jeu.
De quoi attirer Louise, étudiante en école de commerce de 23 ans qui, après avoir passé son enfance sur Les Sims 4, a été happée par les jeux FromSoftware et leurs dérivés. « Au départ, on est complètement étranger au jeu, dit-elle. On n’est pas le bienvenu, et je pense que c’est ça qui m’a attirée : ce sentiment d’être une inconnue et de devoir tout apprendre par soi-même. Et l’aspect punitif de ces jeux qui font tout pour nous rejeter touche une partie de notre ego. Il y a une vraie gratification, un vrai dépassement de soi. Quand je réussis à battre un boss, je sais que j’ai accompli quelque chose qui est objectivement difficile pour beaucoup de monde. »
« Un niveau d’adrénaline que tu ne ressens nulle part ailleurs »
Mais l’exploit solitaire n’est pas la seule motivation des joueurs à s’adonner au try hard. Pour Enguerrand, habitué à l’univers virtuel de DayZ, la satisfaction est directement liée aux sensations fortes et à la cruauté du jeu. « DayZ, c’est un jeu de survie multijoueur extrêmement difficile, raconte-t-il. Tu commences à poil sur une île remplie de zombies qui veulent généralement te tuer. Au début, tu mets cinq heures à trouver de l’équipement et faire en sorte que ton personnage puisse se défendre. Quand tu commences à prendre la confiance, tu passes à côté du mauvais buisson et un autre joueur te tire dans le dos pour te voler ton équipement. Tu dois alors tout recommencer, et c’est une punition affreuse qui va donner aux parties suivantes un véritable enjeu. Tous les combats que l’on fait dans DayZ sont chargés d’un stress et d’un niveau d’adrénaline que tu ne ressens nulle part ailleurs. Je me souviens de mes premiers vrais combats : je tremblais, j’avais une réponse physique, comme si j’allais mourir. Et une fois que tu arrives à remporter tes combats, tu accèdes à une autre forme de plaisir, plus sadique : celui que tu ressens quand tu fais vivre à un autre joueur la cruauté que tu as toi-même subie. »
« Il faut proposer quelque chose de fort »
Cet aspect punitif et du dépassement de soi qui motive les gameurs pose une question centrale : qui est-ce qu’on veut impressionner ? Si la plupart des personnes interrogées indiquent « try hard » ces jeux pour elles-mêmes, elles reconnaissent s'inscrire dans une culture plus large. La réputation de difficulté de ces titres a boosté leur popularité sur les réseaux et en particulier sur la plateforme de streaming Twitch. Depuis plus de quinze ans, une scène s’est constituée, et elle a explosé lors des confinements. C’est durant cette période que le streameur et youtubeur Ckai a connu le succès, après avoir passé une adolescence solitaire sur les jeux FromSoftware.
« J’ai passé beaucoup de temps sur ces jeux sans vraiment le partager avec qui que ce soit, explique-t-il. Quand je me suis mis sur Twitch, je me suis rendu compte qu’il existait une grande communauté de viewers qui regardait les streameurs performer. Du coup, j’ai commencé à faire des challenges : des no-hit, ou des no-death, c’est-à-dire des runs où tu termines le jeu sans te faire toucher ou sans mourir une seule fois. C’est aussi une manière d’émerger sur la plateforme. Il faut proposer quelque chose de fort, sinon tu te noies dans la masse, et les gens ne viennent pas te regarder. » Pour Ckai, ce passage sur Twitch a même été salvateur. « Avant Twitch, j’étais quelqu’un de très réservé. Je ne parlais pas beaucoup aux gens et je n’avais pas vraiment d’amis non plus. Twitch, ça m’a vraiment changé. Aujourd’hui, j’ai plus de contacts, je vais plus facilement vers les autres, j’ai plus cette peur de parler ou de me montrer. »
Pour Louise, cet aspect positif du try hard n’a rien d’étonnant. « Je pense que les try harders sont des gens très solitaires qui se remettent énormément en question, indique-t-elle. Le fait de progresser dans le jeu permet d’arrêter ces questionnements intérieurs. Et la communauté qui observe ces performances comprend parfaitement cette mentalité. Beaucoup de streams sont regardés par des spectateurs qui n’interagissent pas beaucoup dans le chat mais qui entretiennent cette idée de présence bienveillante. C’est comme s’ils disaient "on est là et on te soutient jusqu’à ce que tu réussisses." Contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est l’une des communautés les moins toxiques du gaming. »
« Même avec mille huit cents heures de pratique, je suis encore loin de mon objectif »
Cet aspect obsessif du gaming comporte un revers : il peut virer à l’addiction. On ne parle évidemment pas des effets physiques et psychologiques d’une drogue, mais plutôt de l’émergence de comportements qui finissent par isoler socialement. C’est ce qu’a vécu Polux, un étudiant de 26 ans qui termine ses études en design produit. Le jeune homme est un habitué de Dofus, un jeu de rôle massivement multijoueur français sorti en 2004 et sur lequel il a passé une partie de son enfance. Le jeu n’est pas particulièrement difficile et demande surtout de s’organiser collectivement, en intégrant des guildes de joueurs, pour venir à bout de quêtes ou de monstres puissants. Mais Polux est ce qu’on appelle un completionist, c’est-à-dire un joueur qui veut terminer un jeu à 100 %.
« C’est une logique de collectionneur, explique-t-il. Je veux obtenir tous les succès et les trophées prévus pour mon personnage. Pour ça, je vais consulter tous les documents, toutes les vidéos, tous les créateurs de contenu, afin de maîtriser le jeu à 100 %. Mais même avec mille huit cents heures de pratique, je suis encore loin de mon objectif. » Admettant un genre de procrastination face à ses études, Polux raconte que son investissement dans Dofus a peu à peu pris la forme d’une spirale.
« J’adore le design, mais j’en ai eu ras-le-bol des projets fictifs, et cette dernière année était frustrante, confie-t-il. L’annonce de Dofus 3 est tombée pile le jour où on nous a donné le sujet du mémoire. J’ai passé les trois mois de délai à ne rien faire que jouer. Deux semaines avant la date limite, j’étais en panique, j’ai coupé Dofus pour finir mon travail, qui a été validé. Même scénario pour le projet de diplôme : retard monstre, puis pause totale du jeu dans les deux derniers mois pour rattraper. » Cette aspiration dans Dofus a aussi eu des effets sur ses amitiés, pas forcément négatifs, mais significatifs.
« Il y a une dimension collective paradoxale dans ce jeu, poursuit-il. J’ai commencé Dofus 3 avec des amis de mon école. Petit à petit, ils ont lâché pour se concentrer sur les études, car c’était notre année de diplôme. De mon côté, je me suis enfermé dans ma chambre, et j’ai mis de côté mes amis IRL (in real life) et je me suis fait de nouveaux amis dans le jeu. Aujourd’hui, je joue avec des gens dont je ne connais même pas le visage, mais je connais par cœur leur manière de jouer, leur routine. Je connais leur vie en ligne, leurs habitudes, leurs horaires. C’est bizarre, mais c’est devenu normal. »
« Optimiser et gagner avec une vraie logique de performance »
À cause de ces périodes d’isolement, cette pratique stakhanoviste du jeu vidéo a pendant longtemps été pointée du doigt, et même moquée. Dans les années 2000, les jeux vidéo en ligne comme World of Warcraft, Dofus, Dota, League of Legends ou Counter-Strike regroupaient une jeunesse passionnée par les univers virtuels, que l’on a désignée sous le sobriquet de « no life », des gens qui n’ont pas de vie sociale. En 2025, les mentalités ont changé. Les try hard sont à présent des profils recherchés, comme l’indique David, dirigeant d’une entreprise spécialisée dans la cybersécurité et ancien no life lui-même.
« J’ai eu une époque où j’étais totalement obsédé par Counter-Strike (un jeu de tir en équipe compétitif), au point où, quand je marchais dans la rue, je ne voyais plus les gens ou les bâtiments normalement. Je voyais des lignes de tir, des angles, des positions de couverture. À ce niveau de pratique, le jeu vidéo devient comme un sport. Tu sens qu’il y a une mécanique interne qu’il faut maîtriser à fond pour être le meilleur et gagner. Ça demande d’être vif et réactif au niveau du cerveau, et ce sont de vraies compétences qui peuvent être exploitées dans le monde du travail. Un de mes salariés est très fort en jeux vidéo et il a fait du water-polo à haut niveau. Au boulot, il a exactement le même comportement : il veut optimiser et gagner avec une vraie logique de performance. » Louise confirme ce rapprochement entre gaming intense et mentalité de sportif compétitif : « On ne tombe pas dans ce type de pratique par hasard, indique-t-elle. Je viens d’une famille où on était tout le temps en recherche de la meilleure note, de la meilleure performance, du meilleur résultat. J’ai fait de la natation à un niveau semi-haut, je suis allée jusqu’aux championnats de France à un moment. Je sais que si je "try hard" autant, c’est parce que je suis toujours à la recherche de cet esprit d’excellence, avec un vrai besoin de réussir les choses. »
Ce profil de hardcore gamer est tellement bien vu qu’Elon Musk lui-même a prétendu en être. Début 2025, le milliardaire, alors à la tête du Doge, se vante sur X d’être surdoué à Path of Exile 2. Il dévoile le pseudo d’un de ses personnages qui serait mort au cours d’une mission, « Kekius_Maximus ». Ce dernier était classé numéro 59 mondial au moment de sa défaite, avec un niveau 94 ; un exploit qui, au dire des spécialistes, demande un investissement en temps de jeu colossal. Sommé de prouver ses compétences, Elon se lance dans un live avec un autre personnage, classé quant à lui 13e mondial. Mais lors de la performance, c’est la douche froide. Son niveau est largement en dessous des attentes, et il ne semble pas comprendre le fonctionnement de certaines fonctionnalités comme l’inventaire ou la carte du jeu. Face à ce fiasco, beaucoup sont arrivés à la conclusion qu’Elon a tout simplement menti pour s’attirer les faveurs des gameurs. La réputation du milliardaire a été écornée, mais cette tentative pathétique de récupération a eu le mérite de démontrer que les try hard possèdent des qualités saluées désormais très au-delà de la sphère vidéoludique.
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