La manifestation du Comité du 9 Mai

L'iconographie de l'extrême droite, redoutable levier de propagande

© Comité du 9 mai via Facebook

Les mécanismes sémiotiques des groupuscules néofascistes et néonazis sont bien rodés, merci pour eux.

Locution latine Si vis pacem, para bellum ( « Si tu veux la paix, prépare la guerre » ), Totenkopf et Croix de Fer allemande... Lors des manifestations des Gilets jaunes en 2019, le reporter Ricardo Parreira remarque qu'un certain nombre de policiers arbore en toute décontraction signes et symboles affectionnés par l'extrême droite. Avec le designer Geoffrey Dorne, l'archéologue de formation lance en 2022 la plateforme Indextreme, pour répertorier et décrypter l'iconographie plastique et multi-facette qui se répand comme une trainée de poudre.

Croix occitane, soleil noir, phalange et HH... Aujourd’hui, cette panoplie inonde Twitter, WhatsApp et Telegram, les rues de Paris, Lyon et Toulouse, les rangs de l'Armée et de la police. Tenue par un collectif de bénévoles, la plateforme Indextreme recense à ce jour quelque 150 symboles portés en étendard par les nationalistes, identitaires et suprémacistes français. En superposant vieux signes réactualisés et imagerie contemporaine comme autant d'outils de reconnaissance et de ralliement, l'extrême droite a mis au point une technique de propagande redoutablement efficace. Interview de Ricardo Parreira, journaliste spécialiste de l’extrême droite et de son iconographie hétéroclite.

D'où vient l'iconographie de l'extrême droite ? Dans quel imaginaire vient-elle puiser ?

Ricardo Parreira : Ces symboles, souvent inspirés de la Rome et de la Grèce antiques, datent parfois même de la préhistoire. C'est le cas du sanglier enseigne gaulois, utilisé comme logo par Le Bloc Identitaire, dont le sens historique et culturel a été détourné au profit de l'idéologie haineuse. En Allemagne, les symboles nazis ont été largement inspirés par le mouvement völkisch, apparu dans le pays dès la fin du 19e siècle. Après la Première Guerre mondiale, en pleine crise économique et sociale, le mouvement entend insuffler un nouveau sens identitaire à la culture germanique, consolidant toute une série d'idéologies racialistes déjà présentes en France et dans le monde colonial. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'extrême droite néonazie et néofasciste, extraparlementaire et parfois parlementaire, ressasse avec nostalgie la défaite d'Adolf Hitler et de son idéologie. En France, depuis la création en 1949 du parti Jeune Nation, suivie par la formation de groupuscules et partis politiques comme Ordre Nouveau, le Front National, le GUD ou encore Blood and Honor, l'extrême droite récupère de nombreux symboles utilisés par le Troisième Reich (les runes...) et les régimes fascistes italiens (la fasce, le faisceau de licteur), ou espagnols (la phalange...). L'idée est de réaffirmer simultanément la notion un peu vague de « retour aux sources » et de transformation, censée contrer la « décadence » du monde occidentale.

Quelle iconographie vient aujourd'hui compléter l'imagerie traditionnelle de l’extrême droite ?

R. P : À ces vieux symboles s’agrège une nouvelle imagerie fondée sur la réactualisation et l’appropriation de vieux évènements et entités : Jeanne d'Arc, mobilisée par Génération Identitaire, la bataille de Poitiers, qui oppose les troupes arabo-berbères d'Abd al-Rahmân aux Francs de Charles Martel, récupérée par la Division Martel, la croix occitane, la croix des Templiers, ou encore le Sacré-Cœur, repris par Civitas. En gros, ils font feu de tout bois, et ramènent tout à leur récit national, principalement articulé autour du fantasme du grand remplacement, dont la rhétorique, née durant le nazisme, a été popularisée par le Front national. Avec l'essor de l'Oddinisme et du Wotanisme, deux mouvements mêlant religiosité identitaire et néopaganisme nordique et germanique, toute une vague néonazie s'exporte dans les années 70 aux États-Unis. Là, les partisans vont non seulement utiliser des symboles nazis, mais en inventer de nouveaux, qui reviendront plus tard en France : le HH, le 88, le symbole du Dieu Thor ou la croix de marteaux des Hammerskins. D'autres symboles sont plus récents : le pitbull ou la toile d'araignée, qui entremêlent la culture des gangs américains à celle des groupes skinheads suprémacistes, comme ceux de Thomas Gibison et James Norman Burmeister.

Que dit la législation française au sujet de ce type de symboles ?

R. P : Par rapport à d'autres pays européens, la France est en retard. Dans le Code pénal, l’article R645-1 sanctionne l'exhibition d'un uniforme, d'un insigne ou d'un emblème rappelant ceux des membres d’organisations déclarées criminelles et condamnées pour crime contre l'humanité. Cela concerne la "symbologie" nazie, dont l'exhibition chez les militants d’extrême droite est commune, entre insignes SS et croix gammées. Cela est toutefois rarement suivi de poursuites. Récemment, le député PS Arthur Delaporte a proposé un article de loi pour endiguer la propagation de cette iconographie. D'autres plateformes à l'étranger font le même travail que nous : Hatepedia au Canada, ADL aux États-Unis, Kvasir Symbole Database en Allemagne, Reporting Radicalism en Ukraine… Certains États, comme la Suisse et l'Autriche, mènent aussi ce travail de cartographie. Le gouvernement allemand dispose d'un index répertoriant les signes interdits et/ou punis par la loi, mais de nouveaux symboles émergent pour court-circuiter la législation. C'est le cas du symbole de Kühnen, inventé pour contourner la prohibition en Allemagne des saluts nazis.

L'extrême droite doit composer avec une iconographie stigmatisée qu'ils savent réinventer, et ils maîtrisent le sujet à la perfection. Pour cela, les partisans récupèrent des mythes fondateurs comme celui des Spartiates sur la base d'une sémantique simple : ces guerriers de la Grèce antique ont été les premiers à combattre l’invasion Perse, affiliés pour les besoins de la narration aux Arabes. La croix celtique est devenue le symbole du suprémacisme blanc, symbole utilisé par la majorité des groupes d'extrême droite extraparlementaires français. Nouveau signe de haine et instrument d'intimidation, elle apparaît désormais lors de chaque attaque et dégradation de lieux dits de gauche : syndicats, associations portant assistance aux exilés ou aux communautés LGBT… Tagués sur les murs, ces symboles circulent aussi sur les réseaux sociaux, où ils posent un défi à la législation française : identifier l'incitation à la discrimination raciale qui se cache derrière.

En quoi réside la grande force de l'imagerie d'aujourd'hui ? Pourquoi est-elle si puissante ?

R. P : L'extrême droite a bien compris que pour recruter, il fallait s'appuyer sur les spécificités locales : le blason de la ville de Paris, utilisé par des Zouaves, groupuscule violent aujourd'hui dissous, la croix occitane à Montpellier, le 15.43 à Nice, en référence à la défense de la ville par la figure fantasmée de Catherine Segurane, le 7.59 à Perpignan, année durant laquelle Pépin le Bref reprend Narbonne aux musulmans d'al-Andalus qui la contrôlait depuis 719. C'est un travail de marketing, qui vise à s’approprier des codes culturels régionaux en les ramenant inlassablement au récit national. Ces nouveaux symboles ont deux fonctions : le « dog whistling », pour se reconnaître et se faire connaître, et le recrutement. Toute cette panoplie de symboles est très facile à mobiliser pour l'extrême droite, car elle est issue du roman national et de la rhétorique impérialiste, naturellement compatible avec sa pensée. Il est important de souligner que ces mythes et événements historiques liés à la guerre, à la religion, au divin et à la royauté, sont depuis longtemps déployés pour combattre l'envahisseur ou ce que les régimes fascistes ont considéré comme leur archi-ennemi. C'est le cas par exemple de la croix de Lorraine, qui représente à la fois la religion chrétienne et la résistance, dont aime à se réclamer l'extrême droite réactionnaire.

Cela passe aussi par des codes vestimentaires spécifiques. Certaines marques sont aussi détournées, comme Lonsdale, The North Face, Helly Hansen et Stone Island, que s'approprient hooligans et skinheads pour se reconnaître entre eux. À cela s'ajoute des marques ouvertement néonazies ou suprémacistes, comme EuropeanBrotherhood, Kalos, Reliqua, Svastone et Thor Steinar, marque berlinoise interdite en Allemagne et populaire en France.

La gauche et l'extrême gauche n'ont pas grand-chose à proposer en termes d'imagerie forte. Pourquoi ?

R. P : Il ne se passe pas grand-chose depuis le communisme ou les mouvements anarchistes en termes d'iconographie. Quelques exceptions : l'antifascisme allemand, avec le célèbre drapeau antifa noir et rouge reconnu mondialement, et les Trois Flèches aujourd'hui utilisées par la Jeune garde antifasciste fondée en 2018 en France. Au cours des dernières décennies, on a vu émerger certains symboles liés aux mouvements animalistes, écologistes, féministes et LGBT. Face à cela, l'extrême droite peut puiser dans plus de 500 ans de colonialisme, de dictatures fascistes en Europe, et surtout dans le nazisme. L'idéologie politique du Parti national-socialiste a su détourner une vaste gamme de symboles liés à la construction même du monde occidental, ainsi qu'à toutes ces cultures anciennes : peuples nordiques, Grèce et Rome antiques.

En termes de récupération, l'extrême droite est aussi bien plus internationaliste que les mouvements de gauche. À Madrid, le parti Vox utilise la croix de Bourgogne, et le Comité du 9 mai a récemment déployé les signes de groupuscules hongrois. J'observe aussi que les mouvements de gauche sont souvent hantés par la nécessité de pureté idéologique, un phénomène qui les pousse à rejeter de nombreux de symboles liés à leur propre histoire.

Comment tous ces symboles sont-ils diffusés ? Manifs ? Réseaux ?

R. P : L’iconographie diffusée dans l'espace public est principalement identitaire et locale : croix occitanes, blasons des villes, croix celtiques, symboles religieux... Sur les réseaux traditionnels comme Instagram, TikTok et Twitter, on commence à observer des symboles néonazis et fascistes, tandis que sur le dark web, on bascule directement sur des images nazies faisant l'apologie de l’Holocauste. Enfin, sur les messageries privées, comme la boucle Telegram américaine WhiteReset, on voit de tout : du racisme le plus ordinaire, à l’antisémitisme et islamophobie la plus effrayante. Les symboles présentés en manifs servent de produit d'appel pour attirer vers les réseaux, où l'idéologie est explicitée, et où les internautes se radicalisent. La manifestation du 9 mai dernier, durant laquelle les participants ont défilé cagoulés ou masqués, c'était du pur marketing, destiné à l'apologie de l'ordre, de la hiérarchie, de la force et de l'obéissance, et du fascisme.

Sous prétexte qu'aucune poubelle n'a été renversée, très peu de médias français ont fait le lien entre eux, le Comité du 9 mai et les groupuscules ultraviolents auxquels ils sont affiliés. Aujourd'hui, ce sont pourtant bien des croix celtiques qui surgissent dans les cimetières juifs, les croix mêmes déployées durant la manifestation autorisée il y a un mois par la mairie de Paris. Dans un monde illisible truffé de contradictions, où l'on fournit des armes à l'Ukraine mais où l'on extrafait très peu pour aider les Gazaouis, l’iconographie de l’extrême droite a vocation à séduire et radicaliser des jeunes en crise d'identité, dans une société qui n'apporte aucune réponse à leur souffrance ou à celle du monde. Présenter une organisation en action, vivace sur les réseaux par le biais notamment des chaînes YouTube nationalistes, et qui revendique la violence contre les individus plutôt que contre les institutions ou les lieux de pouvoir, est suffisamment efficace. Cela permet à l'extrême droite extraparlementaire de renouveler ses rangs en attirant des jeunes perdus et en colère.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Geoffrey Dorne dit :

    Merci pour votre article et la diffusion de notre travail ✊

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