Un snowboarder sur le domaine de Reed Hastings dans l'Utah

Powder Mountain : ici, l’ex-PDG de Netflix vend la poudreuse en accès premium

© @powdermoutain sur Instagram

Dans l’Utah, Reed Hastings applique les recettes du club semi-privé au ski. Un modèle hybride qui parle du futur du luxe en montagne. Et de ce rêve des riches à « s’échapper de la masse ».

Sur la vidéo, deux surfeurs dans une neige duveteuse et immaculée. Trois mots taille XXL s’affichent en surimpression : Escape the masses (échappez-vous de la masse). Ici, pas de files d’attente aux remontées mécaniques. Pas de slalom entre les skieurs sur des pistes bondées. Bienvenue à Powder Mountain, la station de ski de Reed Hastings. Le cofondateur de Netflix, retraité milliardaire et snowboardeur passionné, a transformé en laboratoire d’un nouveau luxe ce domaine skiable de 1 000 hectares dans les sommets de l’Utah. Une station, deux ambiances : deux tiers ouverts publics, un tiers réservé aux membres d’un club payant ultra-exclusif. L’objectif : permettre un accès premium à 650 familles d’ultrariches, tout en finançant, via cotisations et achat foncier, la montée en gamme du domaine. La vie est courte, nos files d’attente aussi, promet le site.

Entre-soi low-key 

L’idée n’est pas nouvelle. Aux États-Unis, plus d’une demi-douzaine de clubs de ski privés sont déjà en activité. Par exemple : lHermitage club, privatisé durant la pandémie, Aspen, ou, pionnier du genre, le Yellowstone Club, où il est possible de prendre un télésiège chauffant avec Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jessica Biel, moyennant une cotisation de 300 000 dollars à l’année. Powder Mountain, avec son modèle hybride semi-privé, fait figure d’outsider dans cet écosystème de dealers de poudreuse. Plus disruptive que Yellowstone, moins tape-à-l’œil qu’Aspen, la station joue une carte singulière : celle d’un entre-soi délibérément low-key.

En 2013, cette station connue pour ses tarifs abordables et son ambiance rustique est achetée pour 40 millions de dollars par les fondateurs des Summit Series, think tankfestif entre les conférences TED et l’esprit Burning Man. Leur ambition utopiste : faire de la montagne un hub d’outsiders de la tech, de célébrités et de milliardaires progressistes. L’idée séduit la côte Ouest, mais la réalité les rattrape rapidement : le projet n’est pas rentable.

Des « Summits brothers » au baron Netflix

En 2023, les Summit bros appellent Reed Hastings à la rescousse. Le cofondateur de Netflix a longtemps possédé une maison à Park City, quelques vallées plus loin, qu’il a quittée à la suite de son rachat par Vail Resorts. Ce géant de l’industrie du ski s’appuie sur un modèle désormais dominant : des forfaits interstations achetés en amont de saison. Économiquement attractifs pour les skieurs réguliers, ces abonnements encouragent une pratique intensive. Et transforment significativement l’expérience. « Ils ont installé un tas de remontées, c'est devenu super bondé. C'était juste le coup de pouce pour nous faire partir », confie Hastings à GQ. Le milliardaire migre à Powder en 2021, et, deux ans plus tard, rachète la station endettée à hauteur de 100 millions de dollars. Pour la sauver, il met en place une logique de club privé. Un passe « public » pour 1 499 dollars par an qui donne un accès prioritaire à plus de 2 000 hectares, « sans trafic, sans foule, sans délire des mégaforfaits ». L’absolue tranquillité coûte plus cher. Pour rejoindre Powder Haven, versant privé et ultraselect, il faut aligner entre 30 000 et 100 000 dollars de cotisation annuelle, plus l’achat d’un lot foncier à 2 millions de dollars (prix d’appel). À ce tarif, on skie entre voisins fortunés sur la partie privée, on déguste un espresso Blue Bottle dans un Skylodge VIP, où le staff connaît votre prénom, avant d’enchaîner les runs via le Paradise Express, le télésiège qui vous remonte en sept minutes. Life is short, remember ?

Mountain is (not) the limit

Le rêve givré de Reed Hastings est-il un simple caprice ou un pari financier calculé ? « Si je n'habitais pas ici, ce projet serait hors de question. […] Je préférerais investir dans l'IA. Mais j'adore cet endroit, j'en avais les moyens, et le timing était parfait », déclare ce dernier. Les courbes du secteur suggèrent toutefois un business plan rodé. D’après l’agence Future Market Insights, le marché nord-américain du ski, estimé à 3,6 milliards de dollars en 2025, pourrait dépasser les 8 milliards d’ici 2035. Une croissance boostée par une clientèle plus jeune, plus mobile, plus fortunée, dopée par le grand transfert de richesse prévu entre boomers et millennials. À Powder Mountain, « 150 lots ont été vendus et 50 maisons construites. Un dernier lot de 500 parcelles sera mis en vente cet été », annonce le Financial Time. Plus au sud, un autre projet ultra-exclusif est en cours : Wasatch Peaks Ranch. Les droits d’entrée s’élèvent à 1 demi-million de dollars, des terrains non construits s’y vendent pour des dizaines de millions.

Capital naturel comme business model

Ce nouveau (et très onéreux) rapport à la montagne, entre expérience privée et levier de distinction, est particulièrement bien analysé par Justin Farrell. Pour son enquête de référence sur l’appropriation des espaces naturels par les ultrariches aux États-Unis, Billionaire Wilderness, ce sociologue et professeur à Yale s’est infiltré dans les clubs ultrapremium du Wyoming, région la plus inégalitaire des USA (Yellowstone Club compris). « Les paysages [...] se transforment en enclaves ultra-exclusives, où l'argent garantit un accès privé aux vertus curatives de la nature et un refuge contre le matérialisme grossier », écrit-il. À Powder Mountain, ce capital naturel est devenu business model. Les cotisations premium et la vente de lots à plusieurs millions ont ainsi financé, côté public, trois nouveaux télésièges, un accès élargi au hors-piste et même une fondation d’art contemporain en plein air, avec des œuvres d’EJ Hill. Mais du côté des locaux, cette appropriation irrite. La pétition «Save Powder Mountain », lancée par des habitants historiques, dénonce une privatisation rampante : 800 hectares subtilisés au domaine public, des remontées comme le Sunrise Lift promises à une fermeture discrète, une communauté locale reléguée au second plan... « Powder Mountain crée un précédent dangereux pour la privatisation future des stations de ski à l’échelle nationale », souligne le texte.

Demain, les Alpes ?

La question dépasse largement les forêts de l'Utah. Car Vail Resorts, l'empire du ski multipasse, lorgne désormais sur les cimes européennes et a acquis deux stations suisses. Faut-il s'attendre à un repli des élites vers un ski premium sur le Vieux Continent, comme à Powder Mountain ? En France, le cadre juridique fait obstacle. « Les domaines skiables sont souvent gérés en délégation de service public. Même si un privé exploite la station, il ne peut pas réserver l'accès à une clientèle spécifique », explique Clémence Perrin-Malterre, maîtresse de conférences spécialisée dans la sociologie des sports à l'Université Savoie Mont Blanc. Selon la chercheuse, dans l'Hexagone, « la privatisation ne passe pas forcément par une appropriation physique ou légale », mais « se joue davantage à travers les barrières culturelles et financières ». Cas d'école : Megève, Courchevel, où les prix constituent déjà un filtre social implacable.

« Le ski est déjà une pratique élitiste, mais des modèles comme celui [de Powder Mountain] risquent d'accentuer cet écart, renforçant une montagne à deux vitesses », alerte la sociologue. À l'inverse, le ski familial et populaire, héritage de la décennie 1970-1980, vit ses dernières heures, rattrapé par le dérèglement climatique et la course au premium. « En basse altitude, les petites stations, historiquement pensées comme des lieux de démocratisation du ski, ferment les unes après les autres », rappelle la chercheuse. Sur les sommets de l'Utah, les voisins de Reed Hastings, eux, ne s’inquiètent pas pour l’avenir. « On veut pouvoir skier ici jusqu’à nos 90 ans », lui ont-ils confié. Quand on prend de la hauteur, tout est tellement plus simple.

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