Un visage d'homme en panique

Anne Cordier : « Avec l’interdiction des réseaux sociaux, les jeunes deviennent une population à contrôler plutôt qu'à éduquer »

© Alexandre Krivitskiy

Face aux projets d’interdiction des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans, la chercheuse Anne Cordier alerte sur une dérive sécuritaire et une panique morale qui occultent la complexité des usages numériques.

Enseignante-chercheuse au Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine, et coautrice du récent ouvrage Faut-il interdire les réseaux sociaux aux jeunes ? , Anne Cordier revient sur les différentes mesures législatives censées interdire l’accès des moins de 15 ans aux réseaux sociaux.

Y a-t-il une base scientifique solide derrière cette volonté d'interdire les réseaux aux moins de 15 ans ou s’agit-il d’une réponse politique simpliste ?

Anne Cordier : Il existe des preuves scientifiques sérieuses montrant que certains usages des écrans et des réseaux sociaux peuvent perturber le sommeil, en temps comme en qualité, et peuvent augmenter des risques liés à l’humeur ou encore à certaines conduites problématiques. Mais ces effets sont hétérogènes et les mécanismes en jeu sont beaucoup plus complexes qu’on ne le dit souvent. On parle souvent de « vulnérabilités associées » : autrement dit, les usages problématiques des écrans et des réseaux sociaux tendent à amplifier des risques déjà présents, eux-mêmes liés aux fragilités personnelles des individus et au contexte social. Le problème, c’est que les mesures actuelles de restriction sont présentées comme uniformes, punitives, et relèvent davantage d’une panique morale ou d’un excès de corrélations hâtives que d’une véritable application des connaissances scientifiques.

Comment expliquez-vous le sentiment d’urgence, voire même de panique, autour de ce sujet ?

L’idée selon laquelle nous aurions affaire à une sorte de « génération anxieuse », dont les réseaux sociaux seraient la cause principale de tous les problèmes, s’est imposée comme un discours dominant, presque indiscutable. Les critiques de cette vision sont difficilement audibles. Personnellement, lorsque j’essaie d’introduire de la nuance en disant que la réalité est plus complexe, on m’accuse quasiment d’être inconsciente, voire dangereuse, parce que je « nierais » les problèmes. Or il n’est pas question de nier les problèmes mais plutôt d’interpréter les résultats de la recherche.

Cette différence d’interprétation crée une polarisation sur ce débat. On accuse les chercheurs d’être pour une ouverture totale, pour une dérégulation absolue, ce qui n’est pas le cas. Tout cela rend le sujet extrêmement difficile à traiter de manière rigoureuse. Cette volonté d’interdiction n’est ni fondée sur des connaissances scientifiques solides ni intégrée à une politique globale de prise en charge de l’individu. Et cela pose notamment problème pour des questions comme l’anxiété ou, plus largement, la santé mentale.

La santé mentale des jeunes est justement un sujet central qui inquiète beaucoup de monde…

Les recherches montrent une dégradation du bien-être des individus, et notamment des jeunes, depuis 2012. Donc on ne peut pas dire que tout commence avec TikTok. Jonathan Haidt (l’auteur de The Anxious Generation) insiste sur 2012 en évoquant l’arrivée d’Instagram. Je veux bien l’entendre, mais on peut aussi évoquer d’autres causes, et notamment le climat profondément anxiogène dans lequel ils sont plongés.
En France, on a des jeunes qui ont grandi dans un contexte d’attentats, avec la sensation que tout le monde peut être touché. On leur répète, dès le plus jeune âge, que la planète brûle et que des espèces disparaissent. C’est difficile d’avoir une vision optimiste du monde, voire même une vision d’avenir.
Dans ce cadre-là, les réseaux sociaux jouent un rôle, mais ils ne sont pas une causalité unique du mal-être. On est face à un faisceau de corrélations conjuguées.

Alex Beattie, maître de conférences en médias et communication à l’université Victoria de Wellington, compare ces législations restrictives à une nouvelle forme de puritanisme victorien. Vous en pensez quoi ?

Ce que je trouve frappant, c’est l’usage de termes profondément autoritaires et militarisés comme « couvre-feu numérique ». C’est clairement une mesure de contrôle de population utilisée en temps de guerre ou de crise. En transposant ce terme dans le champ éducatif ou familial, on installe un imaginaire de coercition et de peur.
Au fond, cela traduit une vision très infantilisante, très défiante même. On a l’impression que le numérique est un adversaire à neutraliser et que les jeunes doivent avant tout être contenus plutôt que compris. Je trouve inquiétante cette confusion entre régulation éducative et discipline répressive reposant sur la contrainte.
On dit qu’on fait tout cela « pour leur bien », mais en réalité, on les prive d’occasions d’apprendre à gérer leur attention, leur temps et leurs relations en ligne. On organise une forme de démission éducative déguisée en protection qui nous fait oublier quelque chose d’essentiel : ils ne sont pas soumis à leurs usages numériques, ni même dans une posture d’acceptation résignée. Ils comprennent ou bien veulent comprendre les systèmes qu’ils utilisent. Et c’est là que nous avons un rôle à jouer. La vraie éducation consiste à apprendre à développer son propre esprit critique, sa propre capacité d’action.

Quelles seraient les mesures à mettre en place pour éviter de tomber dans ce piège puritain ?

Pour moi, l’idéal, ce serait une réelle régulation et surtout une vraie responsabilisation de toutes les plateformes web. Et j’insiste sur « toutes », parce qu’aujourd’hui, la focalisation sur TikTok, Instagram ou X empêche de penser globalement. On oublie par exemple l’effet délétère de WhatsApp sur la désinformation et même sur le bien-être, car l’application a une image « familiale » que même des députés défendent. Il faut responsabiliser l’ensemble des industries qui captent notre attention et nos données.

Mais au-delà de cette régulation, qui doit être politique et collective et non laissée à la charge des individus, il faut aussi parler éducation. Ce n'est pas avec deux ou trois heures d’ateliers de sensibilisation aux fake news qu'on va régler le problème. Ce qu’il faut, ce sont de véritables démarches d’éducation aux médias, à l’information, à la culture numérique, dès le plus jeune âge, avec des professionnels dévolus au sujet et des vrais moyens.

Par ailleurs, il faut sortir des injonctions paradoxales sur le sujet. J’en fais moi-même l’expérience sur le terrain : il m’est de plus en plus difficile de mener des enquêtes impliquant le numérique, car des enseignants me disent « il ne faudrait pas que ça se sache ». Beaucoup craignent que les parents découvrent qu’ils utilisent le numérique en classe et leur reprochent d’exposer leurs enfants aux écrans.

Est-ce que l’interdiction des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans est une perte pour eux ?

Ça va, dans un premier temps, les priver de lieux de socialisation, d’expression et d’expérimentation, sachant que toutes les expériences ne sont pas forcément négatives. On les prive aussi de lieux d’accès à l’information.
C’est assez ironique de voir des journalistes monter au créneau contre les réseaux sociaux tout en oubliant que ces mêmes réseaux servent aussi à relayer leur travail. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas ignorer que ces plateformes sont devenues des espaces d’expression, de découverte, d’éveil critique. Et si on interdit brutalement l’accès à ces espaces, on prend un autre risque : celui qu’ils se déplacent vers des lieux moins visibles et moins contrôlables. Ils vont forcément trouver d’autres moyens de se connecter, et ils auront raison. Les jeunes tiennent à ne pas voir leurs conduites privées trop régulées, ils veulent conserver une marge de manœuvre. Et cela, je trouve ça plutôt rassurant.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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