
La réalisatrice américaine Katherine Kubler revient en 3 épisodes sur une enquête longue de 10 ans. Elle décrit les dessous d'une arnaque internationale se comptant en milliards, mêlant trafic d'enfants, MLM et dérives sectaires. Bienvenue à Ivy Ridge.
Convoquée dans le bureau du directeur de son lycée après avoir bu une limonade en classe, Katherine Kubler, 15 ans, est brutalement enlevée par deux hommes vêtus de noir. Menottée, elle est conduite en voiture à Ivy Ridge, une « academy » destinée à remettre sur le droit chemin des troubled kids (enfants à problèmes). Arrivée en voiture sur les coups du 3h du matin, on lui signale avant de la fouiller au corps qu'elle ne pourra plus quitter les lieux. « Putain, mais je suis où ? », s'inquiète-t-elle, un peu sonnée. À Ivy Ridge.
Ne pas sourire, rester muette et ne croiser le regard de personne
Entre les murs insalubres de cet établissement situé à Ogdensburg, petite bourgade semi-désaffectée au nord de l’État de New York, Katherine passera 18 mois soumise à des règles drastiques et arbitraires conçues pour être impossibles à respecter : ne pas sourire, ne croiser le regard de personne, rester muette, ne pas regarder par la fenêtre et se déplacer en ligne droite. Aucun contact avec la famille ou l'extérieur n'est permis. À chaque infraction, des points lui sont retirés, ce qui entraîne également une punition : isolement, privation de nourriture, plaquage au sol et ligotage. Les sanctions sont parfois plus créatives. Il s'agira de porter partout et plusieurs jours un carton rempli de papier découpés, ou de rester allongé des heures durant sur le ventre le menton relevé. Lorsqu'elle accomplira les tâches nécessaires au passage d'un « niveau », elle pourra gagner des points et obtenir des récompenses (une barre chocolatée). Une fois qu'elle accédera au niveau 6, la jeune fille sera « diplômée » et rentrera chez elle. Cela ne lui prendra qu'un an et demi, mais pour Diana, l'une de ses amies, réussir le Programme sera l'affaire de 6 longues années.
Sortie ce 5 mars sur Netflix, cette mini-série inscrite dans la veine true crime analyse les dérives d’un internat américain présenté dans les brochures et publicités vidéos comme une école idyllique. La promesse : proposer à des parents dépassés un « behavior modification program » (un programme de modification du comportement) censé guérir leur enfant de maux divers et variés. Certains adolescents souffrent d'addictions, d'autres ont commis de menus larcins. La plupart sont simplement un peu dissipés, ou déboussolés à la suite de la mort d'un parent. C'est le cas de Katherine, la réalisatrice, prise en grippe par une belle-mère qui réussira à l'évincer de la maison en l'expédiant à Ivy Ridge. Plusieurs années après sa sortie, elle retourne accompagnés d'anciens camarades de classe sur les lieux abandonnés de son emprisonnement. Improbable coup de chance, des monceaux de documents ont été abandonnés sur place : dossiers papiers consignant les faits et gestes des enfants, confessions obtenues sous la contrainte, et enregistrements vidéo. Mais toutes les pièces ne sont pas munies de caméras. Certaines ont été tenues à l’abri des regards.
Le commerce lucratif de l’institutionnalisation
Toutes les 6 semaines environ, les adolescents participent à des « séminaires » permettant de valider ou non l’accession au niveau supérieur. Durant ces séminaires longs de plusieurs jours, les organisateurs usent d’expériences physiologiques pour manipuler l'esprit, privant les participants de nourriture, de sommeil ou de repères temporels. Huit heures durant, ils répètent parfois sans interruption des paroles vides de sens ( « Paumes de main en l'air, paumes de main en bas... » ) et des gestes (frapper le sol très fort d'une serviette enveloppée de ruban adhésif en hurlant) violents, jusqu'à se sentir sortir de leur corps. « C'est fait pour te briser », rapporte une amie de Katherine. L'ambiance vous évoque celle des camps de conversion où certains parents envoient leur ado pour y « traiter » leurs penchant homosexuel ? C'est normal. Les méthodes utilisées durant les séminaires sont inspirées des techniques de développement personnel nées dans les années 60 appelés LGATs (Large Group Awareness Tarining) utilisées parfois dans le cadre de « thérapies de conversion. » En deux mots, il s'agit de se serrer dans les bras des uns des autres, de ramper à quatre pattes en gémissant pendant des heures et de méditer pour atteindre un niveau de conscience plus élevé.
Fermée en 2009 à la suite d'une émeute démarrée dans le quartier des garçons, Ivy Ridge n'aura fonctionné qu'une petite dizaine d'années. Cela ne suffit pas à enrayer la machine, car c'est bien d'une machine qu'il s'agit. L'établissement n'est que l'une des centaines d'academies ouvertes aux États-Unis et à l'étranger (au Costa Rica, au Mexique, en République tchèque ou en Jamaïque) portant des noms champêtres et enchanteurs : Tranquillity Bay, Spring Creek, Casa by the Sea, Pacific View... Tous fonctionnent selon un plan bien rodé. Généralement, les enfants et adolescents (qualifiés de « unit », unité, dans les documents officiels de l'organisation) sont enlevés en pleine nuit, devant le regard impassible de leurs parents avant d’être transférés dans un centre. Le choix de la localisation n'est pas laissé au hasard : reculé, entouré de nature (cela fait bien sur les brochures et c'est compliqué de s'en échapper), et situé dans une zone où les perspectives de travail sont minces. À Ogdensburg, il n'y a pas grand chose. Deux prisons, un petit hôpital psychiatrique. Et Ivy Ridge. L'occasion de recruter des employés sous-diplômés, mal payés, et parfois peu regardants. Chargées de la discipline, ces « dorm parents » (parents de dortoir) étaient encouragés à allonger la durée du séjour des « unités » (en inventant des infractions par exemple) par le biais de primes et de bonus. L’établissement Ivy Ridge que la réalisatrice quitte en 2005 est dirigé par Jason Finlinson : « Un idiot », décrit Katherine. (Durant son temps libre, Jason anime une chaîne YouTube aux 7 abonnés où il résume de manière extrêmement confuse la nature des trous noirs.)
Sur place, les coûts de fonctionnement sont réduits au minimum. Seulement 4 dollars par jour par enfants pour la nourriture et aucun frais d'éducation. Toute la journée, sur de vieux PC poussiéreux, les adolescents répondent à des QCM. Nulle question de géographie ou du déroulé de la guerre de Sécession, les devoirs portent sur la Bible et la filiation d'Abel. (Une fois sortis du centre, les élèves se verront remettre un diplôme : un bout de papier non certifié par le département de l'Éducation de l'État de New York qui ne leur permettra pas d'aller à l’université.) Une fois longée dans son enquête, Katherine effectue un rapide calcul : son séjour à Ivy Ridge aura coûté à son père quelque 75 000 dollars. Pourtant bien intentionné, il mettra des années avant de croire le récit de sa fille et de reconnaître qu'Ivy Ridge n'est que l'un des maillons constituant une industrie qui brasse des milliards et reproduit les mécanismes traditionnels de la secte.
Follow the money : à la tête de la pyramide, un Mormon un peu idiot
Car les véritables cibles du programme ne sont pas les enfants. Ce sont les parents, recrutés en échange de ristournes (un mois gratuit à Ivy Ridge), à la sortie de l’Église ou de l'école, par d'autres parents. À eux aussi bien sûr il s'agira de vendre de coûteux séminaires et formations.
Au fil de son enquête, Katherine découvre qu'Ivy Ridge est l'une des émanations de la secte Synanon lancée à Santa Monica en 1958 par Charles Dederich. Après avoir été impliqué dans quelques réunions des Alcooliques Anonymes, Charles décide de transposer les principes du programme en 12 étapes aux enfants indisciplinés. Il ajoute toutefois sa touche personnelle, un élément, qui selon lui rendrait la méthode plus efficace : l'humiliation et la violence verbale et émotionnelle. (Lors d'une séance filmée, l'un de ses coachs assène par exemple à une petite fille que tout le monde la déteste et aimerait lui trancher la gorge.) Au fil des itérations et des réinventions, nous arrivons quelques années plus tard à Robert (Bob) Lichfield. Issue d'une famille indigente et mormone du sud de l'Utah, Bob débute sa carrière en travaillant dans un établissement de behavior modification program. Inspiré, il crée en 1998 la WAASP (World Wide Association of Specialty Programs). C'est de cette organisation tentaculaire, conçue de l'aveu de Robert lui-même sur le modèle de la « franchise MacDonald », que jaillissent des centaines d’établissement similaires à Ivy Ridge. Lorsque Katherine et ses camarades de promo font le compte des élèves connus à Ivy Ridge, morts par suicide ou overdose, le total s'élève à 40.
Depuis quelques années, les langues se délient. Avocat et journaliste mènent l'enquête. Parents et enfants défilent devant les instances publiques pour demander réparation et exiger la fermeture de ces établissements. Dans le documentaire This is Paris (2020), Paris Hilton se confie sur sa propre expérience dans un établissement de ce type, à Provo dans l'Utah. Cela n'empêche pas le business des behavior modification programs de fleurir, grâce à un vide juridique. Aux États-Unis, l'usage du terme thérapie n'est pas réglementé. Libre à chacun de concevoir une méthode pour régler un problème, réel ou imaginaire, et de la vendre (cher). Aujourd'hui, le commerce des programmes de modification du comportement se réinvente : ils ciblent par exemple les enfants atteints de maladies mentales ou proposent des séjours au grand air de quelques jours, vendus plusieurs milliers de dollars, dans les plaines et les canyons de l'Utah. Pratique, puisque cela permet de limiter les coûts de fonctionnements : il suffira de fournir un sac de couchage et de demander aux participants de manger des lézards trouvés dans la nature.
Grâce à un montage juridique astucieux et une gestion en sous-main, Robert Lichfield a toujours échappé à la justice. Aujourd'hui, c'est son frère Narvin, fan de rodéo, de karaoké et de vidéos Facebook pauvrement filmées, qui administre la juteuse opération.
Ce reportage est la réalité dépassant la fiction.
Le courage de tous ces survivants est incroyable mais une fois de plus l on constate que l'argent permet toutes les dérives