
Recruter autour d'un grand projet libertarien n'est déjà pas si simple... Mais entretenir une cryptonation hors-sol tient carrément du défi. Ses citoyens nous racontent.
« Le pays idéal, selon moi, n’est pas un pays du tout. » Dans la navette qui nous mène de Belgrade à Apatin, sur la rive est du Danube, Michal Ptáčník, ministre de la Justice du Liberland, assume les paradoxes d’un État qui veut fonctionner sans État. Nous sommes en route pour assister au dixième anniversaire de cette micronation qui revendique un territoire inoccupé entre Serbie et Croatie. Pendant ces dix années, la mise en application de l’idéologie libertarienne par les partisans s’est faite uniquement dans le monde virtuel. Et le bus délabré dans lequel nous roulons révèle la faiblesse des moyens de ce gouvernement.
S’ils n’ont jamais réussi à s’installer durablement sur la terre qu’ils convoitent, c’est parce que les autorités croates les en ont empêchés. Cette idéologie, qui vise à réduire les prérogatives de l’État au minimum, ne leur a pas permis d’exister dans ce rapport de force.
Tout est à construire
Michal Ptáčník est tchèque et vit aux Pays-Bas. Pâle, le crâne rasé, il parle vite, sans hésitation. L’ambition du Liberland est dénuée de tout « caractère national », il s’agit de créer une zone économique où « tout le monde parle anglais ».
Comme lui, la majorité des participants rencontrés à cet évènement ne vivent pas dans le pays dans lequel ils sont nés. La plupart sont des hommes, originaires de pays européens ou nord-américains ; investisseurs, entrepreneurs ou salariés dans le numérique, tous ont embrassé la mondialisation. Dans cette sorte de camping au bord du fleuve, il y a un décalage entre le décor bucolique, les feux de camp, la forêt voisine, et ces hommes en costard qui se succèdent sur scène devant un écran, comme dans un séminaire d’entreprise.
Certains sont attirés par la création d’un État à partir de zéro, construire des institutions neuves mais aussi des bâtiments, une ville dans laquelle habiter. Le territoire du Liberland est littéralement une forêt vierge que nous arpenterons le deuxième jour de cet anniversaire, en gardant un œil sur les sangliers. Tout reste à y faire. D’autres ne sont pas citoyens de cet État virtuel, ils sont là pour élargir leur réseau et se créer des opportunités professionnelles.
Le pays où le Bitcoin est roi
Tout le monde est convaincu de l’utilité des cryptomonnaies, le bitcoin étant « l’inspiration principale du projet », d’après Navid Saberin, le ministre des Finances, avant tout pour son fonctionnement décentralisé. Assis à une table en bois, le quinquagénaire au visage marqué décrit le fonctionnement de ces institutions, naturellement inscrites sur une blockchain, de manière calme, parfois mal assurée. Le pouvoir de chaque citoyen est fonction du nombre de « parts » du pays qu’il possède. Ces parts sont des tokens numériques nommés Liberland Merit (LLM), il est nécessaire d’en posséder au moins 5 000 pour être citoyen (en payant environ 5 000 dollars).
Le Liberland fonctionne donc sur un système « méritocratique ». « Nous ne voulons pas que le gars qui s'est donné la peine d'obtenir 10 000 LLM dispose du même vote qu'un plombier qui comprend la plomberie mais pas grand-chose d'autre. Désolé pour les personnes attachées à la démocratie égalitaire, mais il y a une corrélation évidente entre la richesse et la compétence », justifie Michal Ptáčník.
Ce système ne convient pas à tous les membres du projet, Adrien, un Français citoyen du Liberland, regrette que le système de vote se fasse « à la thune pour le dire clairement ». En 2023, il a participé à la colonisation du Liberland. Lui et quelques autres ont entrepris de construire des habitations durables dans la forêt. Élancé, avec des traits fins, il n’a rien du survivaliste aux mains calleuses. Ils n’ont d’ailleurs pas tenu plus de vingt-cinq jours avant d’être délogés par la police croate.
En reconnaissance de cet exploit, il n’a rien eu à débourser pour obtenir sa citoyenneté, qui lui a été accordée pour avoir tenté de donner corps au Liberland. C’est peut-être cela qui le rend particulièrement critique par rapport au système de vote : « Sachant que le président, Vít Jedlička, détient trois millions de LLM, il peut obtenir ce qu’il veut. » Il précise que lors de la dernière élection, le candidat arrivé en tête, Justin Sun, fondateur de la blockchain Tron, a reçu le soutien de seulement trois citoyens, alors que d’autres candidats non élus en ont reçu plusieurs dizaines.
Il relève également que la blockchain ne règle ni l’enjeu de la participation aux élections ni celui de l’engagement des citoyens : « Tout le monde ne maîtrise pas parfaitement cette technologie, et on a du mal à les embarquer. » Lui-même s’est formé sur le tas en rejoignant cette communauté, mais il regrette que les représentants du gouvernement se montrent trop peu disponibles pour ceux qui expriment des difficultés.
Libre marché de Liberland
Le but à terme est de créer un marché libre, dépourvu de taxes et de normes, pour offrir aux entreprises un environnement totalement dérégulé. Cette stratégie est illustrée par la volonté de monter un programme spatial. « Lorsque j'ai entendu que les ingénieurs et scientifiques consacraient la moitié de leur temps, et donc de leur budget, simplement à remplir des formalités, j'ai été choquée », explique Samuela Davidova, à l’origine de ce programme. Coiffure et rouge à lèvres impeccables, elle tient ce discours avec un sourire figé : le but est d’attirer des startups en leur promettant une absence totale de formalités, pour qu’elles puissent se consacrer entièrement à leur métier.
Cette stratégie présente des risques. Navid Saberin ne les ignore pas : « Le plus grand défi est bien sûr de garder l'écosystème propre, parce que la tentation est d’en profiter pour mettre en place des activités illégales. » Or, en l’absence de réglementations, comment déterminer ce qui est légal ou non ? « Peut-être qu’‟illégal” n'était pas le bon mot, disons moralement discutable, et je ne veux pas nommer de choses en particulier. Nous ne voulons pas non plus être un refuge d’activités qui ne seraient pas autorisées dans les pays voisins. Nous voulons donc nous conformer aux normes généralement acceptées. »
Rester ouvert…, mais à quoi ?
Le même type de préoccupations apparaît pour la libre circulation, toutes les personnes rencontrées lors de l’évènement s’y sont montrées profondément attachées. Serait-il logique que le Liberland intègre de facto l’espace Schengen ? « C'est une possibilité. Mais pour l'instant, nous devrions restreindre l'accès. Nous devrons établir des frontières, partager des informations avec d'autres pays. Cela impliquerait probablement beaucoup de bureaucratie, que nous ne sommes pas encore prêts à assumer », tâtonne Thomas Walls, ministre des Affaires étrangères. Les cheveux poivre et sel, il a parfaitement adopté le costume de diplomate, pin’s jaune et noir du drapeau du Liberland épinglé au revers de la veste.
Sur scène, les prises de parole restent convenues mais cachent mal un projet politique radical, avec quelques blagues faciles visant Kamala Harris, au hasard. Dans les discussions privées, en revanche, on comprend très vite qu’il s’avère compliqué de n’édicter aucune règle.
La tête dans le métavers..., mais les pieds sur terre
D’autant que la plus grande difficulté, c’est le contrôle d’un territoire. En effet, voyant que l’État du Liberland est fonctionnel en ligne, on se demande pourquoi il est si important pour eux d’avoir la mainmise sur une parcelle de 7 kilomètres carrés. « Nous avons besoin de liberté pour donner matière aux gratte-ciel, aux lieux de vie et de travail, et tout simplement à nos rêves. Pour cela, il faut un territoire, nous ne sommes pas encore assez virtualisés pour vivre dans des métavers ; avec un peu de chance, ce jour viendra », rêve Michal Ptáčník.
Les fondateurs du Liberland ont surtout compris que c’était indispensable pour offrir la possibilité aux entreprises de s’enregistrer dans une législation particulière. Or, si les Croates n’ont pas officiellement revendiqué ce territoire, ils refusent visiblement de voir s’y installer qui que ce soit. Sur place, nous avons constaté que policiers et douaniers cherchent activement à décourager les citoyens du Liberland. Mais ils n’ont pas besoin de réellement faire usage de la force. Le gouvernement du Liberland manque clairement d’organisation, il rend ainsi la tâche assez simple aux Croates pour saboter leur moindre plan. Le dimanche 13 avril, une « course pour l’indépendance » devait se tenir. La veille, Vít Jedlička a insisté à plusieurs reprises sur l’importance d’y participer. Le jour J, seule une poignée de personnes étaient partantes, et les contrôles d’identité à répétition ont eu raison de leur faible motivation. Le fait de poser un pied sur le territoire constituait déjà un exploit pour chacun d’entre eux.
Le Liberland…, combien de divisions ?
Le Liberland étant dépourvu d’institutions physiques, il n’a aucun moyen de créer un rapport de force avec un pays comme la Croatie. Ses partisans, qui forment un mélange de crypto-bros, de hippies et de quinquas repus, ne semblent pas disposés à incarner ce rapport de force. Interrogé sur la possibilité de réussir à s’imposer sans usage de la force, Thomas Walls reste optimiste : « Nous cherchons à faire changer d’avis les personnes responsables, sans aller jusqu’à une reconnaissance officielle, c'est probablement trop leur demander. Simplement en démontrant qu’ils ont intérêt à travailler avec nous. Comme ils ont rendu les choses difficiles dès le début, c'est compliqué de leur faire entendre ce message. »
En créant une confrontation directe sans avoir les moyens de l’assumer, les fondateurs du Liberland se sont engagés dans une voie dans laquelle ils sont maintenant bloqués. Tous sont relativement calmes et optimistes, et la tenue du dixième anniversaire du Liberland montre que le projet attire un nombre de personnes limité, juste suffisant pour le faire exister. Le plus impatient reste le ministre de la Justice : « Nous devons nous attaquer à la longévité, au vol spatial et à la compréhension de ce qu'est la conscience. Le Liberland veut être l'endroit où cela est possible, sans entrave, car cela ne viendra pas d'une civilisation qui se préoccupe de tant d’absurdités. »
Ils me font marrer, ces libertariens ! En attendant, sans plombier, ils sont bien dans la m...
appelons les choses par leur nom c'est une secte de plus