
Loin de rester cantonné à sa sphère de pur loisir, le jeu vidéo en tant que première industrie culturelle au monde, a fini de modeler la manière de penser et de percevoir le monde de toute une génération.
Depuis le Covid, le jeu vidéo est devenu la première industrie culturelle au monde en matière de chiffre d'affaires, devant le cinéma et la musique réunis. Mais cela n’est pas une simple donnée économique. Cette prédominance du gaming déborde. Comprenez que toute une génération utilise les codes du jeu vidéo pour modeler sa manière de penser et de percevoir le monde. C'est l'axe de recherche d'Esteban Giner, docteur en Sciences de l’information et de la communication et enseignant coordinateur pour la troisième année du bachelor Game Art à l'École des Gobelins. À travers des entretiens avec des acteurs de l'industrie du jeu et des étudiants, il explore la ludicisation des industries culturelles et bien au-delà.
Vous évoquez la notion de « débordement culturel du jeu vidéo ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept plus en détail ?
Esteban Giner : J'envisage le débordement du jeu vidéo comme l'utilisation de codes et de références socioculturelles à des jeux vidéo au-delà des pratiques ludiques ou de ses communautés. Le gaming influence désormais d'autres pans culturels comme le cinéma ou la bande dessinée. L’exemple typique, c’est le changement qu'a connu Hollywood à partir de 2023, quand les blockbusters sont passés d’adaptations de licences de comics à des adaptations de jeux vidéo comme Mario, Sonic, Gran Turismo ou Minecraft. Bien sûr, il y a déjà eu des adaptations par le passé, mais ce que j’observe, c’est l’importance qu’ont prise les licences de jeu dans l’industrie cinématographique. On peut aussi citer le manga et le webcomic coréen qui exploitent massivement les mécaniques ludiques pour construire une narration. C’est le cas par exemple du sous-genre de l'isekai, qui regroupe des histoires où un personnage se retrouve projeté généralement dans un univers de fantaisie régi par les codes du jeu de rôle, avec sa feuille de personnage et des interfaces numériques complètement intégrées au monde.
Est-ce que ça veut dire que le jeu vidéo a fini par dominer notre environnement culturel ?
E. G. : Il faut d’abord prendre en compte la question des publics. Nous avons vécu quelque chose comme cinquante ans de jeux vidéo mais aussi d'œuvres culturelles qui ont emprunté ces codes pour des raisons commerciales. Tout cela a posé les bases d’un imaginaire commun et le partage de références culturelles désormais largement admises. Dans le film Minecraft, par exemple, on voit des personnages jeter un seau d'eau sur le sol pour amortir une chute. Cette mécanique typique du jeu n’a pas vraiment de sens, mais elle est reprise au cinéma parce qu’elle est comprise par le public. « Megalovania », une chanson issue du jeu Undertale, est régulièrement utilisée sur les réseaux pour signifier une confrontation particulièrement compliquée. Le manga s'approprie lui aussi les logiques du jeu vidéo pour s'en servir dans les récits : gain d’expérience, systèmes de progression, interfaces visuelles… Autant d’éléments qui semblent désormais naturels et cohérents, là où autrefois ils auraient paru étranges ou déplacés.
Le vocabulaire du gaming, comme farming, try hard, grinding, semble avoir envahi les conversations des générations Z et Alpha. Est-ce aussi une forme de débordement ?
E. G. : Oui. La culture du jeu vidéo mais aussi celle de la performance ou du capitalisme finissent par se superposer pour former une grille de lecture à laquelle les individus se réfèrent pour donner du sens à leur quotidien. C'est à travers ce framework que les plus jeunes voient le monde. Ils en ont besoin, ça les rassure. La plupart des personnes que j'interroge au cours de mon travail d'enseignant ou de chercheur partagent un même constat : il plane sur notre époque un pessimisme général qui suscite chez eux un repli sur eux-mêmes. « Dans un monde aussi complexe, la seule chose que je peux maîtriser, c’est finalement ma propre trajectoire. » Du coup, ils abordent beaucoup de choses de manière très pragmatique, comme l’emploi salarié, et c’est là que la gamification entre en jeu. Gamifier, ce n’est pas seulement coller des mécaniques de jeu à des processus. C’est rationaliser des interactions et simplifier des réalités complexes. On remplace des signaux sociaux flous ou des contextes implicites par des indicateurs binaires. Puisqu’il n’est pas possible de renverser le cadre, autant jouer avec ses limites.
Comment cette intégration des mécaniques de jeu se traduit-elle concrètement ?
E. G. : C’est une hypothèse que je n’ai pas encore vérifiée, mais j’ai l’impression que les plus jeunes qui arrivent sur le marché du travail ne tentent pas, comme la génération précédente, de trouver un sens dans leur job. Ils arrivent plutôt avec ce qu’on pourrait appeler une « meta », un terme qui vient des jeux vidéo de stratégie. À la base, le metagame, c’est le jeu dans le jeu, une sorte de compréhension parfaite du système dans lequel sont plongés les joueurs, et qui leur permet de transcender les règles établies par les créateurs. Dans le cadre qui nous intéresse, ces jeunes arrivent donc avec une meta, c’est-à-dire une espèce de préconnaissance des règles du système, avec lesquelles ils veulent jouer. Ça se traduit par exemple par cette idée selon laquelle on fait ses heures et pas plus, qu’on évite de se définir par rapport à son travail, qu’on ne socialise pas vraiment sur le lieu de travail mais plutôt à l’extérieur, après les heures de boulot. La meta, c’est un rapport aux choses qui permet de servir un objectif très personnel de réussite ou même de sortie de l’exploitation salariale. On peut rapprocher ce concept de celui de la « rat race », cette « course du rat » – la routine du métro-boulot-dodo –, qui existe depuis quelques décennies mais qui est revenue à la mode ces derniers temps. Plutôt que de vouloir changer ou réparer le monde capitaliste dans lequel ils sont, cette génération accepte les règles et tente de jouer avec elles du mieux possible. C’est en fait une attitude ludique d’appropriation du système qui me semble être en train de se généraliser.
Développer une meta, c’est une stratégie de survie, en fait ?
E. G. : Beaucoup ont dépassé cette idée du travail passion qui permettrait d’exprimer sa véritable identité. Cette esthétique du « faire ce qu’on aime » a peut-être été trop poussée par les millennials, qui ont oublié au passage les rapports de force. Cette attitude meta, qui conscientise tout et qu’on pourrait presque qualifier de cynique, ne traduit pourtant pas un désengagement complet, mais plutôt une forme d’individualisme stratégique. Dans mes entretiens, très peu de jeunes déclaraient s’informer régulièrement sur l’actualité, non pas par désintérêt, mais parce qu’ils la trouvent trop anxiogène. À la place, ils investissent dans leur propre trajectoire, leurs contenus, leur esthétique personnelle. Ce sont des logiques incrémentales, souvent liées aux dynamiques de clout, de réputation, de vues sur les réseaux : une valorisation chiffrée du soi, parfaitement en phase avec les mécaniques de gamification.
L’influence sur les réseaux sociaux, c’est aussi une forme de jeu ?
E. G. : Oui, on peut parfaitement observer cette meta sur les réseaux sociaux et notamment dans le milieu de la création de contenu, qui a bien compris comment fonctionnent les règles des plateformes et la logique algorithmique. Si on observe le contenu qui fonctionne, il s’agit bien souvent de vidéos courtes, très bien montées et formalisées pour Instagram ou TikTok, et qui montrent des processus suffisamment visuels pour avoir le plus long temps de visionnage. Peu importe d’ailleurs le message porté par ce contenu, nous sommes surtout attirés par la forme. Dans les années 2010, on voyait parfois émerger des vidéos très expérimentales. Je pense à celles du vidéaste Benjamin Bennett, qui dans sa série Assis et souriant se filmait juste immobile, assis en tailleur et souriant, pendant de longues heures, ou à celles du musicien Jon Sudano, qui s’amusait à plaquer les paroles de la chanson « All Star » de Smash Mouth sur tous les airs de pop-rock qu’il pouvait jouer. Ces formats, qui voulaient hacker notre attention, ont permis à MrBeast de se faire connaître en 2017 quand il comptait face caméra jusqu’à 100 000. Maintenant qu’on sait ce que ces vidéos peuvent produire, on s’applique à en tirer parti, à les exploiter. À présent, les lives TikTok regorgent d’expériences comme celles-ci : un homme qui gonfle un ballon de baudruche jusqu’à ce qu’il explose ou un autre qui tente d’écaler un œuf sans l’éclater. Ce n’est plus le contenu qui compte, mais les règles du jeu, à savoir : combien de temps je vais retenir l’attention des viewers. Ce n’est même plus l’objet de la performance mais le cadre dans lequel elle s’inscrit qui est valorisé. On entre dans une logique où l’on privilégie l’établissement des règles au détriment du sens ou de la création.
Entre cette intégration de la meta et la valorisation des règles du jeu, la nouvelle génération ne semble pas vouloir faire la révolution ou changer quoi que ce soit…
E. G. : Il y a peut-être une volonté de jouer avec les limites, de les pousser, de les rendre un peu floues. Mais casser le moule, le détruire, ça, effectivement, j’en suis moins sûr. Pour être franc, je ne suis pas certain qu’une génération ait souhaité cela une fois. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de critique, ni même de personnalités radicales… Mais je ne crois pas qu’il y ait, pour beaucoup, une volonté de subversion radicale. Et cette observation vaut, je crois, pour toutes les générations. Beaucoup estiment vivre dans ce qu’on appelle le late stage capitalism, ce capitalisme de fin de cycle, qui finit par tourner sur lui-même et où les entreprises – et plus largement les acteurs économiques – exploitent les failles du système au lieu d’innover réellement.
Plutôt qu’un basculement vers une révolution prolétarienne comme Marx l’imaginait, on se retrouve dans une forme de sclérose où tout le monde cherche à manipuler les règles du jeu pour en tirer un maximum de profit. Et ce qui devient problématique pour les entreprises, c’est que les jeunes générations s’en foutent royalement si le système se casse la gueule ou pas. Il y a un subreddit que j’adore, Malicious Compliance, qui raconte des histoires de salariés qui obéissent à la lettre à des ordres absurdes, et qui montrent ainsi l’absurdité du système. Par exemple, un salarié qui arrive chaque jour en avance, part plus tard, sans réclamer de contrepartie. Jusqu’au jour où un nouveau manager zélé lui impose d’arriver pile à 9 heures. Alors il obéit – et le système s’écroule, parce que tout tenait sur ces trente minutes de travail gratuit non dit. Cette génération joue donc selon les règles du jeu, mais attend sans doute que ces dernières s’écroulent à tout moment… jusqu’aux prochaines.
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