Une fille qui rit à gorge déployée

Influence et développement personnel : plus belle la vie ?

© FB via Midjourney

Entre une photo sur la plage et deux placements de produits, les créateurs de contenu n’hésitent pas à invoquer la pensée positive pour expliquer leur réussite.

À la rentrée de septembre, Internet s’est agité autour de la sortie de Kaizen, le documentaire de l’ascension de l’Everest du youtubeur Inoxtag. Outre la prouesse sportive, beaucoup d’internautes ont critiqué le discours latent du vidéaste : quand on veut, on peut. Il suffirait de croire en ses rêves, de ne jamais lâcher, et surtout, de continuer à être positif. Ce mantra de la positivité, on le retrouve un peu partout sur Internet, du “+=+” de l’influenceuse Léna Situations (comprenez : le positif attire le positif) aux vidéos de développement personnel, en passant par les contenus qui vantent les mérites de la “loi de l’attraction” sur TikTok. « Cela a toujours été très présent, comme si les réseaux sociaux apportaient un nouveau souffle face aux médias traditionnels plutôt habitués aux mauvaises nouvelles », constate Stéphanie Lukasik, docteure en sciences de l’information et de la communication à l’université d'Aix-Marseille. De nombreux créateurs de contenu ont d’ailleurs commencé sur Internet en voulant se sortir de leur quotidien morose, pour apporter de la joie à leurs abonnés et à eux-mêmes. « Ce sont des discours qui se vendent bien : ils ont une coquille universelle dont chacun peut faire ce qu’il veut », indique Jules Laguilhaumie, vidéaste et créateur de la chaîne Réflexions Basses, qui analyse la pop culture par un angle politique.

Un succès aussi présent hors-ligne : les ouvrages de développement personnel envahissent les librairies depuis plusieurs années. À tel point qu’en 2018, ils représentaient 32 % du marché du livre. C’est en étant affecté au rayon développement personnel de la librairie où il travaille que Thierry Jobard, auteur de Contre le développement personnel (Editions Rue de l’échiquier, 2021) a passé des heures à lire ces ouvrages. « La pensée positive est là depuis un certain temps : le livre Puissance de la pensée positive de Norman Vincent Peale a été publié en 1952 ! Cela se développe autour du concept du self-help, donc de s’aider soi-même en trouvant des ressources en soi. Et à la fin des années 1990, on voit émerger en Californie la psychologie positive », explique Thierry Jobard. Si le développement personnel existait avant la psychologie positive, cette dernière, bien que critiquée dans ses méthodes et ses résultats, lui donne une caution et une assise scientifique. Dès lors, le développement personnel ainsi que la psychologie positive s’immiscent partout : des rayonnages des librairies jusqu’au monde du travail, en passant bien sûr par les contenus numériques. « Cela contrebalance avec l’anxiété du quotidien, et participe au succès de ces créateurs de contenu, qui donnent à voir un monde feutré, édulcoré. Ils montrent le meilleur côté de leur vie, avec ces messages de développement personnel et d’amour-propre », explique Stéphanie Lukasik. À première vue, plutôt inoffensif.

Un contenu qui rassure…, mais qui sert quel modèle ?

Car oui, dire qu’il suffit de voir le côté positif de la vie pour que tout s’illumine, cela paraît à la fois simple et sans danger. « Les injonctions à la positivité masquent tous les aspects négatifs de la vie, mais effacent aussi les structures sociales, les inégalités », analyse Jules Laguilhaumie. Puisqu’il faut trouver les solutions en soi-même, on devient le seul responsable de son propre malheur. Pour Thierry Jobard, le développement personnel vient prendre la place d’autre chose. « On est pris dans un système social et économique néolibéral, qui met les individus en concurrence, et qui se retrouvent seuls. L'État, l’église, la famille, les partis politiques : tout ce qui structurait la vie des individus s'effondre », abonde-t-il. Face à une perte de sens et de repères, dans un monde instable, le développement personnel a quelque chose de rassurant : il fait la promotion de solutions rapides et individuelles. « C’est une nouvelle forme d’aliénation : l’individu s’impose des normes qu’il croit choisir librement », ajoute l’essayiste. Dans ce contexte, les influenceurs et autres créateurs de contenu sont le produit de leur époque, et du néolibéralisme. « Ce que je reproche à cette pensée positive, c’est de prôner une vision dépolitisée de la vie, dans une naïveté un peu coupable », décrit Jules Laguilhaumie, qui a consacré toute une vidéo à ce sujet.

Finalement, si on en croit les influenceurs adeptes de la pensée positive, il suffirait de voir la vie en rose pour que le succès vienne à soi. « Cela donne une impression de contrôle et de reconnaissance, qui est en fait déterminée par une idéologie », assène Thierry Jobard. Selon lui, la vision de l'individu dans le développement personnel, comme dans les contenus des influenceurs qui y adhèrent, est assez simpliste : chacun serait libre de travailler sur soi pour devenir la meilleure version de soi-même, forcément bonne, mais surtout performante. « On devient des entrepreneurs de soi, dans le monde du travail, sur les applications de rencontre, auprès des banques… », constate Thierry Jobard. En faisant la promotion de ce mantra, les créateurs de contenu se rapprochent aussi de leur communauté, comme l’explique Stéphanie Lukasik : « Les contenus liés au développement personnel ou à la pensée positive veulent amener du soleil dans la vie des gens. Il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux portent une ambivalence entre notre individualité et une appartenance au groupe : c’est notre personnalité qui nourrit les algorithmes ». Là encore, il faut produire toujours plus de contenus…, le sourire aux lèvres.

Être positif, un enjeu marketing

Les créateurs de contenu, au-delà de leur bonne humeur, vendent aussi leur personnalité, leurs idées, leur image et leurs communautés à des marques. « Cette positivité fait vendre, car elle crée des envies marchandes. Si vous vous montrez sous votre meilleur jour, en vantant votre mode de vie, il faut être positif et donner envie d’utiliser les mêmes produits que vous » développe Stéphanie Lukasik, qui rappelle que les marques sont attirées par ces comportements bienveillants, positifs, qui créent du lien avec le public. « Léna Situations est un parfait exemple, si on regarde le monde de la mode et du luxe avant les réseaux sociaux, c’était un monde vu comme inaccessible. Elle a apporté un vent de fraîcheur à des marques comme Dior », ajoute la docteure en sciences de l’information et de la communication. Et si les influenceurs sont sommés de partager leur vie avec authenticité, leur positivité rassure les marques. « Ce sont des messages très lisses. Les influenceurs doivent rester compatibles avec les marques, et incarner une solution marketing », analyse quant à lui Jules Laguilhaumie. Plus globalement, le développement personnel fait recette chez les créateurs de contenu. Nombreux surfent sur ce marché à travers des livres, formations ou produits dérivés : l’industrie génère 11 milliards de dollars par an en moyenne. Une quête du bonheur qui coûte cher, sans garantie de résultat.

« Il y a un décalage entre l’espoir d’aller mieux, qui est légitime, et le résultat », selon Thierry Jobard. En donnant de l’espoir, les contenus de développement personnel renvoient à nos propres faiblesses : si on ne réussit pas, c’est notre faute. Car beaucoup d’influenceurs ont construit leur manière de se raconter sur l’image du self-made-man (ou woman) : ils seraient partis de rien, et auraient réussi par la seule force de leur volonté. Un parcours assez irréaliste pour le commun des mortels. « Les influenceurs jouent ce rôle de modèle, par le fait que leur succès paraît accessible sans compétences particulières. Leur mode de vie et leur travail font rêver : ils contiennent en eux la promesse d’un succès possible », selon Stéphanie Lukasik. Pour autant, si les contenus prônant la positivité et les préceptes du développement personnel sont nombreux, il ne faut pas sous-estimer l’esprit critique de ceux et celles qui les regardent.

À la suite du documentaire d’Inoxtag, le vidéaste lui-même a regretté qu’il n’y ait pas une lecture collective et politique de ces contenus. « Mais j’ai espoir que les influenceurs, qui construisent leur discours face caméra, puissent le faire évoluer. Ils font face à ces limites de la positivité, peut-être qu’un jour ils vont être obligés de faire avec la complexité du monde », souhaite-t-il. Car face aux inégalités, la crise climatique ou l’inflation, la loi de l’attraction ou la pensée positive ne pourront pas tenir toutes leurs promesses.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar Anonyme dit :

    Bonjour,
    Si je puis me permettre : "A première vue, rien que de très inoffensif." ou "A première vue, plutôt inoffensif." Et non "A première vue, rien d'inoffensif", qui veut dire exactement le contraire.
    Et aussi : "les rayonnages des librairies" ou "les étagères", mais pas "les étalonnages".
    Sinon, intéressant comme toujours sur le fond 🙂

Laisser un commentaire