Une enseigne de coffeeshop

Les coffee shops vont-ils tuer les terrasses de bistrot ?

© Ankush Minda

Vous aussi, vous avez intégré le rituel du gobelet de café à emporter avant d’entrer au bureau ? En France, un coffee shop ouvre chaque semaine tandis que les bistrots sont de plus en plus nombreux à fermer leurs portes. Cette transformation de nos villes et de nos manières de consommer interroge : le café en terrasse est-il en train, lui aussi, de se gentrifier ?  

Ils sont partout. Hautement instagrammables, les coffee shops font la joie des amateurs de cafés de spécialité, matcha et autres chaï latte à plus de cinq euros la tasse. On en dénombre environ quatre mille dans toute la France et une nouvelle adresse ouvre chaque semaine dans l’Hexagone. Dans le même temps, les bistrots sont de plus en plus nombreux à fermer boutique. La gentrification de nos villes s’est-elle glissée dans nos cafés ?

À la conquête de nos imaginaires

Les coffee shops sont arrivés dans l’Hexagone via deux enseignes : l’incontournable Starbucks et le français Columbus Café. « Elles se sont imposées dans les années 2000 via les séries américaines, observe le docteur en urbanisme Iwan Le Clec’h. Elles ont diffusé tout un lifestyle, et des objets de consommation qui n’existaient pas en France jusqu’ici : le cheesecake et la pinte de bière, mais surtout la grande cup de café à emporter. » À l’époque, le gobelet Starbucks est un signe extérieur de richesse : en sorte, une manière d’afficher que l’on est un actif dynamique qui s’offre un café au prix d’un sandwich. Si des polémiques ont entamé la réputation de Starbucks, la cup de café à emporter, elle, continue d’infuser les imaginaires : « J’ai grandi avec Gossip Girl, Le Diable s’habille en Prada, et cette idée qu’une femme qui fait carrière est toujours bien sapée avec un gobelet de café à la main », confirme Clara, entrepreneuse de 27 ans. « Aujourd’hui, j’ai gardé cette habitude, poursuit la jeune femme, qui travaille dans le neuvième arrondissement de Paris. C’est une manière de montrer que – moi aussi, maintenant – je vis dans la capitale. » Les coffee shops se sont adaptés aux archétypes du numérique. Mathilde a tout de la clean girl, cette femme idéale, un peu lisse, qui écume les cours de Pilate, une tasse de thé matcha à la main. Notre néo-Parisienne de 26 ans écume chaque week-end de nouveaux coffee shops : « Je suis une meuf du marketing, donc forcément, dès qu’il y a un nouvel espace bien marketé, je me fais avoir comme une bleue », avoue-t-elle. 

« Si on devait résumer : ces espaces s’adressent plutôt à des populations intégrées, voyageuses et très ancrées dans la société libérale, » observe Iwan Le Clec’h. « C’est l’opposé du bistrot de quartier, qui est perçu et parfois même revendiqué comme un endroit un peu conservateur, un peu vieille France. »

De nouvelles manières de consommer

Les coffee shops introduisent de nouveaux codes de consommation : certains empruntent à la culture américaine, d’autres s’inspirent de l’Asie. Meilleure qualité, prix plus élevé et surtout triomphe du “to go” : le café est désormais une petite gourmandise que l’actif s’accorde entre deux allers-retours au bureau. « Les coffee shops épousent les mutations récentes de nos modes de vie », observe François Bloin, président et fondateur du cabinet de conseil Food Service Vision. « Par exemple, le renforcement du télétravail et la nomadisation des travailleurs du numérique, qui peuvent travailler partout où ils posent leur ordinateur. » 

Pourtant, rares sont ceux qui travaillent dans les coffee shops. « Les établissements sont souvent exigus et ce n’est pas très accueillant », observe Tiphaine, étudiante de 24 ans. « Dans certains, des écriteaux rappellent que les ordinateurs sont interdits. Un message clair : ces lieux n’ont pas vocation à t’accueillir. Compte tenu du prix élevé, on a parfois du mal à comprendre pourquoi on paie si cher. » 

Ce rapetissement des espaces démontre, en creux, l’explosion des prix en ville. Dans le douzième arrondissement de Paris, Alexandre a ouvert son propre coffee shop, Casa Café, il y a huit mois. Il se dit soucieux d’accueillir tous les publics – télétravailleurs et groupes d’amis compris–, mais le trentenaire constate : « Certains télétravailleurs s’installent plusieurs heures sur une seule table, ce qui n’est pas viable pour nous. Avec un local de 45 m² à faire vivre, nous devons assurer un minimum de rotation pour survivre. » Même rengaine du côté de Julien, bientôt la quarantaine, qui a fait installer une rambarde au milieu de son petit coffee shop Buddy Buddy, pour mieux organiser la circulation de la clientèle : « Je n’ai pas créé mon concept pour pousser au take away », plaide-t-il. « Mais on n’a pas le budget pour avoir un grand espace ! S'offrir un bistrot avec une grande terrasse coûte très vite près d'un million d’euros. »

Nos villes se transforment et nos loyers coûtent un bras

Alors, les coffee shops, coupables ou victimes de la gentrification ? Un peu des deux, selon François Blouin, le président de Food Service Vision : « D’un côté, ces lieux offrent la possibilité de travailler et de générer du profit sur des surfaces très restreintes », explique-t-il. De l’autre, la contrainte économique les oblige à capitaliser sur la vente à emporter pour avoir une rentabilité, parfois au détriment des clients, qui ont encore envie de se retrouver en terrasse. Quand on vend de petites valeurs, le business model repose forcément sur la rotation et le volume. » 

Cette gentrification des rades pourrait-elle, in fine, tuer la culture du café en terrasse, et entre amis ? « En tout cas, ces nouveaux établissements s’inscrivent dans une culture où l’on consomme plus vite, où l’on a moins le temps de prendre le temps », observe Iwan Le Clec’h. Pour Clara, qui boit des cafés à emporter pour se sentir girl boss en allant au boulot, les coffee shops contribuent à éteindre la convivialité dans les villes : « On sent bien que par rapport aux Starbucks d’il y a dix ans, les espaces rapetissent sans cesse parce qu’on ne veut pas t’inciter à rester », soutient l’entrepreneuse. « Parfois c’est frustrant, tu es avec une amie, tu voudrais rester deux minutes avant d’aller faire autre chose, et ce n’est tout simplement pas possible parce que ces espaces ne sont pas faits pour ça. »

La terrasse est morte, vive la terrasse ! 

Irritées par l’ergonomie et le modèle économique des établissements, certaines clientes, comme Tiphaine, s’en sont remises au bon vieux bistrot : « Apres avoir testé les dix coffee shops à la mode, j’ai ressenti une forme de ras-le-bol », explique la jeune femme. « Au bout d’un moment, c'est pénible de payer sept euros le café. Et puis, j’ai compris que culturellement ça n’était pas forcément mon truc. »

Plutôt que de raccrocher complètement, d’autres se tournent vers des modèles hybrides, entre coffee shop et bistrot. C’est le cas du café suédois Fika, niché dans une petite cour du 3e arrondissement de Paris. L’établissement est suffisamment grand pour avoir une terrasse… et son modèle économique ne repose pas sur la vente de cafés. « En même temps, j’ai du mal à imaginer que chaque Parisien puisse devenir fan de latté et de cappuccino alors qu’il y a dix ans à peine tout le monde buvait encore son petit noir au comptoir », assume Damien Nobilé, le directeur de l’établissement. « Tout le monde n’a pas les moyens. » Pas surpris par le succès de sa formule – l’établissement affiche complet tous les jours — le quadragénaire explique : « Dans certaines rues, il y a trois, voire quatre coffee shops qui débitent des cafés à emporter. Combien va-t-on en mettre dans Paris, avant que ça ne se calme ? » 

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