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Gay et sous testo : « Quand on évoque le sujet, on a l’impression d’avoir tué leur mère »

C’est un non-dit chez une partie de la communauté gay. Pour répondre aux canons d’un corps hypermusclé et performant, mais aussi retrouver une forme de puissance, ils sont nombreux à se supplémenter en testostérone. 

Cet article fait partie d’une série sur l’usage de la testostérone. Utilisée en petite ou grande quantité, cette hormone s’impose comme un moyen de doser sa masculinité chez certains hommes. Bien que la science ne valide pas toutes les vertus qui lui sont prêtées, cette hormone continue de symboliser une sorte d'élixir du mâle, avec des implications qui varient selon qu'on soit un homme cis, gay, trans...

À l’été 2023, Mathieu* (le prénom a été modifié) saute le pas. En partance pour Barcelone, il ne veut pas faire tache sur la plage. Là-bas, dit-il, tous les  « mecs sont surpiqués ». Ils se pavanent avec des abdos dessinés, et des biceps massifs. Alors pour se fondre dans la masse, Mathieu s’injecte deux fois par semaine pendant dix semaines consécutives 1ml d’enanthate de testostérone dans le haut de la cuisse. Un produit qu’il a acheté à une connaissance. Et que l’on peut aussi trouver facilement via des sites ayant pignon sur le Web. Il s’agit de la même molécule que l’Androtardyl, un médicament prescrit aux hommes trans et aux patients souffrant d’un déficit hormonal. Mais cette molécule est aussi utilisée par des hommes sans condition particulière, espérant gagner en muscle, en libido, en énergie…, grâce aux vertus associées à cette hormone, devenue le symbole de la masculinité dans notre psyché collective. « Je cherchais à prendre de la masse », justifie Mathieu.

Pourtant le trentenaire reconnaît qu’il a un corps athlétique. Il l’entretient à coups de séances de sport intensives six fois par semaine. Mais ce n’était pas suffisant. « Dans le milieu gay, avoir un corps musclé a une grande importance, avance-t-il. Et au bout d’un moment, on ne peut pas lutter contre ceux qui se dopent. » Sa « cure » lui a permis de gagner 5 kilos environ. « C’est assez léger. Je n’ai pas envie de ressembler à un buffle non plus. Je connais mes limites. »

« Il y a une grosse omerta »

L’été prochain, il recommencera, c’est certain, après avoir laissé « son corps au repos » pendant l’hiver. Car Mathieu est conscient des effets secondaires des anabolisants. Pour sa première cure, rien à signaler. Mais dans son entourage, il constate les dégâts que leur prise sur le long terme peut créer. « Certains ont des problèmes de peau, de la gynécomastie (poussée des seins), des troubles du sommeil, une perte de la libido… Il y a aussi ceux qui font le yoyo qui sont très musclés puis plus du tout. » Et dans le pire des cas : des accidents cardiovasculaires, des cancers du foie, un vieillissement cérébral prématuré.  

C’est son arrivée à Paris, il y a quelques années, qui le pousse à s’intéresser à la testostérone. En soirée ou à la salle de sport, il croise des corps parfaitement musclés. Sans compter tous ceux qui s’affichent « torse poils » sur Instagram. « Pendant deux ans, j’étais naïf. Je croyais ceux qui affirmaient que c’était uniquement grâce à la salle. Il y a un tabou au sujet de la testostérone. Plein de personnes en prennent au sein de la communauté gay mais quand on évoque le sujet, on a l’impression d’avoir tué leur mère. Il y a une grosse omerta. »

Certains chiffres confirment l’impression de Matthieu. Une étude datant de 2019 menée à San Francisco chez des personnes bi et homosexuelles rapportait que 21 % d’entre elles avaient déjà utilisé des stéroïdes, précise le média Them

« Comme faire du Botox »

Charles* note aussi une forme d’omerta autour d’un sujet pourtant omniprésent dans une partie de la communauté gay, notamment chez les « gym queens » dit-il, qui cherchent à hypersexualiser leurs corps. Mais pas seulement. Lui a la cinquantaine et ne se définit pas vraiment comme une « gym queen ». Il s’est pourtant déjà posé la question de passer aux injections, mais il a finalement opté depuis quelques mois pour une méthode moins “brutale”. Il s’applique chaque jour du gel à base de testostérone, normalement prescrit aux personnes qui ont un déficit hormonal. Ce n’est pas son cas. « C’est clairement pour le côté esthétique que j’en prends, pour l’effet sur la masse musculaire, je le vois comme faire du Botox. » Avec le gel, les effets viennent progressivement, observe-t-il. Ce traitement qu’il obtient via un ami médecin lui a permis de gagner 2 kilos de muscles, en complément d’une pratique sportive très régulière. Assez loin des dizaines de kilos de muscles gagnés par certains adeptes des stéroïdes anabolisants. Lui voit aussi ce supplément de testo comme un moyen de mieux vieillir. 

Le professeur Jacques Young, chef du service d’endocrinologie aux Kremlin-Bicêtre, n’est pas convaincu de l’efficacité de cette automédication chez des hommes sans besoin particulier en testostérone. « Ce que montrent les études scientifiques c’est que la testostérone fonctionne très bien chez des patients ayant de véritables carences... elle peut faire des miracles. Par contre, les études qui ont été menées sur des hommes âgés sans déficit hormonal montrent que l’apport de testostérone exogène n’a pas de grands bénéfices. » Pour le moment, le docteur n’a pas connaissance d’études menées sur des sujets jeunes sans déficit en testostérone. 

« Au mieux, je me fais un petit compliment »

L’absence de preuves médicales à grande échelle n’empêche pas les uns et les autres d’expérimenter différents produits et dosages. Pour obtenir la masse musculaire « qu’il n’a pas eu la chance de développer à son adolescence » et pour plaire, Quentin*, a lui aussi opté pour une méthode qu’il considère moins risquée que les injections. Depuis deux ans, il prend des SARMs (des Modulateurs Sélectifs des Récepteurs Androgéniques, qui contrairement aux anabolisants traditionnels ciblent spécifiquement les muscles et les os). Il en prend sous forme de pilules achetées sur le Web. Pour lui, il est impossible d’entretenir son physique tout en menant de front sa vie sociale et professionnelle. « Tu ne peux pas avoir une vie normale. Soit tu vas à la salle de sport et tu fais attention aux moindres détails, soit tu te mets sous testo. » Sa formation scientifique le pousse à se renseigner sur les différents produits et leurs effets. « Je voulais trouver une solution avec un minimum de risque pour des bénéfices satisfaisants », explique-t-il. Ces pilules sont donc pour lui un moyen de garder une forme de contrôle, contrairement à une injection, qui est forcément une forte dose. « Je garde à l’idée que ça reste un produit pharmaceutique, pas un complément alimentaire. Ça reste aussi un produit peu étudié. » 

Le trentenaire associe ces pilules à un moyen de se sentir à peu près bien dans son corps. « Je suis passé d’un stade où je m'autoflagellais quand je passais devant un miroir à un stade où je ne me dis rien. Au mieux, je me fais un petit compliment interne. » 

« Body dysmorphic disorder »

Si certains comme Quentin et Charles arrivent à maîtriser leur consommation. Pour d’autres, c’est bien plus difficile. Dans son cabinet, le professeur Jacques Young croise parfois des patients qui souffrent d’une forme d’addiction à ses yeux, car ils peuvent percevoir un manque lorsqu’ils arrêtent les cures. « Ils ne viennent généralement pas pour se soigner, mais pour obtenir des prescriptions d’hormones, car la prise de stéroïdes anabolisants finit par freiner la production de testostérone endogène », précise-t-il. Jean-Victor Blanc, médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine et auteur du livre Addicts (Arkhe, 2022), estime qu’on ne peut pas parler d’addiction à la testostérone à proprement parler, mais souvent la prise à outrance d’anabolisants est liée à un trouble mental appelé « body dysmorphic disorder », « c’est-à-dire une différence entre la perception que le patient a de son corps et la réalité », explique-t-il. « Les patients qui souffrent de ce trouble vont ne jamais se sentir suffisamment musclés, ils auront toujours l’impression d’être gringalets. De la même manière qu’une personne anorexique ne se trouvera jamais assez mince. » Peu de ces patients acceptent d’être suivis en psychiatrie, note le médecin, car « c’est un sujet qui reste très tabou ».  

Au sein de la communauté gay, la recherche d’un corps extrêmement musclé n’est pas nouvelle. Dès les années 1950, le peintre et dessinateur Tom of Finland, que plusieurs de nos interviewés citent en référence, représentait des hommes gays hypermusclés, souvent habillés en cow-boy, policier, et autres figures caricaturales de l’homme hétéro et viril.

Rester « fuckable » et aussi « homme » que les hétéros 

Pour Fred Bladou, militant pour l’association AIDES, membre de SOS Addictions et sexothérapeute également diplômé en addictologie, cet amour du muscle ne doit pas être réduit à un besoin esthétique. Lui reçoit des patients souffrant de « bigorexie », un trouble mental caractérisé par une addiction au sport ou à l'effort physique (qui fait partie des body dysmorphic disorders, évoqués plus haut). « C’est plus complexe que cela. Dans le milieu gay, il y a une surconsommation de ces produits (stéroïdes, testostérone, power/boosters musculaires, régimes alimentaires surprotéinés...), associés à une pratique de la salle de sport intensive, à une recherche du volume musculaire qui correspond à un besoin de retrouver une puissance, d’être autant homme qu’un homme hétérosexuel. Quand vous êtes gay, vous êtes considéré comme un sous-homme, vous êtes déjà infériorisé. Cette impression était d’autant plus prégnante après l’épidémie de sida des années 1980-90. En plus d’être gay, vous étiez malade, maigre… Il y a plusieurs facteurs psychologiques. Les gays ne font pas uniquement de la muscu pour être beaux et musclés. Ils le font aussi pour suivre les injonctions à la performance, les injonctions de la masculinité hétéronormative. »

Cette course aux muscles est loin d’être inoffensive, précise-t-il. « La testostérone c’est un produit dangereux. Il y a de plus une modification du comportement, quand on en prend en forte dose, on peut devenir très agressif. » 

Léo*, séropositif et patient de Fred Bladou, confirme ses propos. « Quand on est gay et séropo passé 40 ans, la testo et la salle c’est un peu un passage obligé pour avoir encore une valeur sur le marché sexuel. » Lui a failli mourir des complications du sida dans les années 1990. Après avoir pesé 45 kilos, il commence une fois remis grâce aux rétroviraux, des cures de testostérone d’abord pour des raisons médicales, puis continue au fil des années pour conserver un corps musclé, en associant ses cures à un cocktail de protéines et de stéroïdes. « M’afficher dans un corps maigre, c’était l’association systématique à la maladie. Je n’étais plus fuckable. Donc bien évidemment j’ai eu recours à la testostérone, aux stéroïdes, aux protéines, à 5 entraînements par semaine avec des barres énormes. » Aujourd’hui il se limite à deux cures par an. « J’achète des ampoules d’Androtardyl à des copains trans qui s’en font prescrire. » Il combine avec toutes sortes de compléments. « Créatine, protéines, BCAA… », énumère-t-il en regardant l’intérieur de son placard. 

L’influence GrindR, Insta et OnlyFans

Ces dernières années, la prise de testostérone trouve un nouvel écho. L'avènement des réseaux sociaux a sans doute joué. Instagram et OnlyFans où s’affichent des créateurs de contenus spécialistes du fitness ou bien hypersexualisés, tout comme les applications de rencontre comme GrindR où l’on surjoue parfois la performance, ne sont pas innocents. « Cette recherche d’un corps parfait s’accompagne par ailleurs souvent d’une recherche de performance sexuelle, et donc de la prise d’autres produits liés au chemsex », note Charles. Fred Bladou estime par ailleurs que cette tendance est largement sortie du milieu gay et qu’elle concerne des hommes de plus en plus jeunes. « Nous sommes dans une société de la performance, où il faut être efficace, beau, musclé, en bonne santé… » Et ces diktats s’imposent à tous.

Il est assez difficile d’évaluer la prévalence de la prise de testostérone, pointe Jacques Young, car il s’agit d’une pratique clandestine. Dans un article publié dans Annales d’Endocrinologie synthétisant différentes études disponibles, Jacques Young estime qu’entre 1 et 5 % de la population mondiale utilisent les anabolisants. La part monte à 20 % chez les athlètes. La majorité des personnes qui en consomment aurait commencé dès l’adolescence. Une récente enquête de 20 minutes menée dans les salles de sport en France, faisait état d’un usage des stéroïdes de plus en plus importants chez les plus jeunes, inquiétant le ministère des Sports qui préparerait un plan de prévention pour 2024.

Dans le prochain épisode de ce dossier, nous partirons à la rencontre d’hommes hétéros, férus d’hygiène de vie, biberonnés aux infos dénichées sur des forums Reddit et chez des influenceurs fitness, particulièrement inquiets de la chute globale du taux de testostérone chez les hommes.

*Les prénoms ont été modifiés, à la demande des personnes interviewées

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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