
Par défaut, Spotify rend publique une partie de notre activité d’écoute. Or nos playlists en disent parfois très long sur nous et nos états d'âme.
Parmi les usages dévoyés du numérique, certains passent sous les radars. C’est le cas du « Stalkify », ce mot-valise qui désigne une pratique intime et dérangeante : utiliser Spotify pour espionner les écoutes d’un·e ex, d’un crush, voire d’un rival·e. Une forme de surveillance émotionnelle rendue possible, voire facilitée, par le design de la plateforme.
« Spotify, j'écoute »
Tout part d’une fonctionnalité anodine : l’activité d’écoute. Par défaut, elle est publique sur Spotify. Vos amis, et tout utilisateur qui trouve votre profil, peuvent savoir ce que vous écoutez en temps réel. À cela s’ajoutent les playlists publiques, les comptes rendus d’activités collaboratives ou encore les recommandations sociales (« créée pour untel », « écoutée récemment par X »). Un combo qui a permis l’émergence d’un drôle d’usage : suivre à la trace les écoutes d’une personne pour tenter d’y lire des émotions ou des intentions. Sur Reddit, les témoignages abondent. L’utilisatrice @kfffffffff raconte : « Je l'ai traqué lui et sa nouvelle copine. Je les ai vus faire des playlists ensemble, je l’ai vue faire des playlists pour lui, etc. Très douloureux car je sais que le partage de musique est quelque chose de spécial et d’intime pour nous deux. Je l’ai retiré de notre playlist collaborative alors qu’il ajoutait des chansons après la rupture, et j’ai dû m’empêcher de faire la même chose. »
Dans cette vidéo TikTok, l’utilisatrice @themegneil avoue s'être surprise à consulter régulièrement le profil Spotify de son ex. Elle observe qu’il écoute en boucle des playlists calmes et mélancoliques…, à 3 heures du matin. Pour elle, aucun doute : « He’s not sleeping well, obviously. I mean… ambient piano at 3:17 am? Yeah, you’re not over it. »
Un design complice ?
Faut-il incriminer Spotify ? Pour Karl Pineau, coprésident de l’association Les Designers Éthiques, le jugement serait à nuancer : « La privacy semble bien respectée puisque les profils sont privés par défaut, mais si quelqu’un passe son profil en public, il devient possible de suivre son activité. » Autrement dit, le design n’est pas directement fautif, mais il facilite l’ambiguïté. C’est ce que Karl Pineau nomme « la friction désirable » : « À quel point Spotify doit-il freiner cette fonction ? Par exemple, en demandant toutes les X semaines à l’utilisateur s’il souhaite la conserver activée. Ce serait perçu comme une gêne, mais cette gêne peut être nécessaire si la fonction crée une faille. » Des outils comme Stalkify https://stalkify.n1ark.com ou Spotify Stalker https://spotifystalker.azurewebsites.net ont même vu le jour pour exploiter ces données publiques. Souvent très limités dans leurs capacités, ils se basent sur de vieilles playlists publiques, rarement à jour. Mais leur seule existence suffit à illustrer la porosité entre plateforme musicale et outil affectif.
Peut-on vraiment choisir de s’en protéger ? Pas si simple, conclut Karl Pineau : « On peut désactiver la fonction de partage. On peut refuser d’utiliser Spotify. Mais ces refus sont aujourd’hui plus sociaux que techniques. Dire "je ne suis pas sur Spotify" revient à se marginaliser. » Un constat que rejoint la chercheuse Anne Cordier, dans Grandir connecté, où elle décrit des adolescents pleinement conscients des enjeux de surveillance, mais contraints de composer avec les normes sociales numériques. Spotify n’a pas (encore) conçu une fonctionnalité de stalking. Mais il a dessiné les conditions de sa possibilité.
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